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jeudi 9 août 2012

Naomi Klein : La stratégie du choc


Naomi Klein

La stratégie du choc, la montée d’un capitalisme du désastre

Coédition Actes Sud / Leméac

Collection de livres de poche « Babel »




Je suis passé ce matin dans le métro devant l’une des pathétiques unes du Figaro « La France menacée par la récession ». J’ai souri intérieurement et je me suis souvenu d’une autre une du Point : «  La France danse sur un volcan ». J’avais un livre à la main que je venais de lire attentivement au milieu d’une rame de métro sale et hurlante : « La stratégie du choc » de Naomi Klein. Je me suis dit que je devais absolument mettre un extrait de ce formidable livre sur mon modeste blog, afin de vous donner envie de le lire. Je sais que je n’ai pas le droit, mais qu’importe, combien êtes-vous à lire mes rares publications ? Et puis c’est pour une bonne cause. De grâce lisez-le !

Je vous propose de lire une bonne présentation de ce livre en cliquant sur ce lien : Stratégie du choc.


Trouver un extrait n’était pas chose aisée, c’est un gros livre, très documenté. Naomi Klein y traite de ce qu’elle appelle « Le capitalisme du désastre ».


Plutôt que de retenir un passage concernant l’Argentine, le Chili, la Bolivie, la Chine, l’Afrique du Sud, l’Angleterre, la Pologne, la Russie ou l’Iraq, j’ai choisi celui-ci qui concerne le Canada. Vous allez comprendre très vite pourquoi en le lisant.


Extrait du CHAPITRE 12, 

Le ça du capitalisme, (page 395)


Un mois après la conférence organisée par Williamson à Washington, nous eûmes dans mon pays un aperçu du nouvel enthousiasme que suscitaient les « pseudo-crises », même si à l’époque, rares furent ceux qui comprirent que les événements s’inscrivaient dans le cadre d’une stratégie mondiale. En février 1993, la Canada était en proie à une catastrophe financière. C’est du moins ce que laissaient croire les journaux et les émissions de télévision. « Crise de la dette à l’horizon », proclamait une immense manchette à la une du quotidien national de langue anglaise, The Globe & Mail. Dans une émission spéciale présentée par une chaine nationale, on entendit ceci : " Des économistes prévoient que, d’ici un an ou deux, peut-être moins, le sous-ministre des Finances du Canada annoncera au conseil des ministres que le pays a épuisé ses possibilités de crédit. […] Nos vies seront radicalement transformées. "

L’expression " mur de la dette " entra soudain dans notre vocabulaire. Le message ? Les Canadiens menaient une existence en apparence confortable et paisible, mais le pays vivait nettement au-dessus de ses moyens. Bientôt, de puissantes firmes de Wall Street, comme Moody’s et Standard and Poor’s, réduiraient de façon draconnienne la cote de crédit parfaite (triple A) du Canada. Dans un tel cas, les investisseurs hypermobiles, affranchis par les nouvelles règles de la mondialisation et du libre échange, retireraient leur argent du Canada et le placeraient ailleurs. La seule solution, nous dit-on, consistait à sabrer dans les programmes comme l’assurance chômage et les services de santé. Evidemment le parti libéral au pouvoir s’empressa d’obtempérer, même si peu de temps auparavant, il avait été élu en promettant de créer des emplois (la politique « vaudou » version canadienne).

Deux ans après le paroxysme  de cette hystérie du déficit, la journaliste Linda McQuaig montra de façon décisive que le sentiment d’urgence avait été créé de toutes pièces et exploité par une poignée de think tanks financés par les plus grandes banques et sociétés du Canada, en particulier l’institut C.D.Howe et l’Institut Fraser (que Milton Friedman avait toujours activement soutenu). Le Canada était effectivement aux prises avec un déficit, mais ce dernier n’était pas causé par les dépenses affectées à l’assurance chômage et à d’autres programmes sociaux. Selon Statistiques Canada, il était plutôt attribuable à des taux d’intérêts élevés qui avaient fait exploser la valeur des sommes dues, un peu comme le choc Volcker avait entrainé une hausse vertigineuse de l’endettement des pays en voie de développement dans les années 1980. Au siège social de Moody’s, à Wall Street, McQuaig s’entretint avec Vincent Truglia, l’analyste en chef chargé de l’établissement de la cote de crédit du Canada, qui lui fit une révélation sensationnelle : les banquiers et les cadres des grandes sociétés canadiennes exerçaient constamment des pressions sur lui pour qu’il délivrât de sombres pronostics sur l’état des finances du pays, ce à quoi il s’était toujours refusé : en effet, le Canada représentait à ses yeux un investissement stable et d’excellente qualité. « Parmi tous les pays dont je m’occupe, c’est le seul dont les ressortissants demandent régulièrement une rétrogradation plus marquée de la cote de crédit. Ils estiment que la cote de crédit du Canada est trop élevée. » Truglia recevait des coups de fil de la part de représentants d’autres pays qui jugeaient leur cote trop faible. « Les Canadiens, eux, déprécient leur pays beaucoup plus que les étrangers. »

La raison était que, pour le monde de la finance au Canada, la « crise du déficit » constituait une arme revêtant une importance critique dans une véritable bataille rangée. A l’époque où Truglia recevait ces coups de fil bizarres, on avait lancé une campagne en règle visant à pousser le gouvernement à réduire les impôts en comprimant les sommes affectées aux programmes sociaux, dans les domaines de la santé et de l’éducation en particulier. Puisque ces programmes avaient l’appui d’une vaste majorité de Canadiens, la seule façon de justifier de telles mesures était de faire planer la menace d’un effondrement économique national – d’une crise en bonne et due forme. Mais comme Moody’s s’entêtait à accorder au Canada la cote de crédit la plus haute possible – l’équivalent d’une note de A++ -, il n’était guère facile de maintenir une ambiance apocalyptique.

Pendant ce temps, des messages contradictoires plongeaient les investisseurs dans la perplexité : Moody’s n’avait que des éloges pour le Canada, tandis que la presse canadienne qualifiait l’état des finances de catastrophique. Truglia, irrité par les données hautement politisées en provenance du Canada – lesquelles semblaient mettre en doute ses propres évaluations -, émit, geste extraordinaire, un « commentaire spécial » dans lequel il précisait que les dépenses du Canada n’étaient pas « incontrôlées »,. Il réserva même quelques coups voilés aux calculs spécieux des think tanks néolibéraux. « Les auteurs de certains rapports récents ont grossièrement surévalué la dette financière du Canada. Parfois, on y trouve des chiffres comptés en double ; dans d’autres, on effectue des comparaisons internationales inadéquates. […] Ces mesures inexactes expliquent peut-être les évaluations exagérées du problème de la dette du Canada. » Après la parution du rapport spécial de Moody’s, on se passa le mot : il n’y a pas de « mur de la dette » au Canada. La communauté des affaires fut piquée au vif. « J’ai reçu au moins un coup de fil […] de quelqu’un d’une très grande institution financière du Canada, et je me suis fait engueuler comme du poisson pourri. Du jamais vu. »

Lorsque les Canadiens apprirent que la « crise du déficit » avaient été montée de toutes pièces par des think tanks financés par de grandes sociétés, il était trop tard – les compressions avaient été effectuées et on n’y pouvait plus rien. Conséquence directe de toute cette affaire, les programmes sociaux destinés aux chômeurs du pays furent radicalement réduits, et ils ne furent pas augmentés par la suite, malgré des années de surplus budgétaires. Au cours de cette période, on eut à de nombreuses occasions recours à la stratégie de la crise. En septembre 1995, dans une bande vidéo fournie sous le manteau à la presse canadienne, on vit John Snobelen, ministre de l’éducation de l’Ontario, affirmer, à l’occasion d’une réunion de fonctionnaires tenue à huis clos, qu’il fallait créer un climat de panique avant d’annoncer des compressions dans le domaine de l’éducation et d’autres mesures impopulaires. Il convenait de laisser filtrer des informations donnant à redouter une situation si sombre qu’ »il préférait ne pas en parler ». Il s’agissait, dit-il, de « créer une crise utiles ».



Je suis désolé mais je ne puis résister à l’envie de vous donner à lire les quelques paragraphes qui suivent.


« Fraudes statistiques à Washington » (page 399)

A partir de 1995, dans la plupart des démocraties occidentales, le discours politique était saturé d’allusions à la dette et à un effondrement économique imminent. On réclamait des compressions plus draconiennes et des privatisations plus ambitieuses. Pendant ce temps-là, les think tanks de Friedman brandissaient le spectre de la crise. Les institutions financières les plus puissantes de Washington étaient disposées à faire croire à l’existence d’une crise grâce à la manipulation des médias, certes, mais elles prenaient aussi des mesures concrètes pour créer des crises bien réelles. Deux ans après les observations de Williamson, d’après lequel on pouvait « attiser » les crises, Michael Bruno, économiste en chef (économie du développement) à la banque mondiale, reprit des propos identiques, une fois de plus sans attirer l’attention des médias. Dans une communication présentée devant l’Association internationale des sciences économiques, à Tunis, en 1995, et dont le texte fut publié plus tard par la Banque mondiale, Bruno déclara devant 500 économistes venus de 68 pays que « l’idée selon laquelle une crise suffisamment grave pouvait pousser des décideurs jusque-là récalcitrant à instaurer des réformes susceptibles d’accroître la productivité » faisait l’objet d’un consensus de plus en plus grand nota 18. Bruno cita l’Amérique latine à titre d’  « exemple parfait de crises profondes apparemment bénéfiques » et s’attarda en particulier sur l’Argentine, où, dit-il, le président Menem et son ministre des Finances, Domingo Cavallo, avaient l’art de « profiter du climat d’urgence » pour réaliser d’importantes privatisations. Au cas où l’auditoire n’aurait pas bien compris, Bruno ajouta : « Je tiens à réitérer l’importance d’un thème majeur : l’économie politique des crises graves tend à déboucher sur des réformes radicales aux résultats positifs. »

Dans ce contexte, il affirma que les organisations internationales ne devaient pas se contenter de profiter des crises économiques existantes pour faire avancer le consensus de Washington : elles devaient, à titre préemptif, supprimer l’aide afin que les crises s’aggravent. « Un contrecoup (par exemple une diminution des revenus du gouvernement ou de l’aide étrangère) peut en réalité accroitre le bien-être en raccourcissant l’attente [des réformes]. L’idée que « la situation doit dégénérer avant de s’améliorer » vient naturellement à l’esprit. […] En fait, il est possible qu’un pays se tire mieux d’affaire en faisant face à une grave crise d’hyperinflation qu’en restant embourbé dans une succession de crises moins sévères. »

Bruno admettait que la perspective d’aggraver ou  provoquer un effondrement de l’économie était effrayante  - les salaires des employés de l’état ne seraient pas versés, l’infrastructure se dégraderait -, mais, en bon disciple de l’école de Chicago, il pria instamment les membres de l’auditoire de considérer la destruction comme le premier stade de la création : « Avec l’aggravation de la crise, le gouvernement risque de s’étioler petit à petit, dit-il. Une telle évolution a des effets positifs :au moment de l’adoption de la réforme, le pouvoir des groupes d’intérêts sera peut-être sera peut-être amoindri, et un leader qui préconise une solution à long terme plutôt qu’un rafistolage provisoire a des chances de faire accepter la réforme.»

Les accros de la crise de Chicago étaient assurément lancés dans une fulgurante trajectoire intellectuelle. A peine quelques années plus tôt, ils avaient laissé entendre que l’hyperinflation était susceptible de créer des conditions favorables à l’adoption de politiques de choc. Et voilà qu’un économiste en chef de la Banque mondiale, institution financée à même les impôts des contribuables de 178 pays et ayant le mandat de renforcer et de reconstruire des économies vacillantes, proposait de provoquer délibérément la faillite des Etats pour permettre à ceux-ci de renaitre de leurs cendres.



Alors ? Qu'en pensez-vous ? Cela ne vous rappelle rien ?



Post Scriptum :


Suite à la publication de ce livre en 2007, deux réalisateurs britanniques, Michael Winterbottom et Mat Whitecross ont décidé d’en faire un documentaire à l'aide de nombreuses images d'archive. Le film est sorti en France en 2010.

Vous pouvez le visionner sur Youtube, mais je vous propose de le regarder sur mon autre site, « Transitio », un modeste de site de ma composition consacré à la « Transition »…

Cliquez sur le lien suivant, et bonne visite de Transitio : Stratégie du choc, le film.




dimanche 26 décembre 2010

Emmanuel Todd : « Après la démocratie »

Emmanuel Todd : « Après la démocratie »

Ce livre a fait parler de lui, à cause de certains passages critiquant violemment Sarkozy. Mais ça serait stupide de n’en retenir que cela, tellement c’est facile de se moquer de ce pauvre petit homme. Emmanuel Todd est tout de même un de nos meilleurs historiens et son analyse de notre société française repose plus sur un travail de fond (statistiques, etc.) que sur de simples billets d’humeurs ou pamphlets !
J’ai donc lu avec grand plaisir cet ouvrage intelligent qui traite de sujets qui me préoccupent tant.
Je n’ai pu résister au plaisir de vous en communiquer de longs extraits (c’était difficile de choisir). J’espère qu’il ne m’en voudra pas. Mais le but est aussi de vous donner envie d’acheter le livre et surtout de le lire ! (Collection folio actuel)
Juste pour le plaisir, nous commencerons avec le fameux passage sur notre pauvre petit homme. Le sérieux suivra ensuite…

Page 17 "Sarkozy"

Pour comprendre la situation nous devons poser une question radicale. Si Sarkozy existe en tant que phénomène social et historique, malgré sa vacuité, sa violence et sa vulgarité, nous devons admettre que l’homme n’est pas parvenu à atteindre le sommet de l’état malgré ses déficiences intellectuelles et morales, mais grâce à elles. C’est sa négativité qui a séduit. Respect des forts, mépris des faibles, amour de l’argent, désir d’inégalité, besoin d’agression, désignation de boucs émissaires dans les banlieues, dans les pays musulmans ou en Afrique noire, vertige narcissique, mise en scène publique de la vie affective, et implicitement, sexuelle : toutes ces dérives travaillent l’ensemble de la société française ; elles ne représentent pas la totalité de la vie sociale mais sa face noire, elles manifestent son état de crise et d’angoisse. Malgré le jugement bienvenu et sévère des élections municipales de 2008, il est trop tôt pour affirmer que ces forces mauvaises seront à coup sûr refoulées et vaincues. Il serait imprudent, après s’être imaginé que Sarkozy résoudrait tous les problèmes, de se figurer que son effacement suffirait à les dissiper. Il serait surtout plus imprudent encore de croire que Sarkozy est fini en tant qu’homme politique parce qu’il est aujourd’hui impopulaire dans les sondages. Si la société française continue de déraper, il peut rebondir, en pire. Il peut même, pour rebondir, aider la société française à déraper. L’une des caractéristiques fondamentales de la période que nous vivons est qu’après n’importe quelle expérience politique malheureuse une autre peut nous attendre, plus désastreuse encore.
Au fond, nous devrions être reconnaissants à Nicolas Sarkozy de son honnêteté et de son naturel, si bien adaptés à la vie politique de notre époque. Parce qu’il a réussi à se faire élire en incarnant et en flattant ce qu’il y a de pire en nous, il oblige à regarder la réalité en face. Notre société est en crise, menacées de tourner mal, dans le sens de l’appauvrissement, de l’inégalité, de la violence, d’une véritable régression culturelle.

Page 58 "Globalisation et mondialisation"

Notre monde est bien sûr en crise, ridicule et inquiétant par bien des aspects. Mais comment refuser de voir les dimensions positives de la transformation actuelle ? L’histoire est contradictoire par nature. Dans les sociétés développées, l’éducation patine, sans régresser, sauf peut-être un temps aux États-Unis. Mais simultanément, une mutation technologique rend les communications plus rapides et la vie objectivement plus intéressante. C’est un monde nouveau qui se constitue. C’est pourquoi les jeunes en cours d’appauvrissement ne peuvent se contenter d’être bêtement désespérés. Ils ont du mal à se loger et à trouver du travail pour un salaire correct, mais Internet, les billets d’avion à bas prix et le téléphone portable définissent quand même un univers élargi par rapport à celui de leurs aînés.
C’est parce que cette contradiction existe qu’il est indispensable de distinguer entre globalisation et mondialisation. La « globalisation », c’est le mécanisme économique et financier aveugle dont nous ressentons désormais les effets négatifs. La « mondialisation », c’est quelque chose de beaucoup plus vaste et diffus, une ouverture mentale des cultures de la planète les unes aux autres, et ce concept devrait garder une connotation positive. Ni la pensée unique ni le national-républicanisme ne font clairement cette distinction.

Page 62 – "Education…"

On peut certes faire une histoire gouvernementale de l’éducation, menant de la loi Guizot de 1833, qui instaura une école primaire par commune, à la loi Berthoin de 1959 qui prolongea la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans, puis à la réforme Haby de 1975 qui instaura le collège unique. L’examen global des données sur une longue période suggère cependant que s’élever sur le plan éducatif et intellectuel est une tendance naturelle et primordiale de l’individu. Les données recueillies par Maggiolo permettent d’observer une croissance lente et spontanée tout au long du 18ème siècle, menant à une alphabétisation des jeunes hommes presque majoritaire à la veille de la révolution de 1789. Aucune politique nationale n’a mené à ce résultat. La croissance s’accélère au 19ème siècle, particulièrement pour les femmes, dans le contexte d’un début de prise de conscience et d’un début d’action centralisée. Mais le gros du mouvement s’est effectué avant que l’Etat ne légifère. L’instruction obligatoire est décidée par la 3ème République en 1882, à un moment où l’essentiel de l’alphabétisation est déjà réalisé. Au vu des courbes, Guizot, contrairement au légendaire républicain, apparait plus important que Ferry. Il suffit que l’Etat mette un minimum de moyens à la disposition des familles pour que le rythme de progression se précipite. Ce que nous voyons en œuvre, en fondamentalement, une tendance autonome de l’esprit humain. La 3ème République ne fit que mener à son terme un mouvement qui venait non pas du 17ème siècle, mais du Moyen Age. L’invention de l’imprimerie et la réforme protestante donnèrent, à l’échelle européenne, un double coup d’accélérateur.

Page 71 "Stagnation éducative et pessimisme culturel"

Nous devons à ce stade nous poser la question des causes de ces mouvements de hausse, d’accélération, de stagnation, de reprise. Je n’aurais pas la prétention de proposer une interprétation complète de la stagnation actuelle, à peine une hypothèse. Je n’oserais surtout pas dire si elle est temporaire ou définitive. Nous avons observé, dans le passé, des pauses – en Angleterre durant la révolution industrielle, en France durant l’entre-deux-guerre. Le mouvement ascendant a repris sa marche par la suite, et seul un pessimisme de principe pourrait conduire à affirmer que le plafond actuel est définitif.
Un facteur évident de blocage peut être identifié, en France comme aux Etats-Unis, et statistiquement observé dans la période qui a précédé immédiatement l’entrée en stagnation : la télévision. Cette innovation a clos l’âge de Gutenberg, celui de l’imprimerie, et d’une lecture occupant le cœur des loisirs. La télévision ramène tendanciellement l’individu à la culture orale ; elle encourage un rapport passif au divertissement et à la culture. La statistique de diffusion des récepteurs permet d’apporter un début de vérification empirique à l’hypothèse d’un blocage du progrès éducatif par le nouvel instrument audiovisuel. L’entrée en stagnation éducative des Etats-Unis intervient plus tôt non seulement parce qu’ils font la course en tête et qu’ils atteignirent les premiers un plafond supérieur, mais aussi parce que le développement de la télévision y a été plus précoce et massif…
….Rien ne nous autorise cependant à sombrer dans le catastrophisme puisque l’âge de la télévision s’achève. Internet ramène progressivement les jeunes générations à une prédominance de la culture écrite. Les adolescents qui discutent aujourd’hui d’ordinateurs à ordinateurs écrivent vraisemblablement plus, moyennant certes une orthographe simplifiée, que les adoescents lecteurs des années cinquante. Les anxieux de l’orthographe, s’ils veulent se rassurer, n’ont qu’à consulter quelques manuscrites du 17ème siècle pour constater que les fondateurs de notre tradition classique ne se laissaient guère embarrasser par des règles rigides.

Page 106 "De la démocratie à l’oligarchie"

Le narcissisme étant reconnu comme un trait fondamental nous pouvons l’insérer dans une description générale de l’implosion des groupes sociaux à une dérive centripète, conduisant à l’oubli de la collectivité globale et du monde extérieur. Au narcissisme individuel des membres de l’élite répond un narcissisme du groupe de l’élite, reniant ses responsabilités économiques et sociales, méprisant les humbles et enfermé dans une politique économique libre-échangiste, qui dégage des profits pour les riches et implique la stagnation puis la baisse des revenus pour les autres. Mais les couches intermédiaires, les milieux populaires vivent aussi leur vie propre, dans une sorte de séparatisme social généralisé. Les moyens de communication de masse permettent de recréer parfois l’illusion d’une vie collective, le temps d’une Coupe du monde ou d’Europe de football, si l’équipe nationale n’est pas éliminée trop tôt. Une sorte de rituel d’expiation conduit même les catégories supérieures à se passionner comme jamais pour le football, sport populaire à l’origine.
Il serait aussi absurde d’idéaliser le peuple que de prendre les élites au sérieux. Je ne pense pas pour ma part que l’obésité et un taux de cholestérol élevé conduisent au bien être métaphysique. En admettant même que l’individu ancien et sage ait existé, il a disparu du peuple comme des élites, sur le plan physique, comme sur le plan mental. …
… Le succès prodigieux d’un film comme Bienvenu chez les Ch’tis suggère que le mythe d’un peuple dépositaire de valeurs simple et puissantes n’est pas le propre du seul Lasch et de ses lecteurs. Mais la vérité psychologique et sociologique est que le monde populaire, enrichi pendant plusieurs décennies, puis fragilisé et parfois détruit par l’évolution économique, n’a rien à envier à celui des énarques pour ce qui est de la fermeture au monde. Les cadres, au moins, sont insérés dans des réseaux de relations et des activités culturelles dépassant le réseau de parenté. Dans le monde ouvrier, formidablement centré sur la famille, le narcissisme peut aujourd’hui devenir autisme. Décrire le peuple comme merveilleux, après avoir dénoncé les élites comme abjectes, c’est bien sûr faire du « populisme ». C’est aussi ignorer la réalité : le peuple, laissé à lui-même, ne peut que donner une version aggravée des valeurs et du comportement de ses élites. L’idéalisation du peuple n’est au fond qu’une entorse de plus au principe d’égalité des hommes, parce qu’elle accepte, en simulant un retournement, la nouvelle thématique inégalitaire.


Page 229 "Lutte de classes ?"

Les classes sociales, elles, ne peuvent être considérées comme d’ores et déjà globalisées, et nous sommes encore loin de la gouvernance mondiale dont rêvent les antidémocrates radicaux. Mais la délocalisation des mécanismes d »exploitation et d’extraction de la plus-value fait apparaitre des interactions de classes à l’échelle planétaire. La classe capitaliste occidentale a vécu pendant deux décennies les débuts d’un rêve dont on trouve la préfiguration dans le Manifeste du parti communiste : délocaliser son prolétariat, extraire du profit d’une population active située à l’autre bout du monde. Nos classes supérieures ont cependant du mal à affronter une partie de la nouvelle réalité : l’émergence d’un rival dangereux, une classe dirigeante chinoise qui ne se contentera pas du rôle de second violon dans l’exploitation de l’homme par l’homme, mais qui aspire autant que son homologue américaine à l’hégémonie mondiale. De toute façon, l’idéologie nationaliste qui lui sert à contrôler les masses déracinées de la Chine la conduit à adopter une posture agressive sur la scène internationale. La répression du soulèvement tibétain au printemps 2008 a dévoilé au grand jour non seulement l’arrogance du Parti communiste et de la nouvelle bourgeoisie rouge, mais aussi l’hostilité croissante des populations européennes et américaines à un régime libéral-communiste qu’elles perçoivent désormais comme un agent très actif de leur propre oppression économique.
Nous ne sommes qu’au début d’une prise de conscience, mais on sent déjà que le choix de l’ennemi extérieur – sera-t-il musulman ou chinois ? – reflétera des chois économiques et des préférences de classes. Au plus fort de la crise tibétaine, nous avons vu Jean-Pierre Raffarin aller transmettre à la Chine d’en haut les amitiés de la France d’en haut.
L’occidentalisme se présente aujourd’hui comme une doctrine antimusulmane. Le monde musulman n’est cependant pour rien dans nos difficultés économiques ; il est faible, dominé sur le plan géopolitique, incapable même de contrôler ses propres ressources pétrolières. Les partisans de la lutte des classes seront contraints non seulement d’épargner l’Islam, mais aussi d’affronter la question chinoise. La Chine pèse désormais négativement sur notre bien-être. Il faudra avoir le courage d’établir face à elle des barrières protectionnistes et de la contraindre à adopter un mode de développement plus équilibré. Le prix des denrées alimentaires étant durablement orienté à la hausse, la Chine, pour son confort comme pour celui du monde, doit s’intéresser à son agriculture. Elle doit produire pour son marché intérieur, réduire les inégalités et apaiser les tensions sociales. Il faut certes éviter que le conflit économique ne tourne au conflit de type ethno-culturel. Cela ne sera pas facile parce que la globalisation mêle, par nature, interaction économique et interaction ethnique. Mais la Chine a donné naissance à une civilisation admirable que nous devons respecter, sans diaboliser sa population. Son seul tort est d’avoir plus d’un milliard trois cent millions d’habitants, héritage d’une réussite historique exceptionnelle.

Page 259 "Après la démocratie"

Au terme de cet examen des transformations de le société française, nous pouvons évaluer l’ampleur du problème que doivent affronter nos politiques.
Dans le domaine de plus conscient de la vie sociale, la question économique apparait sans issue. Tandis que les élites de la pensée et de l’administration considèrent le libre-échange comme une nécessité, ou même une fatalité, la population le perçoit comme une machine à broyer les emplois, à comprimer les salaires, entrainant l’ensemble de la société dans un processus de régression et de contraction. Le véritable drame, pour la démocratie, ne réside pas tant dans l’opposition de l’élite et de la masse, que dans la lucidité de la masse et l’aveuglement de l’élite. Les salaires baissent effectivement, et vont continuer de le faire, sous les pressions conjuguées de la Chine, de l’Inde et des autres pays où le coût de la main d’œuvre est très bas.
Une démocratie saine ne peut se passer d’élites. On peut même dire que ce qui sépare la démocratie du populisme, c’est l’acceptation par le peuple de la nécessité d’une élite en laquelle il a confiance. Dans l’histoire des démocraties survient toujours, à un moment décisif, la prise en charge par une partie de l’aristocratie des aspirations de l’ensemble de la population : une sorte de saut de la foi qu’accomplissent conjointement privilégiés et dominés. C’est ce qu’illustrent des personnages comme Périclès à Athènes, ou Washington et Jefferson aux Etats-Unis. En France, il faut évoquer la participation de bien des aristocrates à l’épanouissement des lumières et à l’abolition des privilèges durant la nuit du 4 aout, plutôt que l’acceptation par Tocqueville d’une déjà irrésistible. La grande bourgeoisie laïque, grâce à laquelle s’établit la 3ème République, fut une classe admirable, dont les bibliothèques, quand elles ont survécu, témoignent du très haut niveau de culture.
La révolte des élites (pour reprendre l’expression de Christopher Lasch) marque la fin de cette collaboration. Une rupture coupe les classes supérieures du reste de la société, provoquant l’apparition d’une dérive oligarchique et du populisme.
Il serait vain d’accuser tel ou tel individu : des forces historiques aussi lourdes qu’impersonnelles sont à l’œuvre. Récapitulons. Alors que dans un premier temps l’alphabétisation de masse, par la généralisation de l’instruction primaire, avait homogénéisé la société, la poussée culturelle de l’après-guerre puis son blocage vers 1995 ont séparé les éduqués supérieurs du gros de la population, créant une structure stratifiée au sein de laquelle les couches superposées ne communiquent plus. L’implosion des idéologies religieuses et politiques qui a accompagné ce processus a achevé de fragmenter la société ; chaque métier, chaque ville, chaque individu tend à devenir une bulle isolée, confinée dans ses problèmes, ses plaisirs et ses souffrances. L’establishment politico-médiatique n’est qu’un groupe autiste parmi d’autres, ni meilleur ni pire, simplement plus visible. Il est insupportable parce que, semblable à la noblesse de 1789, il ne justifie plus ses privilèges par un service rendu à la nation.


Si ces longs extraits vous ont plu, lisez l’ouvrage dans son entier, vous ne serez pas déçu.
Vous trouverez beaucoup de chose sur Emmanuel Todd et son livre sur le web (faites le tri). 

dimanche 26 septembre 2010

Hervé Kempf : Comment les riches détruisent la planète.

Hervé Kempf : "Comment les riches détruisent la planète"

Il n'y a pas que des "Bisounours" au pays de l'écologie. Dans son livre réquisitoire, Hervé Kempf nous rappelle avec vigueur que la crise écologique et la crise sociale sont les deux versants d'un même désastre.

Je vous propose donc ici un extrait de ce livre dont je vous conseille bien sûr la lecture !


Vous pouvez également lire cet article d'Hervé Kempf sur le site du monde Diplomatique : http://www.monde-diplomatique.fr/mav/99/KEMPF/16157
Et visionner cette vidéo d'une interview de lui en mars 2011.

Voici l'extrait de son livre que j'ai choisi pour vous :
"La question centrale (p.34 à 37)"



Voici la question centrale : Alors que tout cela est clair, pourquoi le système est-il si obstinément incapable de bouger ?

Plusieurs réponses sont possibles.

Une réponse implicite de l’opinion commune est qu’au fond, la situation n’est pas si grave. Si tout citoyen attentif observe ici et là d’innombrables signaux d’alarme, le courant général d’information les noies dans un flot qui les relativise. Et il se trouve toujours d’habiles conservateurs, forts de leur notoriété, pour proclamer à coups d’arguments biaisés que tout cela est exagéré. Une variante est de reconnaitre le sérieux du problème, en affirmant que l’on pourra s’y adapter presque spontanément, par de nouvelles technologies.

Mais il faut aller plus loin. Trois facteurs jouent pour minimiser l’importance de la situation.

D’une part, le cadre dominant d’explication du monde est aujourd’hui celui d’une représentation économique des choses. Ainsi, le monde connait une prospérité apparente marquée par la croissance des PIB (produit intérieur brut) et du commerce international.

Cette description est intrinsèquement faussée du fait que cette « croissance économique » ne paie pas le coût de la dégradation de l’environnement. En termes comptables, une entreprise doit minorer le bénéfice de son exploitation en mettant de côté des sommes, appelées « amortissements », destinés à compenser l’usure des moyens de production utilisés ; ainsi, quand ces moyens sont usés, l’entreprise dispose d’une réserve pour les remplacer. Mais l’entreprise « Economie mondiale » ne paie pas « l’amortissement de la biosphère », c’est-à-dire le coût de remplacement du capital naturel qu’elle utilise. Admissible quand les capacités d’absorption de la biosphère étaient grandes, cette conduite devient criminelle quand ces possibilité atteignent leurs limites.

L’opinion mondiale et les décideurs sont dans la même situation qu’un chef d’entreprise dont l’expert comptable oublierait de compter l’amortissement. Ils croient que l’entreprise va bien alors qu’elle court à la faillite.

D’autre part, les élites dirigeantes sont incultes. Formées en économie, en ingénierie, en politique, elles ont souvent ignorantes en sciences et quasi toujours dépourvues de la moindre notion d’écologie. Le réflexe habituel d’un individu qui manque de connaissances est de négliger voire de mépriser les questions qui relèvent d’une culture qui lui est étrangère, pour privilégier les questions où il est le plus compétent. Les élites agissent de la même manière. D’où, de leur part, une sous-estimation du problème écologique.

Un troisième facteur ne saurait être oublié : le mode de vie des classes riches les empêche de sentir ce qui les entoure. Dans les pays développés, la majorité de la population vit en ville, coupée de l’environnement où commencent à se manifester les craquements de la biosphère. Elle est d’ailleurs largement protégée de ces craquements par les structures de gestion collective élaborés dans le passé et qui parviennent à amortir les chocs (inondations, sécheresses, séismes…) quand ils ne sont pas trop violents. L’occidental moyen occupe la plus grande partie de son existence dans un lieu clos, passant de sa voiture au bureau climatisé, s’approvisionnant dans des hypermarchés sans fenêtres, déposant ses enfants à l’école en automobile, se distrayant chez lui dans le tête à tête avec la télévision ou l’ordinateur, etc. Les classes dirigeantes, qui modèlent l’opinion, sont encore davantage coupées de l’environnement social et écologique : elles ne se déplacent qu’en voiture, vivent dans des lieux climatisés, suivent des circuits de transports – aéroports, quartiers d’affaires, zones résidentielles – qui les mettent à l’abri du contact avec la société. Elles minorent évidemment les problèmes dont elles n’ont qu’une représentation abstraite.

Quand à ceux qui sont d’ores et déjà confrontés aux désordres sociaux et écologiques de la crise en cours – pauvres des banlieues occidentales, paysans d’Afrique ou de Chine, employés des maquiladoras américaines, habitants des bidonvilles de partout -, ils n’ont pas voix au chapitre. 

A la question : Pourquoi rien ne change-t-il alors qu’il est si évidemment impératif de changer, une réponse d’un autre type pourrait encore être apportée. L’effondrement de l’URSS et l’échec du socialisme dans les années 1980 ont supprimé la possibilité de se référer à une alternative, ou plutôt, ont rendu l’idée de celle-ci irréaliste. Le capitalisme a bénéficié de son succès indéniable sur l’Union Soviétique, tandis qu’il était stimulé par l’irruption de la micro-informatique et des techniques numériques, qui ont joué un rôle structurant comparable à celui du développement des chemins de fer au XIXe siècle et de l’automobile au XXe. Par ailleurs, le socialisme, devenu le centre de gravité de la gauche, est fondé sur le matérialisme et l’idéologie du progrès du XIXe siècle. Il a été incapable d’intégrer la critique écologiste. Le champ est ainsi libre pour une vision univoque du monde, qui jouit de sa victoire en négligeant les nouveaux défis.

Mais aucune de ces réponses n’est suffisante. La solution est autre et les englobe toutes.

Si rien ne bouge, alors que nous entrons dans une crise économique d’une gravité historique, c’est parce que les puissants de ce monde le veulent.

Le constat est brutal, et la suite de ce livre devra le justifier. Mais on doit partir de là, sans quoi les diagnostics exacts des Lester Brown, Nicolas Hulot, JeaN6Marie Pelt, Hubert Reeves, on en passe, qui se concluent invariablement par un appel à « l’humanité », ne sont que de l’eau tiède sentimentale.

Candides camarades, il y a des méchants hommes sur terre.

Si l’on veut être écologiste, il faut arrêter d’être benêt.

Le social reste l’impensé de l’écologie. Le social, c’est-à-dire les rapports de pouvoir et de richesses au sein des sociétés.

Mais l’écologie est symétriquement l’impensé de la gauche. La gauche, c’est-à-dire ceux pour qui la question sociale – la justice – reste première. Habillée de ce qui reste des haillons du marxisme, elle repeint sans cesse les chromos du XIXe siècle, ou s’abîme dans le « réalisme » du « libéralisme tempéré ». Ainsi, la crise sociale – marquée par le creusement de l’inégalité et par la dissolution des liens de solidarité tant privés que collectifs - , qui semble recouvrir la crise écologique, sert de facto à l’écarter du champs de vision.

On trouve donc des écologistes niais – l’écologie sans le social -, une gauche scotchée à 1936 ou 1981 – le social sans l’écologie -, et des capitalistes satisfaits : « Parlez, braves gens, et surtout, restez divisés. »
Il faut sortir de hiatus. Comprendre que crise écologique et crise sociale sont les deux facettes d’un même désastre. Et que ce désastre est mis en œuvre par un système de pouvoir qui n’a plus pour fin que le maintien des privilèges des classes dirigeantes.













PS : Personnellement je ne suis pas loin de penser que c'est une cause perdue, la puissance de feu adverse est si puissante ! Mais j'apprécie le panache de ces dernières charges héroïques qui préludent à l'effondrement...