jeudi 30 décembre 2010

Anonymes : « Gouverner par le chaos, Ingénierie sociale et mondialisation »

Anonymes : « Gouverner par le chaos, Ingénierie sociale et mondialisation »

Je suis conscient du fait que ces derniers temps, je propose moins de textes littéraires ou philosophiques et de plus en plus de textes politiques, voire polémiques. Est-ce un signe des temps ? Probablement…

La situation politique se détériore de plus en plus en France, Depuis deux ans, tout semble s’accélérer dangereusement. Comme si des freins avaient lâchés, des freins moraux. La grogne monte dans la population et nos politiques ne semblent pas se rendre compte du fait que la situation pourrait bien leur échapper. 
Le petit livre de Stéphane Hessel, « Indignez-vous ! » s’est vendu à 400.000 exemplaires en quelques semaines (j’en ai acheté quatre, un pour moi, les autres pour offrir). Et on parle de cela dans les médias comme d’un simple phénomène éditorial, sans plus évoquer la signification forte d’un tel succès.

La situation se détériore, et parallèlement la parole se libère, tant sur le web et ses blogs, que dans de petites maisons d’éditions qui se mettent à publier de véritables petits brûlots. Pas dans la presse bien sûr, car comme le révèle un des fameux câbles de l’ambassade américaine révélé par wikileaks : "le secteur privé des médias en France – en presse écrite et audiovisuelle – continue d'être dominé par un petit nombre de conglomérats, et les médias français sont plus régulés et soumis aux pressions politiques et commerciales que leurs équivalents américains"
Le même câble explique : "Les grands journalistes sont souvent issus des mêmes écoles élitistes que de nombreux chefs de gouvernement. Ces journalistes considèrent que leur premier devoir n’est pas nécessairement de surveiller le pouvoir en place.  Nombre d’entre eux se considèrent plutôt comme des intellectuels préférant analyser les évènements et influencer les lecteurs plutôt que reporter des faits"
C'est un diplomate américain qui le dit !

Ce livre « Gouverner par le chaos » fait partie de ces livres qui contribuent à alimenter une juste colère. Pour qui connais un peu le sujet, on n’y trouve rien de nouveau, mais il a le mérite de regrouper de nombreux sujets concernant l’ingénierie sociale, dans petit volume et de se lire rapidement (plus rapidement qu’un gros livre de Chomsky par exemple). Il a été écrit lui aussi, par un petit groupe d’anonymes (Comme « L’insurrection qui vient », dont j’ai déjà parlé dans ce blog).

Autant que je me souvienne, il semblerait que le conseiller de Georges Bush, dont parle l’extrait ci-dessous, ait été le « fameux » Karl Rove (l’anecdote est assez connue). Tapez son nom sur Internet, vous ne serez pas déçus par ce que vous lirez sur le quidam !).

L’article de Ron Suskind se trouve ici : http://www.nytimes.com/2004/10/17/magazine/17BUSH.html
Ça vaut le coût de le lire, croyez-moi !


Voici l'extrait de "Gouverner par le chaos", faites-vous une idée...

Le reality-building, pages 64 à 67

Le journaliste politique Ron Suskind rapportait en 2004 la conversation qu’il avait eue un jour avec un conseiller de George W. Bush : « Pendant l’été 2002,  après que j’eus écrit au sujet de l’ancienne directrice de la communication de Bush, KAREN Hughes, j’ai eu une discussion avec un conseiller senior de Bush. Il m’exprima le déplaisir de la Maison-Blanche, puis il me dit quelque chose que je n’ai pas entièrement compris à ce moment là – mais qui, je le crois maintenant, concerne le cœur même de la présidence de Bush. Le conseiller me déclara que les types comme moi étaient « dans ce que nous appelons la communauté fondée sur le réel », qu’il définissait comme les personnes qui « croient que les solutions émergent de l’étude judicieuse de la réalité discernable ».  J’acquiesçais, et murmurai quelque chose sur les principes de la raison et de l’empirisme. Il me coupa net. « Ce n’est plus la façon dont fonctionne le monde désormais », continua-t-il. « Nous sommes désormais un empire, et quand nous agissons, nous créons notre propre réalité. Et pendant que vous étudierez cette réalité – de manière judicieuse, sans aucun doute – nous agirons à nouveau, créant d’autres nouvelles réalités, que vous pouvez étudier également, et c’est comme ça que les choses se régleront. Nous sommes les acteurs de l’Histoire… et vous, vous tous, il ne vous restera qu’à tout simplement étudier ce que nous faisons. »

Le malaise provoqué par ces propos vient de ce que l’on assiste à la transgression décomplexée d’un tabou. Quelque chose de sacré se trouve piétiné sous nos yeux. Et en effet, le reality-building n’hésite pas à transgresser la Loi fondamentale de la condition humaine, la Loi ultime de nos vies, c'est-à-dire l’affrontement au réel, le fait qu’il subsiste toujours quelque chose « qui ne se contrôle pas ». Chacun, quelle que soit sa position dans la hiérarchie sociale, doit se soumettre à cet arbitre, à cette autorité fondamentale et fondatrice que, par définition, personne ne contrôle et qui reste donc totalement impartiale et incorruptible. Nous sommes tous égaux face au réel. Or, l’ingénierie sociale vise justement à échapper vise justement à échapper à cette commune condition humaine pour élaborer une forme de vie et de politique inégalitaire, où le sommet de la pyramide se détacherait complètement de la base, où le fantasme du dominant prendrait la place du réel pour devenir la Loi exclusive du dominé. Ce vieux rêve de mettre son propre désir à la place du réel, rêve de pouvoir réaliser tous nos fantasmes, d’abolir toutes les limites et tout ce qui résiste à notre désir, est lui-même un effet de notre condition d’humains, trop humains, pour qui la perception du réel est toujours découplée du réel lui-même. L’Homo sapiens n’est effectivement pas en contact direct avec le réel. Son rapport au réel est toujours médiatisé par une construction perceptive, une représentation, ce que l’on appelle la réalité. Comme la thématisé Alfred Korzybski dans sa sémantique générale, le rapport entre le réel et sa représentation est exactement sur le modèle du territoire et de sa carte. Certes nous vivons dans un territoire réel, mais il faut intérioriser une carte de ce territoire, donc une représentation du réel, pour y survivre. Or, l’arbitraire du signe mis en évidence par Ferdinand de Saussure, le fait que les signes n’aient aucun rapport naturel avec ce qu’ils désignent, oblige à ce que toute construction de sens soit conventionnelle, donc culturelle, historique, relative et négociable. L’humain vit donc dans un paradoxe, avec un pied dans une réalité plastique et constructible, représentation sémantique d’un réel, lui, incontrôlable, immaitrisable et asémantique où il pose l’autre pied.

A défaut de construire directement le réel, on peut donc chercher à s’en approcher de manière asymptomatique en construisant la réalité. Ensuite, le mécanisme très largemen partagé de la prophétie auto-réalisatrice fait le reste : à force d’agir et de penser en fonction d’une certaine image du réel, on en vient à façonner le réel lui-même selon cette image. Ce sont les divers moyens d’y parvenir que la théorie constructiviste a analysés, notamment dans l’ouvrage collectif L'invention de la réalité, de l’école dite de Palo Alto et dont Paul Watzlawick est le membre le plus connu. Du constructivisme ont été tirées de nombreuses applications stratégiques visant à éliminer toute forme de contestation. Ainsi, une technique appliquée dans le milieu de l’entreprise, le « message multiplié », consiste à orchestrer par des mémos internes la circulation d’une même information avec des petites variantes et par des canaux différents pour élaborer un paysage informationnel apparemment décentralisé et non concerté, une réalité ressemblant au réel, mais fondamentalement univoque et consensuelle, d’où le réel a été évacué. A la limite, qu’il y ait désaccord effectif dans le groupe, voire conflit déclaré, passe encore, mais il ne doit en aucun cas être perçu.
D’autres techniques de reality-building reposent sur l’inversion systématique du sens des mots et l’élaboration de syntagmes contradictoires dans les termes, paralysant la réflexion critique. Cette activité de construction linguistique d’une réalité non polémique, réalité purement positive, dont toute négativité a été évacuée, Georges Orwell l’avait, en son temps, baptisée la « novlangue ». Reprenant le témoin, Eric Hazan, dans LQR. La propagande du quotidien, met en évidence les altérations intentionnellement déréalisantes que le pouvoir gestionnaire contemporain fait subir au langage, qui n’ont d’égal que celles analysées par Victor Klemperer dans LTI, la langue du 3ème Reich. Dans le même esprit, Start Ewen rapporte ces conseils de marketing publicitaire ; « pour vendre la culture marchande, il fallait en proposer une vision épurée de toute cause de mécontentement social. […] Helen Woodward, qui faisait autorité en matière de rédaction publicitaire dans les années vingt, disait que pour écrire une annonce efficace le concepteur devait éviter religieusement l’univers de la production. « Quel que soit le produit que vous devez faire valoir » recommandait-elle, « n’allez jamais voir l’endroit où il est fabriqué… Ne regardez jamais travailler les gens… Parce que, voyez-vous, quand vous connaissez la vérité de n’importe quoi, la vérité réelle et profonde, il devient très difficile de composer la prose légère et superficielle qui va faire vendre cette chose là. (Ewen Stuart, op. cit. pages 87-88).

On le voit, le marketing repose souvent sur une bonne dose de double pensée, au sens d’Orwell, c'est-à-dire d’autosuggestion. La suggestion, et surtout l’autosuggestion, d’une réalité fictive qui enchante ce dont on fait la promotion ou qui dénigre exagérément un adversaire, font partie des techniques de propagande de bases communes aux régimes totalitaires et aux écoles de « force de vente ».




P.S. :
Vous pouvez télécharger un texte publié en 2004 par les mêmes "Ingénierie sociale et mondialisation". Sa lecture à la lumière des évènements que nous vivons en ce moment (Nov. 2011), est aussi passionnante qu'édifiante. Voici le lien : http://radicalisme-pop.hautetfort.com/media/00/00/857518271.pdf

Cet autre article du Monde parle du sinistre Karl Rove et évoque également cette "anecdote" : 
http://www.lemonde.fr/idees/article/2008/09/05/le-retour-de-karl-rove-le-scenariste-par-christian-salmon_1091916_3232.html

Aucun commentaire: