dimanche 8 décembre 2013

Isabelle Sorente : Addiction générale

Addiction générale


Un essai d'Isabelle Sorente publié chez Jean-Claude Lattes

Cet article est probablement le dernier que je publierai avant longtemps dans ce blog-notes. Peut-être même est-ce le tout dernier.
(Article mis à jour le 08/11/16, avec un podcast à écouter en fin de page)



Isabelle Sorente est pour moi une vraie rencontre littéraire. Je l'ai découverte alors que j'écoutais distraitement une émission de télé passant à une heure tardive et j'ai été sidéré par l'intelligence et la profondeur de chacune de ses interventions.
Le soir même, j'ai fait une recherche sur elle, puis j'ai commandé deux de ses livres, son dernier roman intitulé "180 jours" et cet essai "Addiction générale" traitant de la dépendance de notre société au calcul.

Si vous lisez quelques-uns des articles de mon autre site "Transitio", vous comprendrez à quel point le sujet de cet essai d'Isabelle Sorente a pu m’interpeller (Voir par exemple cet article sur le "2ème monde" ou celui-ci "Watzlawick, Nietzsche et la modélisation des systèmes").

J'ai lu son roman, 180 jours, d'une seule traite en un week-end. Je lis peu de romans ces derniers temps, celui-ci m'a changé. Lorsque l'on a le rare bonheur de lire un excellent livre, on passe par deux phases ; la première, lorsque l'on entre dans le livre, la seconde quand le livre est entré en nous. Une fois qu'il est en nous, le livre fait partie de ce que nous sommes, de ce que nous pensons, il nous a changé.

Mise à jour au 08/11/2016 :


Je vous invite à écouter le podcast d'une émission d'Alain Finkielkraut, diffusée dimanche dernier sur France Culture. Le sujet traité était la condition animale dans la littérature et il avait eu l'excellente idée d'inviter Isabelle Sorente. Vous pouvez écouter ce passionnant débat, grâce au lien qui se trouve en bas de cette page. (Vous ne serez pas déçu(e))


Quant à cet essai "Addiction générale", il aurait pu avoir comme sous-titre, "Essai sur la compassion". Le thème de la compassion semble être au cœur de l'oeuvre d'Isabelle Sorente. Sa description de notre société régie par la loi du chiffre est d'une lucidité implacable. Elle démontre comment peu à peu le dogme de la performance nous fait nous comporter en machines, comment peu à peu, nous devenons inhumains...


C'est une chance de pouvoir découvrir un auteur comme Isabelle Sorente. 

Ne vous privez pas de la lumière que sa pensée vous apportera.

Achetez ses livres et lisez-les !


Extrait du chapitre Liberté de circulation et diversité
(Pages 115 à 123)

L’illusion fusionnelle

La diversité naît de la mise à distance, voilà ce qui épouvante le calculateur en nous, voilà ce qu’il se refuse. Le romantisme ne pouvait qu’accompagner la révolution industrielle, et la soumission de l’individu au rythme accéléré de la performance. L’homme de calcul est par nécessité romantique. Plus l’environnement impose pour survivre que l’individu simplifie sa pensée, raisonne par algorithmes, qu’il fonctionne, assis dix heures par jour, l’œil rivé sur un écran, plus la privation émotionnelle devient insupportable et le besoin d’éprouver quelque chose, vite, fort, n’importe quoi, se fait sentir. Pour l’addict, l’Autre, inaccessible, désiré, détestable, fatalement décevant, ne peut qu’effacer tous les autres, c’est-à-dire se confondre à moi, d’une façon positive puis négative, en devenant le récipiendaire de mes projections indésirable. La fusion est la seule forme d’amour que le dépendant reconnaisse, puisqu’il ne peut se détacher. Mais la fusion comme épisode de l’histoire d’amour en continue la préhistoire, la phase de conception, comme la fusion du nouveau-né avec la mère ou l’obsession surnaturelle du scientifique pour une idée, elle ne saurait se suffire à elle-même : elle doit déboucher sur une naissance. Dans un monde d’addiction, l’amour ne peut qu’avorter. Ce n’est pas la fusion provisoire avec l’Autre que l’addict recherche, mais l’effacement permanent des autres par un autre. Garant de ma jouissance, de ma sécurité affective ou matérielle, l’Autre est celui qui calcule comme moi, celui dont les intérêts sont compatibles avec les miens. La fusion me confond à l’Autre, avant de le reléguer dans la masse indistincte des autres, à compter du moment où ses calculs diffèrent des miens ; en témoignent ces annonces sur Meetic, où des hommes romantiques cherchent le grand amour avec une femme non-fumeuse, où des jeunes femmes réclament un engagement avant la rencontre, sur la foi de quelques lignes décrivant leurs loisirs et la couleurs de leurs yeux, comme une publicité vantant les options d’un modèle de voiture, le tout se concluant par don Juans, s’abstenir. La quête de l’assurance crie la détresse du calculateur, qui ne cesse d’appeler les autres au secours. Mais la fusion n’est qu’un piège, un shoot émotionnel inscrit dans le cycle de la dépendance, l’Autre reste calcul, il restera mirage : la fusion tue l’amour.

La fusion n’est pas seulement contraire à la compassion, elle est ce qui s’y oppose le mieux, le mirage le plus séduisant, le plus trompeur, et aussi le plus violent. Dans un monde glacé et aseptisé, qui voudrait renoncer à la passion, au grand amour ? Mais la fusion n’est pas l’amour, la raison n’est pas le calcul : les deux impostures vont de pair. Parce que la maîtrise des chiffres procure l’illusion de dominer la réalité, l’homme de calcul éprouve l’effroi de ne rien ressentir et la nécessité prédatrice de retrouver un sentiment, dont l’Autre est à la fois la proie et le prétexte. Ce n’est pas la moindre conséquence de notre addiction hypermoderne de rendre l’amour impossible. Mais si le mirage de la fusion me prive aussi de compassion, il réduit à néant ma seule chance de retrouver la raison et de tenir l’hallucination désastreuse à distance. Celui qui veut exercer sa liberté de circulation se trouve donc tôt ou tard devant la nécessité de ne pas confondre fusion et amour, et de renoncer radicalement à cette confusion.


Fusion à plusieurs

La loi du chiffre repose à la fois sur la répression des émotions et sur leur assouvissement dans l’ivresse fusionnelle, qui va de l’obsession sentimentale à la grande communion de la fusion à plusieurs. L’ivresse peut durer plusieurs semaines après une catastrophe, comme dans le cas du tsunami de 2004 ou du tremblement de terre d’Haïti, ou se perpétuer à des dates anniversaires grâce à des cérémonies de type téléthon. Le concept de Téléthon, venu de la contraction du mot « télévision » et « marathon », est apparu aux Etats-Unis après la guerre, pour désigner un programme de longue durée, destiné à récolter des fonds pour une œuvre de charité. Le montant des dons, affiché sur un compteur, apparait en temps réel sur l’écran. Mais est-ce un don ou l’achat d’un ticket d’entrée, valable pour la décharge d’émotion collective ? Réduit à l’impuissance, blessé par la catastrophe ou la maladie, le corps de l’autre sert de faire-valoir à mes sentiments retrouvés, il devient le prétexte d’une émotion partagée avec mes semblables dont lui, l’autre, ne fait pas partie. A peine la fusion cesse, à peine l’écran s’éteint que le prétexte disparait. On pourrait soutenir qu’aider pour une mauvaise raison est encore préférable à ne pas aider du tout, qu’il faut parfois ruser pour servir une juste cause. Cela était peut-être vrai dans les années 1950, lors de l’invention du téléthon. Mais soixante ans plus tard, l’hallucination a gagné du terrain.  La distance nécessaire au surgissement de l’altérité devient de plus en plus difficile à préserver. Avec la possibilité de rester connecté en permanence, chez soi, au bureau, dans les transports, le mirage de la fusion gagne l’amitié, jusqu’ici épargnée par le romantisme. Les utilisateurs fréquents des réseaux sociaux consacrent plus de trois heures quotidiennes à Internet, ce qui correspond au temps passé autrefois devant la télévision. Au-delà de son utilité et de sa réalité informatique, le réseau matérialise un rêve d’addict, le désir de fusion permanente qui seule peut compenser la restriction des émotions engendrée par l’imitation de la machine.

La compassion suppose que je sois libre de plonger mon regard en moi-même. C’est ce regard qui est détourné, l’introspection qui devient impossible, lors des grandes démonstrations d’ivresse fusionnelle. A supposer que l’exploitation d’images de souffrance se justifie, à supposer que j’accepte d’une communauté soumise à la loi du calcul qu’elle use de mon état de manque émotionnel, manipule les sentiments qu’elle interdit d’examiner, à supposer que je me contente d’une décharge de bonté collective carnavalesque et d’aveuglement le reste du temps, dans le seul but d’aider mes semblables, quand bien même je serais capable d’une pareille abnégation, je ne peux oublier le compteur, qui transforme le don en chiffre. Le compteur prouve le mirage : sous couvert de bons sentiments, l’hallucination m’attache à elle. Le calcul détourne l’émotion avant même que je l’éprouve. L’empathie est provoquée, mais l’acte d’échange n’a pas lieu. En vérité, je ne suis pas libre de me mettre à la place de personne. La silhouette dans les décombres, le corps dans un fauteuil roulant appartiennent d’abord à une victime, du hasard ou de la maladie : je ne suis pas comme elle, comme le suggèrent certains discours habiles, je suis privilégiée, c’est-à-dire, d’une autre espèce. Ceux qui maitrisent le calcul ne peuvent être frappés par le hasard, voilà ce qu’n filigrane on me prie de croire, sous prétexte d’une culpabilité de bon aloi. Plus augmente le montant des dons, suivi en temps réel, plus le chiffre m’attache à la communauté d’intérêts de mes semblables, et m’éloigne de la vulnérabilité de ceux dont je vais pouvoir oublier l’existence. Et croyant avoir ressenti quelque chose, je demeure inexplicablement avide, en manque d’émotions fortes, plus vulnérable encore au prochain débordement. Plus attachée à l’illusion que me procurent les chiffres.


Détachement et fraternité

L’épreuve de la sobriété consiste à trouver la juste distance. Trop loin, l’autre n’existe pas plus qu’un passant sans visage. Confondu à moi, nous nous perdons ensemble dans le délire fusionnel. A la distance de la compassion, l’autre devient les autres, la multiplicité rayonne. Entre l’addiction et moi se crée un espace que je deviens libre de repeupler ; constater l’existence de cet espace, c’est se détacher.

Souvent associé aux philosophies orientales ou au discret sourire des statues de Bouddha, le mot « détachement » effraie, l’esprit occidental y soupçonne un manque d’amour ou une froide indifférence, tant nous sommes conditionnés pour confondre amour et fusion. Mais le détachement d’une addiction, loin de mener à l’indifférence, conduit à la fraternité : je reconnais l’autre comme moi, sans pour autant le confondre à moi. Des trois valeurs de la devise républicaine, la fraternité est la plus opposée à la loi du chiffre, en même temps qu’elle rend possible la liberté et l’égalité. La liberté n’est qu’un leurre, si je ne suis pas libre de me mettre à la place de l’autre, elle se borne à choisir des options, et encore, un bandeau sur les yeux. L’égalité naît de l’absence de frontières : nous sommes égaux comme prétextes renouvelés d’un mouvement qui nous dépasse, comme les points d’un cercle dont le centre est partout. De la reconnaissance d’un mouvement plus grand que soi, l’addict tire un dieu ou le nihilisme. Mais la raison qui s’exerce à travers l’autre ne peut renier la taille humaine. Il n’est pas anodin que les groupes de rétablissement, ou les toxicomanes partagent les épreuves de la sobriété, se nomment des fraternités. La liberté comme l’égalité naissent de la fraternité, c’est-à-dire du détachement, opposé à l’alternance de froideur calculatrice et de passion fusionnelle.

Le détachement est une valeur rationnelle manquante, il ne nécessite pas de produire une chose ou de la consommer. Il suppose au contraire de créer de l’espace. Parce qu’il s’oppose à la loi de la performance, à l’imitation de la machine, le détachement crée un point ou l’endurcissement ne prend pas, un point tendre qui se confond à l’instant de lucidité, où le mirage ne prend plus. Le détachement est tendre, ou il n’est pas réel. Il ne peut se comprendre dans la perspective d’un calcul, sans quoi il perd sa valeur rationnelle et devient un prétexte pour s’endurcir davantage. Ne t’attache pas. Voilà ce que les producteurs répètent aux salariés des élevages industriels, où les employés sont censés abattre eux-mêmes les animaux les moins performants. Voilà ce que l’on apprend aux conseillers de clientèles de banques, et pour être plus sûrs encore qu’ils ne s’attacheront pas au mauvais client, qu’ils laisseront le logiciel faire son travail et calculer automatiquement le montant du découvert, les conseillers changent d’agences au bout de trois ans : le temps que le lien ne se crée pas. Nothing personnal, business as usual, voilà la devise du calculateur, celle qui justifie l’atteinte à l’individu, du moment qu’elle conduit au meilleur résultat. Que des salariés soient déplacés, mis à la retraite anticipée ou licenciés n’est jamais personnel. Comment expliquer alors qu’ils le prennent personnellement ? C’est que sous prétexte de détachement, on procède à l’effacement de l’individu, de ses affects et son histoire, plus encore, on lui demande d’effacer lui-même ces affects et cette histoire, de les effacer de son plein gré, comme le disque dur de son ordinateur de bureau. Celui qui réclame une vérité personnelle, car c’est encore réclamer son statut d’individu que d’admettre sa souffrance, est jugé irrationnel. L’impératif « Ne t’attache pas » signifié à ceux qui sont confrontés à n’importe quelle forme de violence ne suppose pas le détachement mais, au contraire, l’attachement sans réserve au discours qui rend la situation tolérable. Quand le discours ne prend plus, la violence qu’il servait à contenir se libère et se retourne contre l’individu. Les militaires de retour d’Irak, les éleveurs confrontés à des crises sanitaires, la reine du X qui subit l’indifférence et le mépris facile après avoir incarné une déesse du sexe, le conseiller financier frappé de dépression nerveuse parce qu’on lui a fait miroiter un métier de contacts humains dont justement le contact est banni, tous les soldats ordinaires qui encaissent avec le sourire sont vulnérables au retournement de violence, qui suit l’effondrement de l’impératif « Ne t’attache pas ». Qu’elle soit tacite ou assumée, cette sommation ne veut dire qu’une chose, efface tout ce que tu es devant la loi du résultat : Ne t’attache qu’aux chiffres.



samedi 19 octobre 2013

Victor Hugo : Ainsi les plus abjects, les plus vils.

"Ainsi les plus abjects, les plus vils"

Poème de Victor Hugo extrait du recueil "Les châtiments" écrit le 4 Mai 1853 depuis son exil de Jersey.


Je suis tombé par hasard sur ce texte, tandis que je cherchais un lien hypertexte à mettre sur le mot "vil" dans la mise à jour d'un article de mon site Transitio.net.

Je tentais d'évoquer dans cet article mon découragement d'un soir, quant à l'impuissance grandissante des mots et de la raison, lorsqu'il s'agit de débattre avec des partisans du Front National. J'avais le sentiment étrange que le monde de 1984 avec le vocabulaire réduit de son novlangue était à présent instauré.

Assurément, mon idée de la France n'a rien à voir avec celle que véhicule le Front National. Ceux qui me connaissent savent ma passion de la Révolution Française, la vraie, celle de 1792. Mon idée de la France est plus grande, plus belle, plus généreuse, plus universelle que celle du FN. Elle n'a rien à voir avec le remugle mortifère que l'hydre femelle de ce parti instille dans le corps souffrant de notre société malade.


Lisez ce poème terrible de Victor Hugo. Il est beau et terrible.



Ainsi les plus abjects, les plus vils, les plus minces
Vont régner ! ce n'était pas assez des vrais princes
Qui de leur sceptre d'or insultent le ciel bleu,
Et sont rois et méchants par la grâce de Dieu !
Quoi ! tel gueux qui, pourvu d'un titre en bonne forme,
À pour toute splendeur sa bâtardise énorme,
Tel enfant du hasard, rebut des échafauds,
Dont le nom fut un vol et la naissance un faux,
Tel bohème pétri de ruse et d'arrogance,
Tel intrus entrera dans le sang de Bragance,
Dans la maison d'Autriche ou dans la maison d'Est,
Grâce à la fiction légale is pater est,
Criera : je suis Bourbon, ou : je suis Bonaparte,
Mettra cyniquement ses deux poings sur la carte,
Et dira : c'est à moi ! je suis le grand vainqueur !
Sans que les braves gens, sans que les gens de coeur
Rendent à Curtius ce monarque de cire !
Et, quand je dis : faquin ! l'écho répondra : sire !
Quoi ! ce royal croquant, ce maraud couronné,
Qui, d'un boulet de quatre à la cheville orné,
Devrait dans un ponton pourrir à fond de cale,
Cette altesse en ruolz, ce prince en chrysocale,
Se fait devant la France, horrible, ensanglanté,
Donner de l'empereur et de la majesté,
Il trousse sa moustache en croc et la caresse,
Sans que sous les soufflets sa face disparaisse,
Sans que, d'un coup de pied l'arrachant à Saint-Cloud,
On le jette au ruisseau, dût-on salir l'égout !

— Paix ! disent cent crétins. C'est fini. Chose faite.
Le Trois pour cent est Dieu, Mandrin est son prophète.
Il règne. Nous avons voté ! Vox populi. —
Oui, je comprends, l'opprobre est un fait accompli.
Mais qui donc a voté ? Mais qui donc tenait l'urne ?
Mais qui donc a vu clair dans ce scrutin nocturne ?
Où donc était la loi dans ce tour effronté ?
Où donc la nation ? Où donc la liberté ?
Ils ont voté !

Troupeau que la peur mène paître
Entre le sacristain et le garde champêtre
Vous qui, pleins de terreur. voyez, pour vous manger,
Pour manger vos maisons, vos bois, votre verger,
Vos meules de luzerne et vos pommes à cidre,
S'ouvrir tous les matins les mâchoires d'une hydre
Braves gens, qui croyez en vos foins, et mettez
De la religion dans vos propriétés ;
Âmes que l'argent touche et que l'or fait dévotes
Maires narquois, traînant vos paysans aux votes ;
Marguilliers aux regards vitreux ; curés camus
Hurlant à vos lutrins : Dæmonem laudamus ;
Sots, qui vous courroucez comme flambe une bûche ;
Marchands dont la balance incorrecte trébuche ;
Vieux bonshommes crochus, hiboux hommes d'état,
Qui déclarez, devant la fraude et l'attentat,
La tribune fatale et la presse funeste ;
Fats, qui, tout effrayés de l'esprit, cette peste,
Criez, quoique à l'abri de la contagion ;
Voltairiens, viveurs, fervente légion,
Saints gaillards, qui jetez dans la même gamelle
Dieu, l'orgie et la messe, et prenez pêle-mêle
La défense du ciel et la taille à Goton ;
Bons dos, qui vous courbez, adorant le bâton ;
Contemplateurs béats des gibets de l'Autriche
Gens de bourse effarés, qui trichez et qu'on triche ;
Invalides, lions transformés en toutous ;
Niais, pour qui cet homme est un sauveur ; vous tous
Qui vous ébahissez, bestiaux de Panurge,
Aux miracles que fait Cartouche thaumaturge ;
Noircisseurs de papier timbré, planteurs de choux,
Est-ce que vous croyez que la France, c'est vous,
Que vous êtes le peuple, et que jamais vous eûtes
Le droit de nous donner un maître, ô tas de brutes ?

Ce droit, sachez-le bien, chiens du berger Maupas,
Et la France et le peuple eux-mêmes ne l'ont pas.
L'altière Vérité jamais ne tombe en cendre.
La Liberté n'est pas une guenille à vendre,
Jetée au tas, pendue au clou chez un fripier.
Quand un peuple se laisse au piège estropier,
Le droit sacré, toujours à soi-même fidèle,
Dans chaque citoyen trouve une citadelle ;
On s'illustre en bravant un lâche conquérant,
Et le moindre du peuple en devient le plus grand.
Donc, trouvez du bonheur, ô plates créatures,
À vivre dans la fange et dans les pourritures,
Adorez ce fumier sous ce dais de brocart,
L'honnête homme recule et s'accoude à l'écart.
Dans la chute d'autrui je ne veux pas descendre.
L'honneur n'abdique point. Nul n'a droit de me prendre
Ma liberté, mon bien, mon ciel bleu, mon amour.
Tout l'univers aveugle est sans droit sur le jour.
Fût-on cent millions d'esclaves, je suis libre.
Ainsi parle Caton. Sur la Seine ou le Tibre,
Personne n'est tombé tant qu'un seul est debout.
Le vieux sang des aïeux qui s'indigne et qui bout,
La vertu, la fierté, la justice, l'histoire,
Toute une nation avec toute sa gloire
Vit dans le dernier front qui ne veut pas plier.
Pour soutenir le temple il suffit d'un pilier ;
Un français, c'est la France ; un romain contient Rome,
Et ce qui brise un peuple avorte aux pieds d'un homme.


samedi 1 juin 2013

Jean-Jacques Rousseau : Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes



Jean-Jacques Rousseau : "Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes"



J’ai eu, il y a peu de jours, un échange poli sur twitter, avec un quidam qui niait tout droit à l’égalité et qui prétendait que l’égalité se méritait… Je lui ai fait remarquer que son "opinion" était joliment désuète et surtout très anticonstitutionnelle (Liberté, égalité, fraternité, vous vous souvenez ?).

Lorsque quelqu’un vous parle ainsi du mérite, il y a fort à parier qu’il se fait une haute opinion de sa petite personne. Mais c’est surtout la preuve qu’il ignore tout de lui-même.

Parfois, je vous l’avoue, me vient un profond découragement devant la médiocrité et l’odeur nauséabonde de certaines idées qui circulent de nos jours. J’ai l’impression que nous avons fait un prodigieux bond en arrière. Dimanche dernier, par exemple, défilaient dans Paris, des milliers et des milliers de "Versaillais", "Vendéens" et autres clones nostalgiques de l’ancien régime, protestant contre le mariage pour tous. Étaient-ils fâchés parce qu’on les privait d’un droit ? Non-pas, ils étaient en colère parce que l’on accordait un droit à d’autres ! Voici où en est une grande partie de la société française.

Mais comment avons-nous pu en arriver là ? Que peut-il advenir d’une société parvenue dans un tel état de déréliction ? Une misère grandissante et des nantis ayant l’argent en guise de talent qui imposent leur vision malade du monde…

Certains se posaient la même question au 18ème siècle. En ce temps là aussi, il suffisait d’être bien né pour se prévaloir du mérite.

Ces tristes pensées me hantaient, et puis j’ai repensé à Jean-Jacques Rousseau, que j’avais lu 25 ans auparavant. C’est ainsi que j’ai relu cette semaine, dans le métro (mon salon de lecture préféré), son "Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité entre les hommes."

Que puis-je dire de Rousseau pour vous le présenter, qui ne soit pas trop falot, au regard d’un tel génie. Son livre est une petite merveille de la pensée, Rousseau y réfléchit sur les origines de l’homme et de la société. Mais ce faisant, il n’affirme pas dogmatiquement une vérité. Il ne dit pas : « ça s’est passé comme ça, c’est ainsi ». Non, Rousseau assemble des idées, élabore patiemment des concepts, tels que l’homme naturel, la loi naturelle, la société… Ce sont des modèles qu’il fait fonctionner, comme des prototypes d’horloges dont il vérifie l’exactitude. Il le dit lui-même, l’homme naturel, tel qu’il le décrit, n’a probablement jamais existé, mais son modèle permet de penser des modèles plus sophistiqués, comme celui de la société par exemple…

Le mieux est que vous lisiez cet ouvrage en entier (il n'est pas très gros), mais comme il est d’usage sur mon modeste blog-notes, je vous propose tout de même l’extrait ci-dessous. En bas de page, vous pourrez visionner également deux excellentes vidéos extraites des archives de la Radio Télévision Suisse, d’une conférence sur Rousseau (qui était suisse), donnée par un certain M. Guillemin.

Si vous lisez ce livre, surtout n’oubliez pas combien il était incroyablement dangereux à cette époque de défendre de telles idées. Sachez également que Rousseau, au contraire de Voltaire, a refusé toute sa vie, compromissions et surtout pensions. Il a préféré travailler durement et vivre à la limite de la pauvreté, plutôt que de se soumettre à la bienveillance suspecte d’un prince.

La description qu’il fait de l’homme à l’état de nature, naturellement bon parce que n’ayant pas besoin d’être méchant, puis de l’invention de la vie en société, montre avant tout l’impossibilité de revenir en arrière, vers ce « paradis perdu », et démontre la nécessité de toujours se battre pour plus de justice, afin d’éviter que la société ne devienne un enfer.


Encore un mot…


Je serais tenté d’ajouter (c’est presque hors sujet), que l’on ne trouve dans un livre que ce qui est déjà en soi (souvent déposé par d’autres). Raison pour laquelle certains trouvent dans un livre des raisons de haïr, tandis que d’autres dans le même livre trouvent des raisons d’aimer. Je vous invite à découvrir dans ce livre (et dans beaucoup d’autres), le meilleur de vous-même.


Une version "PDF" du livre est accessible par ce lien : Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes.

(Je vous conseille de lire la version en livre de poche, chez folio essais, avec toutes les notes de Rousseau qui sont indispensables pour une meilleure compréhension de certains passages.)



Bonne lecture !

Sur l'origine de l'inégalité, seconde partie, pages 41 à 47 de la version "PDF".


Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu'ils se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou embellir leurs arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers instruments de musique, en un mot tant qu'ils ne s'appliquèrent qu'à des ouvrages qu'un seul pouvait faire, et qu'à des arts qui n'avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu'ils pouvaient l'être par leur nature, et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d'un commerce indépendant : mais dès l'instant qu'un homme eut besoin du secours d'un autre ; dès qu'on s'aperçut qu'il était utile à un seul d'avoir des provisions pour deux, l'égalité disparut, la propriété s'introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu'il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l'esclavage et la misère germer et croître avec les moissons.

La métallurgie et l'agriculture furent les deux arts dont l'invention produisit cette grande révolution. Pour le poète, c'est l'or et l'argent, mais pour le philosophe ce sont le fer et le blé qui ont civilisé les hommes et perdu le genre humain ; aussi l'un et l'autre étaient-ils inconnus aux sauvages de l'Amérique qui pour cela sont toujours demeurés tels ; les autres peuples semblent même être restés barbares tant qu'ils ont pratiqué l'un de ces arts sans l'autre ; et l'une des meilleures raisons peut-être pourquoi l'Europe a été, sinon plus tôt, du moins plus constamment et mieux policée que les autres parties du monde, c'est qu'elle est à la fois la plus abondante en fer et la plus fertile en blé.

Il est très difficile de conjecturer comment les hommes sont parvenus à connaître et employer le fer : car il n'est pas croyable qu'ils aient imaginé d'eux-mêmes de tirer la matière de la mine et de lui donner les préparations nécessaires pour la mettre en fusion avant que de savoir ce qui en résulterait. D'un autre côté on peut d'autant moins attribuer cette découverte à quelque incendie accidentel que les mines ne se forment que dans des lieux arides et dénués d'arbres et de plantes, de sorte qu'on dirait que la nature avait pris des précautions pour nous dérober ce fatal secret. Il ne reste donc que la circonstance extraordinaire de quelque volcan qui, vomissant des matières métalliques en fusion, aura donné aux observateurs l'idée d'imiter cette opération de la nature ; encore faut-il leur supposer bien du courage et de la prévoyance pour entreprendre un travail aussi pénible et envisager d'aussi loin les avantages qu'ils en pouvaient retirer ; ce qui ne convient guère qu'à des esprits déjà plus exercés que ceux-ci ne le devaient être.

Quant à l'agriculture, le principe en fut connu longtemps avant que la pratique en fût établie, et il n'est guère possible que les hommes sans cesse occupés à tirer leur subsistance des arbres et des plantes n'eussent assez promptement l'idée des voies que la nature emploie pour la génération des végétaux ; mais leur industrie ne se tourna probablement que fort tard de ce côté-là, soit parce que les arbres, qui avec la chasse et la pêche fournissaient à leur nourriture, n'avaient pas besoin de leurs soins, soit faute de connaître l'usage du blé, soit faute d'instruments pour le cultiver, soit faute de prévoyance pour le besoin à venir, soit enfin faute de moyens pour empêcher les autres de s'approprier le fruit de leur travail. Devenus plus industrieux, on peut croire qu'avec des pierres aiguës et des bâtons pointus ils commencèrent par cultiver quelques légumes ou racines autour de leurs cabanes, longtemps avant de savoir préparer le blé, et d'avoir les instruments nécessaires pour la culture en grand, sans compter que, pour se livrer à cette occupation et ensemencer des terres, il faut se résoudre à perdre d'abord quelque chose pour gagner beaucoup dans la suite ; précaution fort éloignée du tour d'esprit de l'homme sauvage qui, comme je l'ai dit, a bien de la peine à songer le matin à ses besoins du soir.

L'invention des autres arts fut donc nécessaire pour forcer le genre humain de s'appliquer à celui de l'agriculture. Dès qu'il fallut des hommes pour fondre et forger le fer, il fallut d'autres hommes pour nourrir ceux-là. Plus le nombre des ouvriers vint à se multiplier, moins il y eut de mains employées à fournir à la subsistance commune, sans qu'il y eût moins de bouches pour la consommer ; et comme il fallut aux uns des denrées en échange de leur fer, les autres trouvèrent enfin le secret d'employer le fer à la multiplication des denrées. De là naquirent d'un côté le labourage et l'agriculture, et de l'autre l'art de travailler les métaux et d'en multiplier les usages.

De la culture des terres s'ensuivit nécessairement leur partage, et de la propriété une fois reconnue les premières règles de justice : car pour rendre à chacun le sien, il faut que chacun puisse avoir quelque chose ; de plus les hommes commençant à porter leurs vues dans l'avenir et se voyant tous quelques biens à perdre, il n'y en avait aucun qui n'eût à craindre pour soi la représaille des torts qu'il pouvait faire à autrui. Cette origine est d'autant plus naturelle qu'il est impossible de concevoir l'idée de la propriété naissante d'ailleurs que de la main-d’œuvre ; car on ne voit pas ce que, pour s'approprier les choses qu'il n'a point faites, l'homme y peut mettre de plus que son travail. C'est le seul travail qui donnant droit au cultivateur sur le produit de la terre qu'il a labourée lui en donne par conséquent sur le fond, au moins jusqu'à la récolte, et ainsi d'année en année, ce qui faisant une possession continue, se transforme aisément en propriété. Lorsque les Anciens, dit Grotius, ont donné à Cérès l'épithète de législatrice, et à une fête célébrée en son honneur le nom de Thesmophories, ils ont fait entendre par là que le partage des terres a produit une nouvelle sorte de droit. C'est-à dire le droit de propriété différent de celui qui résulte de la loi naturelle.

Les choses en cet état eussent pu demeurer égales, si les talents eussent été égaux, et que, par exemple, l'emploi du fer et la consommation des denrées eussent toujours fait une balance exacte ; mais la proportion que rien ne maintenait fut bientôt rompue ; le plus fort faisait plus d'ouvrage ; le plus adroit tirait meilleur parti du sien ; le plus ingénieux trouvait des moyens d'abréger le travail ; le laboureur avait plus besoin de fer, ou le forgeron plus besoin de blé, et en travaillant également, l'un gagnait beaucoup tandis que l'autre avait peine à vivre. C'est ainsi que l'inégalité naturelle se déploie insensiblement avec celle de combinaison et que les différences des hommes, développées par celles des circonstances, se rendent plus sensibles, plus permanentes dans leurs effets, et commencent à influer dans la même proportion sur le sort des particuliers.

Les choses étant parvenues à ce point, il est facile d'imaginer le reste. Je ne m'arrêterai pas à décrire l'invention successive des autres arts, le progrès des langues, l'épreuve et l'emploi des talents, l'inégalité des fortunes, l'usage ou l'abus des richesses, ni tous les détails qui suivent ceux-ci, et que chacun peut aisément suppléer. Je me bornerai seulement à jeter un coup d'œil sur le genre humain placé dans ce nouvel ordre de choses.

Voilà donc toutes nos facultés développées, la mémoire et l'imagination en jeu, l'amour-propre intéressé, la raison rendue active et l'esprit arrivé presque au terme de la perfection, dont il est susceptible. Voilà toutes les qualités naturelles mises en action, le rang et le sort de chaque homme établi, non seulement sur la quantité des biens et le pouvoir de servir ou de nuire, mais sur l'esprit, la beauté, la force ou l'adresse, sur le mérite ou les talents, et ces qualités étant les seules qui pouvaient attirer de la considération, il fallut bientôt les avoir ou les affecter, il fallut pour son avantage se montrer autre que ce qu'on était en effet. Être et paraître devinrent deux choses tout à fait différentes, et de cette distinction sortirent le faste imposant, la ruse trompeuse, et tous les vices qui en sont le cortège. D'un autre côté, de libre et indépendant qu'était auparavant l'homme, le voilà Par une multitude de nouveaux besoins assujetti, pour ainsi dire, à toute la nature, et surtout à ses semblables dont il devient l'esclave en un sens, même en devenant leur maître ; riche, il a besoin de leurs services ; pauvre, il a besoin de leur secours, et la médiocrité ne le met point en état de se passer d'eux. Il faut donc qu'il cherche sans cesse à les intéresser à son sort, et à leur faire trouver en effet ou en apparence leur profit à travailler pour le sien : ce qui le rend fourbe et artificieux avec les uns, impérieux et dur avec les autres, et le met dans la nécessité d'abuser tous ceux dont il a besoin, quand il ne peut s'en faire craindre, et qu'il ne trouve pas son intérêt à les servir utilement. Enfin l'ambition dévorante, l'ardeur d'élever sa fortune relative, moins par un véritable besoin que pour se mettre au-dessus des autres, inspire à tous les hommes un noir penchant à se nuire mutuellement, une jalousie secrète d'autant plus dangereuse que, pour faire son coup plus en sûreté, elle prend souvent le masque de la bienveillance ; en un mot, concurrence et rivalité d'une part, de l'autre opposition d'intérêt, et toujours le désir caché de faire son profit aux  dépens d'autrui, tous ces maux sont le premier effet de la propriété et le cortège inséparable de l'inégalité naissante.

Avant qu'on eût inventé les signes représentatifs des richesses, elles ne pouvaient guère consister qu'en terres et en bestiaux, les seuls biens réels que les hommes puissent posséder. Or quand les héritages se furent accrus en nombre et en étendue au point de couvrir le sol entier et de se toucher tous, les uns ne purent plus s'agrandir qu'aux dépens des autres, et les surnuméraires que la faiblesse ou l'indolence avaient empêchés d'en acquérir à leur tour, devenus pauvres sans avoir rien perdu, parce que, tout changeant autour d'eux, eux seuls n'avaient point changé, furent obligés de recevoir ou de ravir leur subsistance de la main des riches, et de là commencèrent à naître, selon les divers caractères des uns et des autres, la domination et la servitude, ou la violence et les rapines. Les riches de leur côté connurent à peine le plaisir de dominer, qu'ils dédaignèrent bientôt tous les autres, et se servant de leurs anciens esclaves pour en soumettre de nouveaux, ils ne songèrent qu'à subjuguer et asservir leurs voisins ; semblables à ces loups affamés qui ayant une fois goûté de la chair humaine rebutent toute autre nourriture et ne veulent plus que dévorer des hommes.

C'est ainsi que les plus puissants ou les plus misérables, se faisant de leur force ou de leurs besoins une sorte de droit au bien d'autrui, équivalent, selon eux, à celui de propriété, l'égalité rompue fut suivie du plus affreux désordre : c'est ainsi que les usurpations des riches, les brigandages des pauvres, les passions effrénées de tous étouffant la pitié naturelle, et la voix encore faible de la justice, rendirent les hommes avares, ambitieux et méchants. Il s'élevait entre le droit du plus fort et le droit du premier occupant un conflit perpétuel qui ne se terminait que par des combats et des meurtres. La société naissante fit place au plus horrible état de guerre : le genre humain avili et désolé, ne pouvant plus retourner sur ses pas ni renoncer aux acquisitions malheureuses qu'il avait faites et ne travaillant qu'à sa honte, par l'abus des facultés qui l'honorent, se mit lui-même à la veille de sa ruine.

Attonitus nûvitate mali, divesque miserque,
Effugere optat opes, et quae modò voverat, odit. 

"Epouvanté d'un mal si nouveau, riche et misérable tout ensemble, il désire échapper à ses richesses, et ce qu'il avait souhaité naguère, il le hait." (Ovide, Métamorphoses, XI, 127)

Il n'est pas possible que les hommes n'aient fait enfin des réflexions sur une situation aussi misérable, et sur les calamités dont ils étaient accablés. Les riches surtout durent bientôt sentir combien leur était désavantageuse une guerre perpétuelle dont ils faisaient seuls tous les frais et dans laquelle le risque de la vie était commun et celui des biens, particulier. D'ailleurs, quelque couleur qu'ils pussent donner à leurs usurpations, ils sentaient assez qu'elles n'étaient établies que sur un droit précaire et abusif et que n'ayant été acquises que par la force, la force pouvait les leur ôter sans qu'ils eussent raison de s'en plaindre. Ceux mêmes que la seule industrie avait enrichis ne pouvaient guère fonder leur propriété sur de meilleurs titres. Ils avaient beau dire : C'est moi qui ai bâti ce mur ; j'ai gagné ce terrain par mon travail. Qui vous a donné les alignements, leur pouvait-on répondre, et en vertu de quoi prétendez-vous être payé à nos dépens d'un travail que nous ne vous avons point imposé ? Ignorez-vous qu'une multitude de vos frères périt, ou souffre du besoin de ce que vous avez de trop, et qu'il vous fallait un consentement exprès et unanime du genre humain pour vous approprier sur la subsistance commune tout ce qui allait au-delà de la vôtre ? Destitué de raisons valables pour se justifier, et de forces suffisantes pour se défendre ; écrasant facilement un particulier, mais écrasé lui-même par des troupes de bandits, seul contre tous, et ne pouvant à cause des jalousies mutuelles s'unir avec ses égaux contre des ennemis unis par l'espoir commun du pillage, le riche, pressé par la nécessité, conçut enfin le projet le plus réfléchi qui soit jamais entré dans l'esprit humain ; ce fut d'employer en sa faveur les forces mêmes de ceux qui l'attaquaient, de faire ses défenseurs de ses adversaires, de leur inspirer d'autres maximes, et de leur donner d'autres institutions qui lui fussent aussi favorables que le droit naturel lui était contraire.

Dans cette vue, après avoir exposé à ses voisins l'horreur d'une situation qui les armait tous les uns contre les autres, qui leur rendait leurs possessions aussi onéreuses que leurs besoins, et où nul ne trouvait sa sûreté ni dans la pauvreté ni dans la richesse, il inventa aisément des raisons spécieuses pour les amener à son but.
« Unissons-nous, leur dit-il, pour garantir de l'oppression les faibles, contenir les ambitieux, et assurer à chacun la possession de ce qui lui appartient. Instituons des règlements de justice et de paix auxquels tous soient obligés de se conformer, qui ne fassent acception de personne, et qui réparent en quelque sorte les caprices de la fortune en soumettant également le puissant et le faible à des devoirs mutuels. En un mot, au lieu de tourner nos forces contre nous-mêmes, rassemblons-les en un pouvoir suprême qui nous gouverne selon de sages lois, qui protège et défende tous les membres de l'association, repousse les ennemis communs et nous maintienne dans une concorde éternelle.»

Il en fallut beaucoup moins que l'équivalent de ce discours pour entraîner des hommes grossiers, faciles à séduire, qui d'ailleurs avaient trop d'affaires à démêler entre-eux pour pouvoir se passer d'arbitres, et trop d'avarice et d'ambition, pour pouvoir longtemps se passer de maîtres. Tous coururent au-devant de leurs fers croyant assurer leur liberté ; car avec assez de raison pour sentir les avantages d'un établissement politique, ils n'avaient pas assez d'expérience pour en prévoir les dangers ; les plus capables de pressentir les abus étaient précisément ceux qui comptaient d'en profiter, et les sages mêmes virent qu'il fallait se résoudre à sacrifier une partie de leur liberté à la conservation de l'autre, comme un blessé se fait couper le bras pour sauver le reste du corps.

Telle fut, ou dut être, l'origine de la société et des lois, qui donnèrent de nouvelles entraves au faible et de nouvelles forces au riche, détruisirent sans retour la liberté naturelle, fixèrent pour jamais la loi de la propriété et de l'inégalité, d'une adroite usurpation firent un droit irrévocable, et pour le profit de quelques ambitieux assujettirent désormais tout le genre humain au travail, à la servitude et à la misère. On voit aisément comment l'établissement d'une seule société rendit indispensable celui de toutes les autres, et comment, pour faire tête à des forces unies, il fallut s'unir à son tour. Les sociétés se multipliant ou s'étendant rapidement couvrirent bientôt toute la surface de la terre, et il ne fut plus possible de trouver un seul coin dans l'univers où l'on pût s'affranchir du joug et soustraire sa tête au glaive souvent mal conduit que chaque homme vit perpétuellement suspendu sur la sienne. Le droit civil étant ainsi devenu la règle commune des citoyens, la loi de nature n'eut plus lieu qu'entre les diverses sociétés, où, sous le nom de droit des gens, elle fut tempérée par quelques conventions tacites pour rendre le commerce possible et suppléer à la commisération naturelle, qui, perdant de société à société presque toute la force qu'elle avait d'homme à homme, ne réside plus que dans quelques grandes âmes cosmopolites, qui franchissent les barrières imaginaires qui séparent les peuples, et qui, à l'exemple de l'être souverain qui les a créés, embrassent tout le genre humain dans leur bienveillance.

Les corps politiques restant ainsi entre eux dans l'état de nature se ressentirent bientôt des inconvénients qui avaient forcé les particuliers d'en sortir, et cet état devint encore plus funeste entre ces grands corps qu'il ne l'avait été auparavant entre les individus dont ils étaient composés. De là sortirent les guerres nationales, les batailles, les meurtres, les représailles qui font frémir la nature et choquent la raison, et tous ces préjugés horribles qui placent au rang des vertus l'honneur de répandre le sang humain. Les plus honnêtes gens apprirent à compter parmi leurs devoirs celui d'égorger leurs semblables ; on vit enfin les hommes se massacrer par milliers sans savoir pourquoi ; et il se commettait plus de meurtres en un seul jour de combat et plus d'horreurs à la prise d'une seule ville qu'il ne s'en était commis dans l'état de nature durant des siècles entiers sur toute la face de la terre. Tels sont les premiers effets qu'on entrevoit de la division du genre humain en différentes sociétés. Revenons à leur institution.

Je sais que plusieurs ont donné d'autres origines aux sociétés politiques, comme les conquêtes du plus puissant ou l'union des faibles, et le choix entre ces causes est indifférent à ce que je veux établir : cependant celle que je viens d'exposer me paraît la plus naturelle par les raisons suivantes : 1. Que dans le premier cas, le droit de conquête n'étant point un droit n'en a pu fonder aucun autre, le conquérant et les peuples conquis restant toujours entre eux dans l'état de guerre, à moins que la nation remise en pleine liberté ne choisisse volontairement son vainqueur pour son chef. Jusque-là, quelques capitulations qu'on ait faites, comme elles n'ont été fondées que sur la violence, et que par conséquent elles sont nulles par le fait même, il ne peut y avoir dans cette hypothèse ni véritable société, ni corps politique, ni d'autre loi que celle du plus fort. 2. Que ces mots de fort et de faible sont équivoques dans le second cas ; que dans l'intervalle qui se trouve entre l'établissement du droit de propriété ou de premier occupant, et celui des gouvernements politiques, le sens de ces termes est mieux rendu par ceux de pauvre et de riche, parce qu'en effet un homme n'avait point avant les lois d'autre moyen d'assujettir ses égaux qu'en attaquant leur bien, ou leur faisant quelque part du sien. 3. Que les pauvres n'ayant rien à perdre que leur liberté, c'eût été une grande folie à eux de s'ôter volontairement le seul bien qui leur restait pour ne rien gagner en échange ; qu'au contraire les riches étant, pour ainsi dire, sensibles dans toutes les parties de leurs biens, il était beaucoup plus aisé de leur faire du mal, qu'ils avaient par conséquent plus de précautions à prendre pour s'en garantir et qu'enfin il est raisonnable de croire qu'une chose a été inventée par ceux à qui elle est utile plutôt que par ceux à qui elle fait du tort.

Le gouvernement naissant n'eut point une forme constante et régulière. Le défaut de philosophie et d'expérience ne laissait apercevoir que les inconvénients présents, et l'on ne songeait à remédier aux autres qu'à mesure qu'ils se présentaient. Malgré tous les travaux des plus sages législateurs, l'état politique demeura toujours imparfait, parce qu'il était presque l'ouvrage du hasard, et que, mal commencé, le temps en découvrant les défauts et suggérant des remèdes, ne put jamais réparer les vices de la constitution. On raccommodait sans cesse, au lieu qu'il eût fallu commencer par nettoyer l'aire et écarter tous les vieux matériaux, comme fit Lycurgue à Sparte, pour élever ensuite un bon édifice. La société ne consista d'abord qu'en quelques conventions générales que tous les particuliers s'engageaient à observer et dont la communauté se rendait garante envers chacun d'eux. Il fallut que l'expérience montrât combien une pareille constitution était faible, et combien il était facile aux infracteurs d'éviter la conviction ou le châtiment des fautes dont le public seul devait être le témoin et le juge ; il fallut que la loi fût éludée de mille manières ; il fallut que les inconvénients et les désordres se multipliassent continuellement, pour qu'on songeât enfin à confier à des particuliers le dangereux dépôt de l'autorité publique et qu'on commît à des magistrats le soin de faire observer les délibérations du peuple : car de dire que les chefs furent choisis avant que la confédération fût faite et que les ministres des lois existèrent avant les lois mêmes, c'est une supposition qu'il n'est pas permis de combattre sérieusement.

Il ne serait pas plus raisonnable de croire que les peuples se sont d'abord jetés entre les bras d'un maître absolu, sans conditions et sans retour, et que le premier moyen de pourvoir à la sûreté commune qu'aient imaginé des hommes fiers et indomptés a été de se précipiter dans l'esclavage. En effet, pourquoi se sont-ils donné des supérieurs, si ce n'est pour les défendre contre l'oppression, et protéger leurs biens, leurs libertés, et leurs vies, qui sont, pour ainsi dire, les éléments constitutifs de leur être ? Or, dans les relations d'homme à homme, le pis qui puisse arriver à l'un étant de se voir à la discrétion de l'autre, n'eût-il pas été contre le bon sens de commencer par se dépouiller entre les mains d'un chef des seules choses pour la conservation desquelles ils avaient besoin de son secours ? Quel équivalent eût-il pu leur offrir pour la concession d'un si beau droit ; et, s'il eût osé l'exiger sous le prétexte de les défendre, n'eût-il pas aussitôt reçu la réponse de l'apologue : Que nous fera de plus l'ennemi ? Il est donc incontestable, et c'est la maxime fondamentale de tout le droit politique, que les peuples se sont donné des chefs pour défendre leur liberté et non pour les asservir. Si nous avons un prince, disait Pline à Trajan, c'est afin qu'il nous préserve d'avoir un maître.

Les politiques font sur l'amour de la liberté les mêmes sophismes que les philosophes ont faits sur l'état de nature ; par les choses qu'ils voient ils jugent des choses très différentes qu'ils n'ont pas vues et ils attribuent aux hommes un penchant naturel à la servitude par la patience avec laquelle ceux qu'ils ont sous les yeux supportent la leur, sans songer qu'il en est de la liberté comme de l'innocence et de la vertu, dont on ne sent le prix qu'autant qu'on en jouit soi-même et dont le goût se perd sitôt qu'on les a perdues. Je connais les délices de ton pays, disait Brasidas à un satrape qui comparait la vie de Sparte à celle de Persépolis, mais tu ne peux connaître les plaisirs du mien.

Comme un coursier indompté hérisse ses crins, frappe la terre du pied et se débat impétueusement à la seule approche du mors, tandis qu'un cheval dressé souffre patiemment la verge et l'éperon, l'homme barbare ne plie point sa tête au joug que l'homme civilisé porte sans murmure, et il préfère la plus orageuse liberté à un assujettissement tranquille. Ce n'est donc pas par l'avilissement des peuples asservis qu'il faut juger des dispositions naturelles de l'homme pour ou contre la servitude, mais par les prodiges qu'ont faits tous les peuples libres pour se garantir de l'oppression. je sais que les premiers ne font que vanter sans cesse la paix et le repos dont ils jouissent dans leurs fers, et que miserrimam servitutem pacem appellant, mais quand je vois les autres sacrifier les plaisirs, le repos, la richesse, la puissance et la vie même à la conservation de ce seul bien si dédaigné de ceux qui l'ont perdu ; quand je vois des animaux nés libres et abhorrant la captivité se briser la tête contre les barreaux de leur prison, quand je vois des multitudes de sauvages tout nus mépriser les voluptés européennes et braver la faim, le feu, le fer et la mort pour ne conserver que leur indépendance, je sens que ce n'est pas à des esclaves qu'il appartient de raisonner de liberté.



Vidéos !

Et voici les 2 vidéos qui concluent cet article. Il s'agit d'une conférence sur Jean-Jacques Rousseau, donnée par l'historien Henri Guillemin :










Mise à jour du 09/11/2016 :

Encore un mot, ou plutôt une question :"Les inégalités entre les hommes sont-elles naturelles ?"
C'était la question posée hier soir dans un étonnant café philo se situant à Pantin, que j'ai découvert il y a peu.

Voici très brièvement, ma modeste tentative de réponse :


L’état de nature des hommes, tel que celui décrit par Rousseau, correspond plutôt à la phase animale de ceux-ci, antérieure à l’humanité, celle des primates. Il n’était alors pas question d’inégalités, mais de différences.
Lorsqu’en faisant société, peu à peu nous sommes devenus des hommes, sont alors apparus dans nos conscience naissantes des concepts, tels que le jugement de valeurs, et ce serait ainsi que ce qui avait été jusque là de simples différences d'aptitudes, serait devenu des inégalités. Les inégalités seraient alors inhérentes à la vie en société, hors de l’état de nature.
Ne pourrait-on pas en déduire alors que l’inégalité est un fait culturel et non pas naturel ?
Attention, je ne justifie aucunement les inégalités en esquissant cette supposition ! La justice est aussi un concept culturel, et le désir de justice est probablement un des sentiments les plus partagés par les hommes.


lundi 6 mai 2013

Eugène Despois : Le Vandalisme révolutionnaire *



Eugène Despois : Le Vandalisme révolutionnaire

*Ne vous méprenez pas sur le titre de l’ouvrage, car c’est du second degré !

Eugène Despois né le 25 décembre 1818 à Paris où il est mort le 23 septembre 1876, était un grand professeur de rhétorique, un journaliste courageux, mais c’était aussi un fervent républicain. La vignette ci-contre est celle qui figure sur sa tombe au cimetière du Montparnasse.

Le Vandalisme révolutionnaire fut publié en 1868. J’ai lu sa réédition de 1885 que j’ai trouvée dans l’une des nombreuses librairies de La Charité sur Loire, la librairie Haz'Art (15 rue du Pont) dont je remercie chaleureusement la libraire pour cet inestimable conseil de lecture.

Ce livre ancien est bien sûr introuvable en librairie (ou alors sur un coup de chance ;-)). Mais j’ai trouvé son édition originale de 1868 disponible en lecture ou téléchargement sur le site Gallica de la Bibliothèque Nationale de France !

Voici le lien pour accéder au livre :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k62142605.langFR

Et si vous lisez cet article sur un ordinateur PC, vous pouvez le consulter par la visionneuse ci-dessous.




Pourquoi ai-je tenu à sortir ce livre de l'oubli et vous le présenter sur ce modeste blog ?

La Révolution est, semble-t-il, une des périodes de l’histoire de France qui a le plus souffert d’un terrible révisionnisme visant à la dénigrer et la déshonorer. A peine ses ennemis (Thermidor, l’Empire, etc.) en eurent-ils fini avec elle qu’ils n’eurent de cesse de réécrire son histoire à charge. (Lisez mon exemple en "post scriptum").

On peut comprendre pourquoi la Révolution Française fait si peur à certains. En effet, celle-ci fut un événement majeur de l’histoire de l’humanité. Hegel, par exemple, considérait qu'il y avait trois étapes essentielles le long du chemin vers la liberté : le Christianisme, la Réforme et la Révolution Française.

Mais c’est Emmanuel Kant qui décrivit le mieux cet événement considérable lorsqu’il écrivit :

"Même si le but visé par cet événement n’était pas encore aujourd’hui atteint, quand bien même la révolution ou la réforme de la constitution d’un peuple aurait finalement échoué, ou bien si, passé un certain laps de temps, tout retombait dans l’ornière précédente (comme le prédisent maintenant certains politiques), cette prophétie philosophique n’en perd pourtant rien de sa force. Car cet événement est trop important, trop mêlé aux intérêts de l’humanité, et d’une influence trop vaste sur toutes les parties du monde pour ne pas devoir être remis en mémoire aux peuples à l’occasion de certaines circonstances favorables et rappelé lors de la reprise de nouvelles tentatives de ce genre."

"Dès le début, la Révolution française ne fut pas l’affaire des seuls Français."

(Extrait du Conflit des facultés, 1798)



Pourquoi parler de vandalisme ?

Despois a choisi ce titre provocateur pour montrer comment, bien au contraire, la Révolution Française fut créatrice et non pas destructrice.  Son travail d’érudit fut rendu possible parce que la Révolution tenait registre de tout, absolument tout dans ses moindres détails ou presque, et à l’époque où Despois effectua son titanesque travail, tous ces registres, journaux, lois, jugements, plans, etc. ainsi que de nombreux témoignages, étaient encore accessibles.

Despois détaille donc avec méthode, précisions et toujours en donnant ses sources, l’impressionnant travail réalisé plus particulièrement par la Convention. Le travail réalisé durant ces quelques années fut en effet prodigieux.

Quelques exemples ? : 


  • Enseignement primaire, secondaire et supérieur, écoles centrales, école normale, école des langues orientales, muséum d’histoire naturelle, conservatoire des arts et métiers, écoles de droit et de médecine, institutions pour les sourds-muets et les aveugles, l’Institut, fondation du musée national des beaux arts, musée des monuments français, bibliothèques, archives nationales, conservatoire de musique. 




C’est incroyable de constater toute cette frénésie de création dans cette France qui était alors assaillie par les armées de tous les despotes d’Europe, sans parler de la terrible guerre civile vendéenne fomentée par ses pires ennemis, ceux de l’intérieur. 

C’est dans cette même période étonnante qu’était réglée la pénurie de blé qui avait provoqué les paniques précédent 1789, que les départements et les communes étaient créés, et que la citoyenneté était accordée aux Juifs (ce que semble ignorer Jean François Copé, et qui est bien triste pour sa famille) et que la liberté était rendu aux esclaves ! (Robespierre préférait perdre les colonies, disait-il, plutôt que de renoncer à l’idée de donner la liberté aux noirs, alors que le despotique Napoléon se chargea bien vite de rétablir l’esclavage).

Le livre de Despois est écrit sans haine, dans le beau style du 19ème siècle, avec érudition et élégance. Mais je n’ai pu m’empêcher de songer avec amertume à toutes les ignominies que j’ai pu lire et entendre depuis des années sur la Révolution Française, y compris au sein de l’école publique dont elle est la fille bien souvent ingrate. 

Tandis que j’écrivais ce soir cet article, une énième niaiserie télévisée sur l’ancien régime était diffusée sur une chaîne publique (les malheurs de la Pompadour). Les Français semblent avoir plus de tendresse pour les représentants d’une noblesse qui a maintenu durant des siècles leurs ancêtres dans la misère l’ignorance et la servitude, qu’envers ceux qui se sont battus pour instaurer Liberté Egalité et Fraternité. 

Il y a peu de temps encore, était rediffusé un "chef d’œuvre" de révisionnisme destiné à faire pleurer dans les chaumières sur le prétendu "génocide" vendéen ! Une plainte fut même déposée au CSA à l’encontre de  cette forgerie révisionniste, mais le CSA dans sa grande inculture répondit que tous les points de vue avaient le droit de s’exprimer. A quand un documentaire pour défendre avec compassion les points de vue de la milice et des collabos sous l’occupation ?
Si vous souhaitez savoir, pourquoi et comment a débuté la guerre civile de Vendée, je vous propose de lire cet article  : Vendée, 10 mars 1793.

Il ne faut donc plus s’étonner si les Français en sont venus à confondre leurs ancêtres Sans-culottes (10.000 guillotinés) avec les Khmers rouges ! (3.000.000 de morts). 

Pourquoi ne pas comparer les 17 mois de terreur révolutionnaire, avec la terreur de l'ancien régime, qui elle dura des siècles ? 
Un exemple pour vous donner une idée :

  • Le tribunal révolutionnaire de Paris a jugé et condamné à la peine capitale 2.627 personnes en 17 mois.
  • Le massacre de la saint-Barthélémy ordonné par le roi Charles IX, a causé la mort de plus de 3.000 Protestants en une seule nuit !
Renseignez-vous également sur la terrible répression de la révolte des Rustauds, en Alsace au 16ème siècle. L'article suivant est bien écrit et bien documenté : "La ville d'Obernais assiégées par les paysans".
Lisez aussi cet article sur mon blog-notes sur les 600 ans de terreur de l'ancien régime, si bien évoqués par le grand Michelet : "600 ans de terreur de l'ancien régime".

La terreur révolutionnaire est à jamais impardonnable car elle est issue du peuple.
La terreur monarchique est normale, parfois même auréolée de gloire, quand elle n'est pas justifiée par des motifs divins !

Veuillez me pardonner si je m’échauffe, car ce faisant je retarde le moment ou vous lirez l’extrait que je vous ai choisi.

Ce passage, curieusement, ne reflète pas l’intégralité du livre. Il s’agit du début du chapitre XXII, intitulé "Les Lettres sous la Convention". Lisez-le avec attention et vous devinerez peut-être pourquoi j’ai fait ce choix. 
Comment vous expliquer ? Disons que Despois évoque en quelque sorte, l’étonnante "normalité" qui pouvait régner au sein de la population, y compris durant les moments les plus "chauds" de la Révolution.
Ce début de chapitre aurait pu s’intituler "Le parti des indifférents".



Pardonnez cette trop longue introduction. Je remercie Eugène Despois et je vous laisse découvrir ce passage de son livre (Que j’aimerais voir un jour réédité).

Bonne lecture ! ;-)




Chapitre XXII


"Les Lettres sous la Convention"





Le 5 octobre 1789, au moment où le peuple de Paris, Maillard en tête, se ruait de Versailles, Louis XVI se livrait à son plaisir favori, la chasse. Prévenu de ce qui se passait, il revint à Versailles ; mais le soir, comme c’était un prince fort méthodique et fort rigoureux observateur des petites habitudes dont il s’était fait un devoir, il eut soin d’écrire dans son journal : Tiré à la porte de Châtillon, tué quatre-vingt-une pièces. INTERROMPU PAR LES EVENEMENTS.



Une grande partie de la population parisienne n’en eût pu dire autant. Rien ne vint interrompre ses habitudes frivoles, et, même après le 10 août, même après le 21janvier, jusque dans les moments les plus sombres de la terreur, les théâtres, les lieux de plaisir, toujours remplis d’une foule empressée, semblaient témoigner que rien n’était changé en France : la frivolité de l’ancien régime avait survécu à ce régime même.



L’Almanach des Muses, l’Almanach des Grâces, paraissaient comme ci-devant, toujours bourrés de petits vers badins et pimpants. Ce dernier recueil nous donne, par exemple, la récolte des pièces galantes écloses pendant l’année 1793, et commence l’Annuaire des Grâces pour 1794 par le couplet suivant, où le contraste caractéristique du passé et du présent se marque même entre le titre de la chanson et l’indication de l’air.



A la citoyenne *** (air de la Baronne).

A la plus belle

L’amour destine ce recueil.

A ces ordres je suis fidèle,

Et je la porte avec orgueil

A la plus belle.


De son côté, l’Almanach des Muses se croit obligé de joindre aux fadeurs obligées de ces sortes de recueils, soit la Marseillaise, soit l’Hymne à la Liberté, récité au lycée par le citoyen La Harpe.

Mais malgré ces légers sacrifices aux graves préoccupations du moment, il n’en est pas moins vrai que le fond du recueil se compose du bagage ordinaire : madrigaux, épigramme, impromptus et autres délassements des temps les plus paisibles. Rien n’a pu effaroucher la muse légère ou la déterminer à changer de ton.

Quant à la littérature dramatique, c’est de 1793 que date surtout le développement extraordinaire du vaudeville.

Cet enfant du plaisir veut naître dans la joie !

Qui donc alors s’abandonnait à cette joie égoïste et à cette indifférence, plus féroce peut-être en des temps si graves que les frénésies les plus extrêmes du fanatisme ?
Hélas ! c’était au moins une notable partie de la population de Paris, puisque vingt théâtres ne suffisaient point à satisfaire la curiosité du public. Sans doute les pièces de circonstance abondaient alors, beaucoup moins pourtant qu’on ne semble le croire. Sur le théâtre du Vaudeville, par exemple, récemment ouvert, on ne compte pas moins de quarante pièces représentées pendant l’année 1793, et si j’en juge par les titres donnés dans l’Almanach des Spectacles pour 1794, je ne vois guère qu’une dizaine de pièces à intentions républicaines. Néanmoins, l’Almanach des Spectacles vante le caractère patriotique de ce théâtre et des pièces que l’on y joue. « C’est, ajoute-t-il, surtout depuis le Révolution que le Vaudeville a repris sa force et son véritable caractère. » Le répertoire des autres théâtres ne semble pas en général annoncer des préoccupations plus élevées.

Ce singulier phénomène a frappé les contemporains. Saint-Just, qui a passé sa courte et sombre jeunesse à s’étonner de ne point vivre à Lacédémone, se demande la cause de cette assiduité aux théâtres les plus vulgaires, et il la trouve surtout dans les facilités accordées aux membres des sections et dans le grand nombre d’agents que le gouvernement centralisé à Paris était contraint d’y entretenir. « La Feuille villageoise et la Décade philosophique, dit M. Baron, donnent une explication en plusieurs points conforme à celle de Saint-Just. Elles y ajoutent les fortunes créées par l’agiotage sur les assignats et par les spéculations sur les biens nationaux. » Tout cela explique bien comment il se trouvait un public nombreux pouvant aller au théâtre, mais n’explique nullement ni l’intérêt léger qu’il y portait, ni le caractère frivole des pièces qu’on lui servait au milieu d’événements dont le tragique spectacle semblait de nature à absorber, non pas seulement les convictions sincères, mais la plus égoïste curiosité. Peut-être l’explication la plus simple de ce fait étrange est-elle dans l’invincible force des habitudes, et dans cette légèreté d’esprit dont tant d’épreuves diverses ont quelque peu corrigé notre race, sans la modifier autant qu’il le faudrait.

Voltaire écrivait le 2 août 1761 : «  Je m’imagine toujours, quand il arrive quelque grand désastre, que les Français seront sérieux pendant six semaines. Je n’ai pu encore me corriger de cette idée. » Voltaire eût pu ici faire un retour sur lui-même. Quelle que soit son incontestable et sérieuse persévérance que dissimulait en partie la légèreté de ses propos et quelquefois de sa conduite, lui-même était très Français en ce point, et c’est ce qui explique son influence énorme et sur ses contemporains et sur la France actuelle. Sa puissance a été surtout de rester une conviction sérieuse servie par des défauts qui sont les nôtres.

On n’imagine point d’ailleurs combien, dans une nation habituée à demeurer étrangère aux événements publics, il restait de gens se tenant à l’écart, à l’heure même où les événements publics semblaient toucher à toutes les existences et intéresser par force les esprits les plus rebelles à toute préoccupation patriotique. En temps ordinaire, ce qu’on appelle l’opinion publique est toujours celle d’une minorité. C’est l’erreur incurable des esprits convaincus ou tout au moins absorbés par une préoccupation constante, d’attribuer à tout le monde les idées qui les intéressent, et de diviser leurs contemporains en trois ou quatre catégories, parmi lesquelles ils oublient toujours de compter la plus nombreuse, celle qui, à un moment donné, déjoue tous les calculs des politiques et fait pencher la balance dans un sens inattendu, je veux dire le parti des indifférents. Cette classe de gens, qui n’assiste parfois aux plus terribles événements que comme à un spectacle, et qui, même aux jours les plus navrants de 1814 et 1815 n’a guère vu qu’un défilé d’uniformes inaccoutumés, était sans doute moins nombreuse en 1793 qu’à toute autre époque : elle n’en existait pas moins. Elle devait triompher plus tard, au temps du Directoire : mais, en attendant, elle subsistait en dehors du grand courant qui semblait emporter la société toute entière. Le mouvement des grands fleuves d’Amérique n’est sensible et violent qu’à leur centre ; mais le long de leurs rives indécises ils laissent, à moitié cachés sous une végétation abondante et parée de fleurs, d’inertes marécages et des étangs immobiles, au milieu desquels l’énorme masse passe sans remuer.






Post Scriptum : 

1/ Voulez-vous juste un simple exemple de traitement contestable de l’histoire de la Révolution Française ? 
Lisez le passage du livre de Despois décrivant dans quelles conditions s’est déroulée l’exhumation des corps des rois à la basilique de Saint-Denis durant la Révolution (pas dans le recueil de fables historiques de Loràn Deutsh). 
Essayez ensuite de savoir de quelle façon l’illustrissime Louis XIV a traité les Jansénistes de Port Royal, et leur cimetière

2/ Je remercie le sympathique Furax pour son commentaire (voir ci-dessous), mais je ne partage pas son point de vue lorsqu'il dit que "les plus grandes exactions ont été réalisées par les peuples livrés à eux-mêmes", (il cite en exemple la Saint Barthélémy). Je pense, comme Rousseau ou Hannah Arendt (mon prochain article), que le peuple des hommes est naturellement bon, ou enclin à la compassion (comme beaucoup d'autres espèces animales). C'est uniquement lorsque la société a apposé une étiquette politique raciale ou religieuse, que ce sentiment naturel envers notre prochain se trouve alors empêché. La saint Barthélémy, citée en exemple, a été organisée par le pouvoir en place (royal et religieux). Je préfère citer l'exemple des catholiques de Sancerre qui prirent le parti des protestants lors du siège de la ville par les troupes du roi. Une fois de plus, les atrocités furent du côté du pouvoir royal.