jeudi 9 août 2012

Naomi Klein : La stratégie du choc


Naomi Klein

La stratégie du choc, la montée d’un capitalisme du désastre

Coédition Actes Sud / Leméac

Collection de livres de poche « Babel »




Je suis passé ce matin dans le métro devant l’une des pathétiques unes du Figaro « La France menacée par la récession ». J’ai souri intérieurement et je me suis souvenu d’une autre une du Point : «  La France danse sur un volcan ». J’avais un livre à la main que je venais de lire attentivement au milieu d’une rame de métro sale et hurlante : « La stratégie du choc » de Naomi Klein. Je me suis dit que je devais absolument mettre un extrait de ce formidable livre sur mon modeste blog, afin de vous donner envie de le lire. Je sais que je n’ai pas le droit, mais qu’importe, combien êtes-vous à lire mes rares publications ? Et puis c’est pour une bonne cause. De grâce lisez-le !

Je vous propose de lire une bonne présentation de ce livre en cliquant sur ce lien : Stratégie du choc.


Trouver un extrait n’était pas chose aisée, c’est un gros livre, très documenté. Naomi Klein y traite de ce qu’elle appelle « Le capitalisme du désastre ».


Plutôt que de retenir un passage concernant l’Argentine, le Chili, la Bolivie, la Chine, l’Afrique du Sud, l’Angleterre, la Pologne, la Russie ou l’Iraq, j’ai choisi celui-ci qui concerne le Canada. Vous allez comprendre très vite pourquoi en le lisant.


Extrait du CHAPITRE 12, 

Le ça du capitalisme, (page 395)


Un mois après la conférence organisée par Williamson à Washington, nous eûmes dans mon pays un aperçu du nouvel enthousiasme que suscitaient les « pseudo-crises », même si à l’époque, rares furent ceux qui comprirent que les événements s’inscrivaient dans le cadre d’une stratégie mondiale. En février 1993, la Canada était en proie à une catastrophe financière. C’est du moins ce que laissaient croire les journaux et les émissions de télévision. « Crise de la dette à l’horizon », proclamait une immense manchette à la une du quotidien national de langue anglaise, The Globe & Mail. Dans une émission spéciale présentée par une chaine nationale, on entendit ceci : " Des économistes prévoient que, d’ici un an ou deux, peut-être moins, le sous-ministre des Finances du Canada annoncera au conseil des ministres que le pays a épuisé ses possibilités de crédit. […] Nos vies seront radicalement transformées. "

L’expression " mur de la dette " entra soudain dans notre vocabulaire. Le message ? Les Canadiens menaient une existence en apparence confortable et paisible, mais le pays vivait nettement au-dessus de ses moyens. Bientôt, de puissantes firmes de Wall Street, comme Moody’s et Standard and Poor’s, réduiraient de façon draconnienne la cote de crédit parfaite (triple A) du Canada. Dans un tel cas, les investisseurs hypermobiles, affranchis par les nouvelles règles de la mondialisation et du libre échange, retireraient leur argent du Canada et le placeraient ailleurs. La seule solution, nous dit-on, consistait à sabrer dans les programmes comme l’assurance chômage et les services de santé. Evidemment le parti libéral au pouvoir s’empressa d’obtempérer, même si peu de temps auparavant, il avait été élu en promettant de créer des emplois (la politique « vaudou » version canadienne).

Deux ans après le paroxysme  de cette hystérie du déficit, la journaliste Linda McQuaig montra de façon décisive que le sentiment d’urgence avait été créé de toutes pièces et exploité par une poignée de think tanks financés par les plus grandes banques et sociétés du Canada, en particulier l’institut C.D.Howe et l’Institut Fraser (que Milton Friedman avait toujours activement soutenu). Le Canada était effectivement aux prises avec un déficit, mais ce dernier n’était pas causé par les dépenses affectées à l’assurance chômage et à d’autres programmes sociaux. Selon Statistiques Canada, il était plutôt attribuable à des taux d’intérêts élevés qui avaient fait exploser la valeur des sommes dues, un peu comme le choc Volcker avait entrainé une hausse vertigineuse de l’endettement des pays en voie de développement dans les années 1980. Au siège social de Moody’s, à Wall Street, McQuaig s’entretint avec Vincent Truglia, l’analyste en chef chargé de l’établissement de la cote de crédit du Canada, qui lui fit une révélation sensationnelle : les banquiers et les cadres des grandes sociétés canadiennes exerçaient constamment des pressions sur lui pour qu’il délivrât de sombres pronostics sur l’état des finances du pays, ce à quoi il s’était toujours refusé : en effet, le Canada représentait à ses yeux un investissement stable et d’excellente qualité. « Parmi tous les pays dont je m’occupe, c’est le seul dont les ressortissants demandent régulièrement une rétrogradation plus marquée de la cote de crédit. Ils estiment que la cote de crédit du Canada est trop élevée. » Truglia recevait des coups de fil de la part de représentants d’autres pays qui jugeaient leur cote trop faible. « Les Canadiens, eux, déprécient leur pays beaucoup plus que les étrangers. »

La raison était que, pour le monde de la finance au Canada, la « crise du déficit » constituait une arme revêtant une importance critique dans une véritable bataille rangée. A l’époque où Truglia recevait ces coups de fil bizarres, on avait lancé une campagne en règle visant à pousser le gouvernement à réduire les impôts en comprimant les sommes affectées aux programmes sociaux, dans les domaines de la santé et de l’éducation en particulier. Puisque ces programmes avaient l’appui d’une vaste majorité de Canadiens, la seule façon de justifier de telles mesures était de faire planer la menace d’un effondrement économique national – d’une crise en bonne et due forme. Mais comme Moody’s s’entêtait à accorder au Canada la cote de crédit la plus haute possible – l’équivalent d’une note de A++ -, il n’était guère facile de maintenir une ambiance apocalyptique.

Pendant ce temps, des messages contradictoires plongeaient les investisseurs dans la perplexité : Moody’s n’avait que des éloges pour le Canada, tandis que la presse canadienne qualifiait l’état des finances de catastrophique. Truglia, irrité par les données hautement politisées en provenance du Canada – lesquelles semblaient mettre en doute ses propres évaluations -, émit, geste extraordinaire, un « commentaire spécial » dans lequel il précisait que les dépenses du Canada n’étaient pas « incontrôlées »,. Il réserva même quelques coups voilés aux calculs spécieux des think tanks néolibéraux. « Les auteurs de certains rapports récents ont grossièrement surévalué la dette financière du Canada. Parfois, on y trouve des chiffres comptés en double ; dans d’autres, on effectue des comparaisons internationales inadéquates. […] Ces mesures inexactes expliquent peut-être les évaluations exagérées du problème de la dette du Canada. » Après la parution du rapport spécial de Moody’s, on se passa le mot : il n’y a pas de « mur de la dette » au Canada. La communauté des affaires fut piquée au vif. « J’ai reçu au moins un coup de fil […] de quelqu’un d’une très grande institution financière du Canada, et je me suis fait engueuler comme du poisson pourri. Du jamais vu. »

Lorsque les Canadiens apprirent que la « crise du déficit » avaient été montée de toutes pièces par des think tanks financés par de grandes sociétés, il était trop tard – les compressions avaient été effectuées et on n’y pouvait plus rien. Conséquence directe de toute cette affaire, les programmes sociaux destinés aux chômeurs du pays furent radicalement réduits, et ils ne furent pas augmentés par la suite, malgré des années de surplus budgétaires. Au cours de cette période, on eut à de nombreuses occasions recours à la stratégie de la crise. En septembre 1995, dans une bande vidéo fournie sous le manteau à la presse canadienne, on vit John Snobelen, ministre de l’éducation de l’Ontario, affirmer, à l’occasion d’une réunion de fonctionnaires tenue à huis clos, qu’il fallait créer un climat de panique avant d’annoncer des compressions dans le domaine de l’éducation et d’autres mesures impopulaires. Il convenait de laisser filtrer des informations donnant à redouter une situation si sombre qu’ »il préférait ne pas en parler ». Il s’agissait, dit-il, de « créer une crise utiles ».



Je suis désolé mais je ne puis résister à l’envie de vous donner à lire les quelques paragraphes qui suivent.


« Fraudes statistiques à Washington » (page 399)

A partir de 1995, dans la plupart des démocraties occidentales, le discours politique était saturé d’allusions à la dette et à un effondrement économique imminent. On réclamait des compressions plus draconiennes et des privatisations plus ambitieuses. Pendant ce temps-là, les think tanks de Friedman brandissaient le spectre de la crise. Les institutions financières les plus puissantes de Washington étaient disposées à faire croire à l’existence d’une crise grâce à la manipulation des médias, certes, mais elles prenaient aussi des mesures concrètes pour créer des crises bien réelles. Deux ans après les observations de Williamson, d’après lequel on pouvait « attiser » les crises, Michael Bruno, économiste en chef (économie du développement) à la banque mondiale, reprit des propos identiques, une fois de plus sans attirer l’attention des médias. Dans une communication présentée devant l’Association internationale des sciences économiques, à Tunis, en 1995, et dont le texte fut publié plus tard par la Banque mondiale, Bruno déclara devant 500 économistes venus de 68 pays que « l’idée selon laquelle une crise suffisamment grave pouvait pousser des décideurs jusque-là récalcitrant à instaurer des réformes susceptibles d’accroître la productivité » faisait l’objet d’un consensus de plus en plus grand nota 18. Bruno cita l’Amérique latine à titre d’  « exemple parfait de crises profondes apparemment bénéfiques » et s’attarda en particulier sur l’Argentine, où, dit-il, le président Menem et son ministre des Finances, Domingo Cavallo, avaient l’art de « profiter du climat d’urgence » pour réaliser d’importantes privatisations. Au cas où l’auditoire n’aurait pas bien compris, Bruno ajouta : « Je tiens à réitérer l’importance d’un thème majeur : l’économie politique des crises graves tend à déboucher sur des réformes radicales aux résultats positifs. »

Dans ce contexte, il affirma que les organisations internationales ne devaient pas se contenter de profiter des crises économiques existantes pour faire avancer le consensus de Washington : elles devaient, à titre préemptif, supprimer l’aide afin que les crises s’aggravent. « Un contrecoup (par exemple une diminution des revenus du gouvernement ou de l’aide étrangère) peut en réalité accroitre le bien-être en raccourcissant l’attente [des réformes]. L’idée que « la situation doit dégénérer avant de s’améliorer » vient naturellement à l’esprit. […] En fait, il est possible qu’un pays se tire mieux d’affaire en faisant face à une grave crise d’hyperinflation qu’en restant embourbé dans une succession de crises moins sévères. »

Bruno admettait que la perspective d’aggraver ou  provoquer un effondrement de l’économie était effrayante  - les salaires des employés de l’état ne seraient pas versés, l’infrastructure se dégraderait -, mais, en bon disciple de l’école de Chicago, il pria instamment les membres de l’auditoire de considérer la destruction comme le premier stade de la création : « Avec l’aggravation de la crise, le gouvernement risque de s’étioler petit à petit, dit-il. Une telle évolution a des effets positifs :au moment de l’adoption de la réforme, le pouvoir des groupes d’intérêts sera peut-être sera peut-être amoindri, et un leader qui préconise une solution à long terme plutôt qu’un rafistolage provisoire a des chances de faire accepter la réforme.»

Les accros de la crise de Chicago étaient assurément lancés dans une fulgurante trajectoire intellectuelle. A peine quelques années plus tôt, ils avaient laissé entendre que l’hyperinflation était susceptible de créer des conditions favorables à l’adoption de politiques de choc. Et voilà qu’un économiste en chef de la Banque mondiale, institution financée à même les impôts des contribuables de 178 pays et ayant le mandat de renforcer et de reconstruire des économies vacillantes, proposait de provoquer délibérément la faillite des Etats pour permettre à ceux-ci de renaitre de leurs cendres.



Alors ? Qu'en pensez-vous ? Cela ne vous rappelle rien ?



Post Scriptum :


Suite à la publication de ce livre en 2007, deux réalisateurs britanniques, Michael Winterbottom et Mat Whitecross ont décidé d’en faire un documentaire à l'aide de nombreuses images d'archive. Le film est sorti en France en 2010.

Vous pouvez le visionner sur Youtube, mais je vous propose de le regarder sur mon autre site, « Transitio », un modeste de site de ma composition consacré à la « Transition »…

Cliquez sur le lien suivant, et bonne visite de Transitio : Stratégie du choc, le film.