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jeudi 9 août 2012

Naomi Klein : La stratégie du choc


Naomi Klein

La stratégie du choc, la montée d’un capitalisme du désastre

Coédition Actes Sud / Leméac

Collection de livres de poche « Babel »




Je suis passé ce matin dans le métro devant l’une des pathétiques unes du Figaro « La France menacée par la récession ». J’ai souri intérieurement et je me suis souvenu d’une autre une du Point : «  La France danse sur un volcan ». J’avais un livre à la main que je venais de lire attentivement au milieu d’une rame de métro sale et hurlante : « La stratégie du choc » de Naomi Klein. Je me suis dit que je devais absolument mettre un extrait de ce formidable livre sur mon modeste blog, afin de vous donner envie de le lire. Je sais que je n’ai pas le droit, mais qu’importe, combien êtes-vous à lire mes rares publications ? Et puis c’est pour une bonne cause. De grâce lisez-le !

Je vous propose de lire une bonne présentation de ce livre en cliquant sur ce lien : Stratégie du choc.


Trouver un extrait n’était pas chose aisée, c’est un gros livre, très documenté. Naomi Klein y traite de ce qu’elle appelle « Le capitalisme du désastre ».


Plutôt que de retenir un passage concernant l’Argentine, le Chili, la Bolivie, la Chine, l’Afrique du Sud, l’Angleterre, la Pologne, la Russie ou l’Iraq, j’ai choisi celui-ci qui concerne le Canada. Vous allez comprendre très vite pourquoi en le lisant.


Extrait du CHAPITRE 12, 

Le ça du capitalisme, (page 395)


Un mois après la conférence organisée par Williamson à Washington, nous eûmes dans mon pays un aperçu du nouvel enthousiasme que suscitaient les « pseudo-crises », même si à l’époque, rares furent ceux qui comprirent que les événements s’inscrivaient dans le cadre d’une stratégie mondiale. En février 1993, la Canada était en proie à une catastrophe financière. C’est du moins ce que laissaient croire les journaux et les émissions de télévision. « Crise de la dette à l’horizon », proclamait une immense manchette à la une du quotidien national de langue anglaise, The Globe & Mail. Dans une émission spéciale présentée par une chaine nationale, on entendit ceci : " Des économistes prévoient que, d’ici un an ou deux, peut-être moins, le sous-ministre des Finances du Canada annoncera au conseil des ministres que le pays a épuisé ses possibilités de crédit. […] Nos vies seront radicalement transformées. "

L’expression " mur de la dette " entra soudain dans notre vocabulaire. Le message ? Les Canadiens menaient une existence en apparence confortable et paisible, mais le pays vivait nettement au-dessus de ses moyens. Bientôt, de puissantes firmes de Wall Street, comme Moody’s et Standard and Poor’s, réduiraient de façon draconnienne la cote de crédit parfaite (triple A) du Canada. Dans un tel cas, les investisseurs hypermobiles, affranchis par les nouvelles règles de la mondialisation et du libre échange, retireraient leur argent du Canada et le placeraient ailleurs. La seule solution, nous dit-on, consistait à sabrer dans les programmes comme l’assurance chômage et les services de santé. Evidemment le parti libéral au pouvoir s’empressa d’obtempérer, même si peu de temps auparavant, il avait été élu en promettant de créer des emplois (la politique « vaudou » version canadienne).

Deux ans après le paroxysme  de cette hystérie du déficit, la journaliste Linda McQuaig montra de façon décisive que le sentiment d’urgence avait été créé de toutes pièces et exploité par une poignée de think tanks financés par les plus grandes banques et sociétés du Canada, en particulier l’institut C.D.Howe et l’Institut Fraser (que Milton Friedman avait toujours activement soutenu). Le Canada était effectivement aux prises avec un déficit, mais ce dernier n’était pas causé par les dépenses affectées à l’assurance chômage et à d’autres programmes sociaux. Selon Statistiques Canada, il était plutôt attribuable à des taux d’intérêts élevés qui avaient fait exploser la valeur des sommes dues, un peu comme le choc Volcker avait entrainé une hausse vertigineuse de l’endettement des pays en voie de développement dans les années 1980. Au siège social de Moody’s, à Wall Street, McQuaig s’entretint avec Vincent Truglia, l’analyste en chef chargé de l’établissement de la cote de crédit du Canada, qui lui fit une révélation sensationnelle : les banquiers et les cadres des grandes sociétés canadiennes exerçaient constamment des pressions sur lui pour qu’il délivrât de sombres pronostics sur l’état des finances du pays, ce à quoi il s’était toujours refusé : en effet, le Canada représentait à ses yeux un investissement stable et d’excellente qualité. « Parmi tous les pays dont je m’occupe, c’est le seul dont les ressortissants demandent régulièrement une rétrogradation plus marquée de la cote de crédit. Ils estiment que la cote de crédit du Canada est trop élevée. » Truglia recevait des coups de fil de la part de représentants d’autres pays qui jugeaient leur cote trop faible. « Les Canadiens, eux, déprécient leur pays beaucoup plus que les étrangers. »

La raison était que, pour le monde de la finance au Canada, la « crise du déficit » constituait une arme revêtant une importance critique dans une véritable bataille rangée. A l’époque où Truglia recevait ces coups de fil bizarres, on avait lancé une campagne en règle visant à pousser le gouvernement à réduire les impôts en comprimant les sommes affectées aux programmes sociaux, dans les domaines de la santé et de l’éducation en particulier. Puisque ces programmes avaient l’appui d’une vaste majorité de Canadiens, la seule façon de justifier de telles mesures était de faire planer la menace d’un effondrement économique national – d’une crise en bonne et due forme. Mais comme Moody’s s’entêtait à accorder au Canada la cote de crédit la plus haute possible – l’équivalent d’une note de A++ -, il n’était guère facile de maintenir une ambiance apocalyptique.

Pendant ce temps, des messages contradictoires plongeaient les investisseurs dans la perplexité : Moody’s n’avait que des éloges pour le Canada, tandis que la presse canadienne qualifiait l’état des finances de catastrophique. Truglia, irrité par les données hautement politisées en provenance du Canada – lesquelles semblaient mettre en doute ses propres évaluations -, émit, geste extraordinaire, un « commentaire spécial » dans lequel il précisait que les dépenses du Canada n’étaient pas « incontrôlées »,. Il réserva même quelques coups voilés aux calculs spécieux des think tanks néolibéraux. « Les auteurs de certains rapports récents ont grossièrement surévalué la dette financière du Canada. Parfois, on y trouve des chiffres comptés en double ; dans d’autres, on effectue des comparaisons internationales inadéquates. […] Ces mesures inexactes expliquent peut-être les évaluations exagérées du problème de la dette du Canada. » Après la parution du rapport spécial de Moody’s, on se passa le mot : il n’y a pas de « mur de la dette » au Canada. La communauté des affaires fut piquée au vif. « J’ai reçu au moins un coup de fil […] de quelqu’un d’une très grande institution financière du Canada, et je me suis fait engueuler comme du poisson pourri. Du jamais vu. »

Lorsque les Canadiens apprirent que la « crise du déficit » avaient été montée de toutes pièces par des think tanks financés par de grandes sociétés, il était trop tard – les compressions avaient été effectuées et on n’y pouvait plus rien. Conséquence directe de toute cette affaire, les programmes sociaux destinés aux chômeurs du pays furent radicalement réduits, et ils ne furent pas augmentés par la suite, malgré des années de surplus budgétaires. Au cours de cette période, on eut à de nombreuses occasions recours à la stratégie de la crise. En septembre 1995, dans une bande vidéo fournie sous le manteau à la presse canadienne, on vit John Snobelen, ministre de l’éducation de l’Ontario, affirmer, à l’occasion d’une réunion de fonctionnaires tenue à huis clos, qu’il fallait créer un climat de panique avant d’annoncer des compressions dans le domaine de l’éducation et d’autres mesures impopulaires. Il convenait de laisser filtrer des informations donnant à redouter une situation si sombre qu’ »il préférait ne pas en parler ». Il s’agissait, dit-il, de « créer une crise utiles ».



Je suis désolé mais je ne puis résister à l’envie de vous donner à lire les quelques paragraphes qui suivent.


« Fraudes statistiques à Washington » (page 399)

A partir de 1995, dans la plupart des démocraties occidentales, le discours politique était saturé d’allusions à la dette et à un effondrement économique imminent. On réclamait des compressions plus draconiennes et des privatisations plus ambitieuses. Pendant ce temps-là, les think tanks de Friedman brandissaient le spectre de la crise. Les institutions financières les plus puissantes de Washington étaient disposées à faire croire à l’existence d’une crise grâce à la manipulation des médias, certes, mais elles prenaient aussi des mesures concrètes pour créer des crises bien réelles. Deux ans après les observations de Williamson, d’après lequel on pouvait « attiser » les crises, Michael Bruno, économiste en chef (économie du développement) à la banque mondiale, reprit des propos identiques, une fois de plus sans attirer l’attention des médias. Dans une communication présentée devant l’Association internationale des sciences économiques, à Tunis, en 1995, et dont le texte fut publié plus tard par la Banque mondiale, Bruno déclara devant 500 économistes venus de 68 pays que « l’idée selon laquelle une crise suffisamment grave pouvait pousser des décideurs jusque-là récalcitrant à instaurer des réformes susceptibles d’accroître la productivité » faisait l’objet d’un consensus de plus en plus grand nota 18. Bruno cita l’Amérique latine à titre d’  « exemple parfait de crises profondes apparemment bénéfiques » et s’attarda en particulier sur l’Argentine, où, dit-il, le président Menem et son ministre des Finances, Domingo Cavallo, avaient l’art de « profiter du climat d’urgence » pour réaliser d’importantes privatisations. Au cas où l’auditoire n’aurait pas bien compris, Bruno ajouta : « Je tiens à réitérer l’importance d’un thème majeur : l’économie politique des crises graves tend à déboucher sur des réformes radicales aux résultats positifs. »

Dans ce contexte, il affirma que les organisations internationales ne devaient pas se contenter de profiter des crises économiques existantes pour faire avancer le consensus de Washington : elles devaient, à titre préemptif, supprimer l’aide afin que les crises s’aggravent. « Un contrecoup (par exemple une diminution des revenus du gouvernement ou de l’aide étrangère) peut en réalité accroitre le bien-être en raccourcissant l’attente [des réformes]. L’idée que « la situation doit dégénérer avant de s’améliorer » vient naturellement à l’esprit. […] En fait, il est possible qu’un pays se tire mieux d’affaire en faisant face à une grave crise d’hyperinflation qu’en restant embourbé dans une succession de crises moins sévères. »

Bruno admettait que la perspective d’aggraver ou  provoquer un effondrement de l’économie était effrayante  - les salaires des employés de l’état ne seraient pas versés, l’infrastructure se dégraderait -, mais, en bon disciple de l’école de Chicago, il pria instamment les membres de l’auditoire de considérer la destruction comme le premier stade de la création : « Avec l’aggravation de la crise, le gouvernement risque de s’étioler petit à petit, dit-il. Une telle évolution a des effets positifs :au moment de l’adoption de la réforme, le pouvoir des groupes d’intérêts sera peut-être sera peut-être amoindri, et un leader qui préconise une solution à long terme plutôt qu’un rafistolage provisoire a des chances de faire accepter la réforme.»

Les accros de la crise de Chicago étaient assurément lancés dans une fulgurante trajectoire intellectuelle. A peine quelques années plus tôt, ils avaient laissé entendre que l’hyperinflation était susceptible de créer des conditions favorables à l’adoption de politiques de choc. Et voilà qu’un économiste en chef de la Banque mondiale, institution financée à même les impôts des contribuables de 178 pays et ayant le mandat de renforcer et de reconstruire des économies vacillantes, proposait de provoquer délibérément la faillite des Etats pour permettre à ceux-ci de renaitre de leurs cendres.



Alors ? Qu'en pensez-vous ? Cela ne vous rappelle rien ?



Post Scriptum :


Suite à la publication de ce livre en 2007, deux réalisateurs britanniques, Michael Winterbottom et Mat Whitecross ont décidé d’en faire un documentaire à l'aide de nombreuses images d'archive. Le film est sorti en France en 2010.

Vous pouvez le visionner sur Youtube, mais je vous propose de le regarder sur mon autre site, « Transitio », un modeste de site de ma composition consacré à la « Transition »…

Cliquez sur le lien suivant, et bonne visite de Transitio : Stratégie du choc, le film.




jeudi 17 novembre 2011

Comité invisible : "Ingénierie sociale et mondialisation"

Comité invisible : "Ingénierie sociale et mondialisation"





Bon, vraiment, je suis désolé, mais franchement, au risque de paraître parano, il y a vraiment des textes qu’il faut prendre la peine de lire en ce moment, pour tenter de comprendre un peu mieux ce qui se passe.

Celui-ci en fait partie. Il circule sur le web depuis 2007 et tout ce qu’il explique est d’une actualité criante ! J’avais déjà évoqué ce curieux « Comité invisible » dans un précédent article.
Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, depuis 2008, les grands fauves de la révolution néolibérale se lâchent ! Le Hallali retenti dans la jungle des marchés, car bientôt les peuples vont tomber à genoux sous l’effet des coups redoublés de la meute affamée. Le grand dépeçage va bientôt pouvoir commencer. Services sociaux, services publiques, tremblez ! Ecoles et hôpitaux, soyez rentables ou disparaissez ! (Houlà ! je suis en forme là !)

Vous osez vous dire innocents ? « Si ce n’est toi c’est donc ton frère » vous répond le loup ! Et celui-ci de rire à gorge déployée de vous voir prêts à payer les milliards qu’il a perdus en s’enrichissant sur les marchés à vos dépends ! (Mais où vais-je chercher tout ça !)

Rira bien qui rira le dernier ? Alors lisez ce texte, téléchargez-le, faites-vous une opinion.

Le ministre de la réforme de l'état aurait tenu en 2006 ces étonnants propos : « Le problème que nous avons en France, c’est que les gens sont contents des services publics. L’hôpital fonctionne bien, l’école fonctionne bien, la police fonctionne bien. Alors il faut tenir un discours, expliquer que nous sommes à deux doigts d’une crise majeure ». (Source : http://filinfo.joueb.com/news/reforme-de-l-etat-renaud-dutreil-se-lache)

Sommes-nous entrain de rêver, ou bien ce qui nous arrive actuellement est-il planifié, concerté ? Vous pouvez également relire mon ancien article sur Chomsky et son terrible essai « Comprendre le pouvoir » qui raconte comment dans les années 90, les banques américaines avouaient presque candidement, comment elles agissaient pour imposer leurs politiques aux gouvernements. Plus récent, vous pouvez également écouter ce podcast de Susan George sur France Culture : 21-11-2011


Je ne pense pas être un quelconque "neuneu" obsédé par d'obscures théories du complot. Je suis un modeste ingénieur, un honnête père de famille quinquagénaire. Et très sincèrement je trouve presque inquiétant que quelqu'un comme moi en arrive à avoir de tels sujets de réflexions. Mais comme beaucoup, je m'inquiète pour l'avenir, pas le mien, mais celui de mes enfants. Nous vivons une période de transitions : transition énergétique, transition économique, transition sociétale. Nous devons être attentifs si l'on veut que cette transition soit l'opportunité d'une prise de conscience qui puisse nous aider à prendre des décisions positives. Un choix se présente à nous, soit la Grande Régression et l'abandon dans le nihilisme, soit une nouvelle renaissance...

Et n'oublions pas, nous sommes la majorité, les 99% comme on dit actuellement de l'autre côté de l'atlantique ! Nous ne sommes pas obligés de nous laisser tondre comme des moutons apeurés !


Bon après tout ça, si je ne suis pas fiché aux RG, c’est à ne rien y comprendre ! 
Voici à présent un extrait de ce brûlot rédigé par de terribles conspirateurs.  (;=))

La stratégie du choc (Page 6)

L’ingénierie sociale comme travail de reconfiguration d’un donné humain procède toujours en infligeant des chocs méthodiques. En effet, reconfigurer un système pour le rendre plus sûr et prédictible exige au préalable d’effacer son mode de configuration actuel. La réinitialisation d’un groupe humain requiert donc de provoquer son amnésie par un traumatisme fondateur, ouvrant une fenêtre d’action sur la mémoire du groupe et permettant à un intervenant extérieur de travailler dessus pour  la reformater, la réécrire, la recomposer.

L’expression de « stratégie du choc » pour désigner cette méthode de  hacking social a été popularisée par Naomi Klein. Dans  La stratégie du choc : la montée d’un capitalisme du désastre, l’auteure met en évidence l’homologie des modes opératoires du capitalisme libéral et de la torture scientifique telle que théorisée dans les manuels de la CIA (à grands renforts de références psychiatriques sur les thérapies par  le trauma), à savoir la production intentionnelle de chocs régressifs, sous la forme de crises économiques planifiées et-ou de traumatismes émotionnels méthodiques, afin d’anéantir les structures données jusqu’à une table rase permettant d’en implanter de nouvelles.     
                                        
La crise économique actuelle n’échappe évidemment pas à ces grandes manœuvres de refondation par la destruction, qui visent le plus  souvent à centraliser davantage un système pour en simplifier le pilotage. L’économiste F. William Engdahl décrit ainsi sur son blog les tenants et aboutissants d’un phénomène programmé : «Utiliser la panique pour centraliser le pouvoir. Comme je l’expose dans mon prochain livre, Power of Money: The Rise and Decline of the American Century, (Le pouvoir de l’argent : essor et déclin du siècle étasunien), dans toutes les grandes paniques financières aux États-Unis depuis au moins celle de 1835, les titans de Wall Street, surtout la Maison JP Morgan avant 1929, ont délibérément déclenché la panique bancaire en coulisses pour consolider leur emprise sur le système bancaire étasunien.

Les banques privées ont utilisé cette panique pour  contrôler la politique de Washington, notamment la définition exacte de la propriété privée de la nouvelle Réserve fédérale en 1913, et pour consolider leur contrôle sur les groupes industriels comme US Steel, Caterpillar, Westinghouse, etc. En bref, ce sont des habitués de ce genre de guerre financière, qui augmente leur pouvoir. Ils doivent maintenant faire quelque chose de semblable à l’échelle mondiale afin de pouvoir continuer à dominer la finance mondiale, le cœur de la puissance du siècle étasunien. »

On connaît l’histoire du développeur informatique qui diffusait lui-même des virus pour, ensuite, vendre les anti-virus aux propriétaires d’ordinateurs infectés. Dans le champ économique, on parlera aussi de dérégulation ou de  libéralisation pour évoquer par euphémisme ces déstructurations intentionnelles. Naomi Klein en donne de multiples exemples, appuyés par des réflexions théoriques de Milton Friedman, qui toutes convergent dans le dessein de détruire les économies locales, nationales ou d’échelle encore inférieure, en les dérégulant et libéralisant, pour les re-réguler en les plaçant sous tutelle d’entreprises multinationales privées ou d’organisations transnationales telles que le Fonds Monétaire International (FMI). Il s’agit à chaque fois de faire perdre à une entité sa souveraineté, son self-control, pour la mettre sous un contrôle extérieur. L’obstacle majeur de ce processus est le niveau de santé de l’entité, synonyme en politique de son niveau d’autonomie et de souveraineté, qui résiste naturellement à cette tentative de reconfiguration par une prise de contrôle extérieur, cette « OPA hostile », ressentie comme une aliénation et une transgression de son intégrité. La violence des chocs infligés sera à la mesure du niveau de santé et de souveraineté de l’entité, son niveau de résistance.

En outre, dans un cadre d’ingénierie sociale, il n’est pas nécessaire que les chocs infligés soient toujours réels ; ils peuvent se dramatiser uniquement dans le champ des perceptions. Les chocs méthodiques peuvent donc relever du canular et de l’illusion purs, ou encore entremêler réel et illusion, comme le note Alain Minc dans Dix jours qui ébranleront le monde : « Seul un évènement traumatique nous réveillera, tant l’effet du 11 septembre 2001 s’est évanoui. Ce peut être une fausse alerte à Londres, l’apparition d’un cybervirus susceptible de bloquer les réseaux informatiques mondiaux, ou pire le geste d’un psychopathe s’estimant lui-même à l’aune du nombre de ses victimes. Les démocraties n’anticipent jamais mais elles réagissent. L’opinion interdit en effet les mesures préventives qui bousculeraient la vie quotidienne mais elle accepte les décisions qui suivent un événement traumatique. Rien ne serait mieux, pour nous mettre en alerte, qu’un gigantesque canular, dès lors qu’il aura suscité une panique : un faux chantage nucléaire serait donc de bonne pédagogie. »

La conduite du changement

La résistance au changement, tel est le problème principal à surmonter en ingénierie sociale. La question qui se pose toujours au praticien est « Comment provoquer le moins de résistance à mon travail de reconfiguration, comment faire en sorte que les chocs infligés ne provoquent pas une réaction de rejet ? ». Donc comment faire accepter le changement, et si possible comment le faire désirer, comment faire adhérer aux chocs et au reformatage qui s’en suit ? Comment faire aimer l’instabilité, le mouvement, la précarité, le « bougisme » ? Bref, comment inoculer le syndrome de Stockholm à des populations entières ? Un prélude consiste à préparer les esprits en faisant la promotion dans l’espace public de mots-clés tels que « nomadisme », « dématérialisation », « déterritorialisation », « mobilité », « flexibilité », « rupture », « réformes », etc. Mais ce n’est nullement suffisant. Dans tous les cas, l’attaque directe, dont la visibilité provoque un cabrage réactif contre-productif, doit être abandonnée au profit d’une tactique indirecte, dite de contournement dans le vocabulaire militaire (SunTzu, Clausewitz). 

En termes de management et de sociologie des organisations, cette stratégie du choc indirect est appelée « conduite du changement », ou changement dirigé. Le numéro 645 de l’hebdomadaire  Charlie Hebdo nous rapporte ces propos de Renaud Dutreil, à l’époque ministre de la Fonction publique, tenus le 20 octobre 2004 dans le cadre d’un déjeuner-débat de la Fondation Concorde sur le thème « Comment insuffler le changement ? » : « Comme tous les hommes politiques de droite, j’étais impressionné par l’adversaire. Mais je pense que nous surestimions considérablement cette force de résistance. Ce qui compte en France, c’est la psychologie, débloquer tous ces verrous psychologiques… (…) Le problème que nous avons en France, c’est que les gens sont contents des services publics. L’hôpital fonctionne bien, l’école fonctionne bien, la police fonctionne bien. Alors il faut tenir un discours, expliquer que nous sommes à deux doigts d’une crise majeure, c’est ce que fait très bien Michel Camdessus, mais sans paniquer les gens, car  à ce moment-là, ils se recroquevillent comme des tortues… »

La méthode illustrée par ces propos résume à elle seule l’esprit de l’ingénierie sociale : faire changer un groupe alors qu’il n’en éprouve pas le besoin puisque, globalement, ça marche pour lui ; et la méthode proprement dite : la dysfonction intentionnelle de ce qui marche bien mais que l’on  ne contrôle pas pour le remplacer par quelque chose que l’on contrôle ; en l’occurrence,  la destruction de services publics qui marchent bien mais qui échappent à la spéculation et au marché pour les remplacer par des services privatisés et sur fonds spéculatifs. 

Pour ne parler que de la France, ce pays est, depuis la prise de pouvoir du gouvernement Sarkozy, l’objet d’une destruction totale, méthodique et méticuleuse, tant de ses structures sociales que politiques et culturelles, destruction accompagnée d’un gros travail de fabrique du consentement de sa population à une  dégradation sans précédent de ses conditions de vie afin de les aligner sur celles de la mondialisation libérale. Par le passé, une destruction d’une telle ampleur, à l’échelle d’une  nation, nécessitait un coup d’état ou une invasion militaire. Ses responsables étaient accusés des crimes de Haute trahison et d’Intelligence avec l’ennemi. (Ce que l’exécutif semble effectivement craindre, une révision de février 2007 du statut pénal du chef de l’État ayant abandonné l’expression de Haute trahison pour celle de « manquements à ses devoirs  manifestement incompatibles avec l’exercice de son mandat ».) De nos jours, une conduite du changement bien menée réalise la même chose qu’un putsch ou qu’une guerre mais sans  coup férir, par petites touches progressives et graduelles, en segmentant et individualisant la population impactée, de sorte que la perception d’ensemble du projet soit brouillée et que la réaction soit rendue plus difficile. Ainsi, Denis Kessler, ancien vice-président du Mouvement des Entreprises de France (MEDEF), écrivait dans le magazine Challenges en octobre 2007 : « Le modèle social français est le pur produit du Conseil national de la Résistance. Un compromis entre gaullistes et communistes. Il est grand temps de le réformer,  et le gouvernement s’y emploie. Les annonces successives des différentes réformes par le gouvernement peuvent donner une impression de patchwork, tant elles paraissent variées, d’importance inégale, et de portées diverses : statut de la fonction publique, régimes  spéciaux de retraite, refonte de la Sécurité sociale, paritarisme... À y regarder de plus près, on constate qu’il y a une profonde unité à ce programme ambitieux. La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ! »

D’autres appellations peuvent encore qualifier cette méthode : stratégie de tension, pompier pyromane, ordre à partir du chaos, destruction créatrice, ou encore la trilogie problème-réaction-solution. Kurt Lewin et Thomas Moriarty, deux fondateurs de la psychologie sociale, ont théorisé cette méthode en  trois temps dans l’articulation entre ce qu’ils ont appelé « effet de gel » et « fluidification ». L’effet de gel qualifie la tendance spontanée de l’être humain à ne pas changer ses habitudes et ses structures internes de fonctionnement, à entretenir son « habitus » dirait Bourdieu, tendance qui se trouve au fondement de toute culture et de toute tradition comme ensemble d’habitudes ordonnées propres à un groupe et transmises à l’identique entre générations. La fluidification désigne l’action extérieure au groupe consistant à jeter le trouble dans sa culture et ses traditions, créer des tensions dans le but de déstructurer ses habitudes de fonctionnement et de disloquer ce groupe à plus ou moins brève échéance. Affaibli et  vulnérable, ses défenses immunitaires entamées et son niveau de souveraineté abaissé, le  groupe peut alors être reconstruit sur la base de nouvelles normes importées, qui implantent un type de régulation exogène permettant d’en prendre le contrôle de l’extérieur.


La célèbre phrase de Jean Monnet, un des pères fondateurs de l’Union Européenne, « Les hommes n’acceptent le changement que dans la  nécessité et ils ne voient la nécessité que dans la crise » pourrait servir de maxime à tous les ingénieurs sociaux. Une conduite du changement bien menée consiste ainsi en trois étapes : fluidifier les structures « gelées » du groupe par l’injection de facteurs de troubles et d’éléments perturbateurs aboutissant à une crise — c’est l’étape 1 de la création du problème, la destruction intentionnelle ou « démolition contrôlée » ; cette déstabilisation provoque inévitablement une réaction de désarroi dans le groupe — c’est l’étape 2, dont la difficulté consiste à doser avec précaution les troubles provoqués, une panique totale risquant de faire échapper le système au contrôle de l’expérimentateur ; enfin, l’étape 3, on apporte une solution de re-stabilisation au groupe, solution hétéronome que le groupe accueillera avec enthousiasme pour calmer son angoisse, sans se rendre compte que, ce faisant, il s’est livré à une ingérence extérieure.


Stratégie du choc disent-ils ?
Rendons à César... je veux dire Naomie, ce qui lui appartient.
Je rédigerai un prochain article sur ce livre écrit par Naomie Klein, que bien sûr j'ai lu.
En attendant pourquoi ne pas regarder ce documentaire ?




P. S. : Le problème, c'est de se croire seul, seul à penser ce que l'on pense. Tout peut changer à partir du moment où l'on commence à se rendre compte qu'une multitude de gens pensent comme vous, peut-être un jour la majorité, qui sait ? Voilà pourquoi j'observe avec attention sur twitter et sur le Net l'évolution de ces mouvements comme les indignés, We are the 99%, Occupy Wall Street, London, etc...



2ème P.S. : Bon, c'est promis, je reviens à la littérature dans mes prochains articles (;=))