lundi 28 décembre 2015

Retour au meilleur des mondes, avec Aldous Huxley




Voici un article un peu spécial, qui vient après une très longue mise en veille de ce blog-notes

Je l'ai rédigé ce dimanche 6 décembre 2015, très rapidement, en un après-midi. Je l'ai publié également sur mon site Transitio.net et sur le blog miroir de celui-ci, dans la rubrique "Oser penser", bien sûr...

Aujourd'hui, premier tour des élections régionales en France, le Front National, un parti fasciste, fondé par des collabos, d'anciens SS, des monarchistes et autres ennemis jurés de la République arrive en première position dans nombre de régions.

J'ai déjà essayé de parler du FN sur Transitio.net, mais j'ai choisi de prendre un peu de distance et de vous parler d'un livre que je viens de terminer.

A vous de voir le rapport...




Huxley ou Orwell ?


Peut-être avez-vous lu « Le meilleur des mondes » d’Aldous Huxley ? Peut-être avez-vous également lu « 1984 » de George Orwell ? Si c’est le cas, peut-être vous demandez-vous alors, lequel des deux a été le plus lucide, le plus visionnaire, quant à l’évolution de nos sociétés ?



Dictature poivrée ou sucrée ?

Aldous Huxley s’est d’une autre façon posé cette question en 1958, soit 27 ans après avoir publié « Le meilleur des mondes » et 10 ans après la publication de « 1984 ». Il s’est posé cette question et il y a apporté quelques réponses dans cet étonnant petit livre intitulé « Retour au meilleur des mondes » dont je vous conseille bien sûr la lecture.
57 ans sont encore passés depuis la publication de ce livre. Force est de constater que c’est la vision d’Aldous Huxley qui se rapproche le plus de la tournure que prend notre société. Ce n’est pas la dictature à l’ancienne, brutale et violente, façon 1984 qui semble le plus nous menacer. Ce serait plutôt une soumission consentie, voire désirée, « délicatement » insérée dans nos esprits par un pouvoir démesurément puissant possédant des outils de persuasion d’une efficacité jamais égalée.



Propagande indispensable ?

Lorsque Aldous Huxley évoque « Madison avenue » dans l’extrait ci-dessous, il désigne le monde de la publicité qui a pris son essor depuis cette avenue de Manhattan dans les années 20. C’est le monde des spin doctors, les maîtres de la propagande, dont le génial Edward Bernays fut l’inventeur.

Edward Bernays qui écrivait dans son livre Propaganda, publié en 1929 : « L’instruction généralisée devait permettre à l’homme du commun de contrôler son environnement. A en croire la doctrine démocratique, une fois qu’il saurait lire et écrire il aurait les capacités intellectuelles pour diriger. Au lieu de capacités intellectuelles, l’instruction lui a donné des vignettes en caoutchouc, des tampons encreurs avec des slogans publicitaires, des éditoriaux, des informations scientifiques, toutes les futilités de la presse populaire et les platitudes de l’histoire, mais sans l’ombre d’une pensée originale. Ces vignettes sont reproduites à des millions d’exemplaires et il suffit de les exposer à des stimuli identiques pour qu’elles s’impriment toutes de la même manière. »

Inutile de vous dire que les moyens dont disposent ces nouveaux propagandistes sont sans commune mesure avec ceux dont disposaient les publicitaires des années 20 ! Le développement des sciences sociales tout comme les fabuleuses avancées réalisées sur le fonctionnement du cerveau leur ont remis entre les mains un pouvoir sur nos esprits et nos comportements dont la plupart d’entre nous n’ont même pas conscience.

La propagande est-elle indispensable en démocratie comme le prétendait cyniquement Edward Bernays ? 
Une population de citoyens instruits et disposant d’un sens critique affûté est-elle vraiment ingouvernable ? 
Sommes-nous condamnés à devenir un troupeau aveugle et stupide, vivant parqué dans des mégapoles gigantesques ? 
La démocratie ne pourrait-elle effectivement fonctionner que dans des petites communautés de la taille d’une cité grecque ou d’un petit pays de la taille de la Suisse par exemple ?



La surpopulation et le risque d’en avoir peur

Aldous Huxley désigne la surpopulation comme la cause essentielle de la perte de liberté dans nos sociétés. Cette crainte existait déjà à son époque, ainsi qu’une crainte de voir l’espèce humaine dégénérer de ce fait. Cette crainte de la dégénérescence était alors portée par la dangereuse théorie de l’eugénisme. Cette théorie, issue d’une mauvaise interprétation de la génétique naissante, bénéficia d’un engouement général parmi toutes les élites des années 30 et 40, élites aussi bien intellectuelles que politiques ou artistiques. Un médecin français, Alexis Carel, reçu même un prix Nobel pour avoir exposé « brillamment » cette théorie. Que préconisait cette théorie ? Une sélection génétique des individus pour épurer la race humaine… On sait à quoi cela mena par la suite…

Même si Aldous Huxley a été influencé par cette théorie, qui à l’époque était quasiment aussi incontestable que le sont les causes du réchauffement climatique actuellement (c’est vous dire !), il n’en n’était pas moins un humaniste et son souci de notre avenir était généreux et sincère.



Le poison grégaire

Une expression a retenu plusieurs fois mon attention dans le texte, celui de « poison grégaire ». En y réfléchissant un peu, je me suis dit que ce n’était pas tant la surpopulation qui constituait une menace, que la concentration. Excusez l’image, mais les éleveurs savent bien que les maladies viennent au troupeau du fait qu’il vit parqué. La moindre petite pathologie physique ou mentale peut prendre des proportions considérables au sein d’une population de gens concentrés dans des lieux de travail et de vie surpeuplés.



Pourquoi la concentration ?

A quel besoin répond actuellement l’accélération de la concentration urbaine ? Pourquoi laisse-t-on volontairement détruire les campagnes et abandonne-t-on progressivement leurs friches à des consortiums qui produisent une nourriture immonde à l’aide de machines et de produits chimiques dans des fermes usines automatisées ? Pourquoi après avoir exporté à l’étranger les métiers qui les faisaient vivre ou abandonné leurs commerces et services aux multinationales, laisse-t-on mourir peu à peu les petites villes de province ? Pourquoi le mot d’ordre est-il au regroupement, à la centralisation régionale, à la création de grandes métropoles polluantes et dévoreuses d’énergie ?
Les effets de ce poison grégaire évoqué par Huxley ne sont-ils pas assez évidents ? A-t-on le droit de s’inquiéter de cette épidémie de bêtise qui contamine peu à peu le troupeau, ou bien celle-ci est-elle « sous contrôle » ?
Que peu devenir l’individu qui a fait l’effort d’apprendre à penser pour gagner sa liberté, si celui-ci est emprisonné au milieu d’un troupeau bêlant pour une divinité anachronique ou un produit marketing ?



Le retour du pire

Le pire de notre histoire semble près de prendre son aveugle revanche. Les acquis des siècles de combats pour la liberté n’ont jamais été aussi menacés et surtout, aussi peu défendus. Le troupeau aime les bergers qui le tondent tout aussi bien que les loups qui l’égorge ! L’accélération de ce phénomène de troupeau, peut-être fort utile pour « diriger » nos soi-disant démocraties, donne peu à peu le jour à un nouvel animal humain, lâche et fragile comme un mouton, bêlant « Vive Marine », « Vive la croissance », « Allah Akbar », « Vive Jésus », ou « IPhone 6 » ! La régression est telle que rien ne sert d’argumenter auprès de ces malheureux. Leur ignorance constitue la base de leur misérable fierté et ceux qui se croient les plus malins vous sortent des arguments bêtes à pleurer, bien souvent dignes de la scolastique médiévale ou des pires heures du nazisme…



Que faire ?

C’est le titre du dernier chapitre de ce livre d’Aldous Huxley.
Se tenir autant faire se peut à l’écart du troupeau ? Eviter les bêtes malades ? Je me rends compte à quel point cette dernière suggestion peut prêter à une mauvaise interprétation. Mais quelle solution nous reste-t-il, sinon fuir ?
Pourquoi ne pas lire « L’éloge de la fuite » de Henri Laborit ?




Je vous propose de lire deux extraits de ce livre passionnant
                                                                                                                   

Extrait du chapitre V « La propagande dans une dictature »


« Hitler », écrivait Hermann Rauschning en 1939, « a un profond respect pour l’Eglise catholique et l’ordre des Jésuites, en raison non pas de leur doctrine chrétienne, mais du point du « mécanisme » qu’ils ont mis au point et contrôlé, de leur système hiérarchique, de leur connaissance de la nature humaine, de la sagacité avec laquelle ils font usage de ses faiblesses pour dominer les croyants. » Un cléricalisme sans christianisme, la discipline d’une règle monastique, non pas dans la plus grande gloire de dieu ou le salut personnel, mais pour l’Etat et la plus grande gloire du démagogue devenu chef – tel était le but vers lequel tendait le déplacement systématique des masses.

Voyons ce que Hitler pensait des foules qu’il remuait et comment il opérait ces déplacements. Le premier principe dont il partait était un jugement de valeur : les masses sont absolument méprisables. Incapables de la moindre pensée abstraite, elles ne s’intéressent à rien en dehors des limites de leur expérience immédiate. Leur comportement est déterminé, non par la connaissance et la raison, mais par des sensations et des entraînements inconscients. C'est à ce niveau que sont « implantées les racines de leurs attitudes, aussi bien positives que négatives ». Pour réussir, un propagandiste doit apprendre à manipuler ces instincts et ces émotions. « La puissance d'impulsion qui a provoqué les révolutions les plus formidables sur cette terre n'a jamais été un compendium d'enseignements scientifiques étendant progressivement son influence sur les foules, mais toujours une dévotion qui les a inspirées et souvent une manière d'hystérie qui les a jetées dans l'action. Qui veut se gagner les masses doit connaitre la clef qui ouvrira la porte de leur cœur »... en jargon post-freudien, de leur subconscient.

Ceux que Hitler séduisait le plus étaient ces membres de la petite bourgeoisie ruinés par l'inflation de 1923, puis de nouveau par la dépression de 1929 et des années suivantes. Les « masses » dont il parle, c'étaient ces millions d'êtres désorientés, aigris et dévorés d'une anxiété chronique. Pou les rendre plus amorphes, plus homogènes dans leur abaissement au-dessous du niveau humain, il les rassembla par milliers et dizaines de milliers dans de vastes arènes où les individus pouvaient perdre leur identité, voire leur humanité élémentaire et se fondre dans la foule. Un homme ou une femme entre en contact direct avec la société de deux façons : en tant que membre soit de quelque groupe familial professionnel ou religieux, soit d'une foule. Les groupes sont capables d'être aussi moraux et intelligents que les individus qui les composent, une foule est chaotique, sans volonté propre et capable de tout sauf d'une action intelligente ou d'une pensée réaliste. Rassemblés dans son magma, les humains perdent leur faculté de raisonner et de faire un choix en matière de morale.

Leur suggestibilité est accrue à un point tel qu'ils cessent d'avoir le moindre jugement, la moindre volonté propre. Ils deviennent excitables, perdent tout sens de leurs responsabilités personnelles ou collectives, sont sujets à de brusques accès de rage, d'enthousiasme et de panique. En un mot, l'homme, dans une foule, se comporte comme s'il avait avalé une forte dose d'un puissant alcool, il est victime de ce que j'ai appelé l'empoisonnement grégaire ». Comme l'alcool, ce poison est une substance active, faisant sortir de soi-même; l'individu qui souffre de ses effets échappe aux responsabilités, à l'intelligence et à la moralité pour se réfugier dans une sorte d'animalité frénétique et vide.

Durant sa longue carrière d'agitateur, Hitler avait étudié les effets du poison grégaire et appris à les utiliser dans l'intérêt de ses desseins. Il avait découvert que l'orateur peut mettre en branle, beaucoup plus efficacement que l'écrivain, ces forces cachées » qui motivent les actions des hommes. La lecture est une activité non pas collective mais privée. L'écrivain ne s'adresse qu'à des individus assis chez eux, dans un état de sobriété normale. L'orateur parle à des masses déjà bien contaminées par le poison grégaire, elles sont à sa merci et, s'il connaît son métier, il peut faire d'elles ce qu'il veut. Or, Hitler était un maître d'une suprême habileté dans ce domaine. Il était capable, selon ses propres termes, de suivre les indications données par la grande masse de façon telle que les émotions vivantes de ses auditeurs lui suggéraient le mot propre dont il avait besoin et que ce mot retournait droit au cœur de la foule , Otto Strasser disait qu'il était un « haut-parleur, révélant les désirs les plus secrets, les instincts les moins admissibles, les souffrances et les révoltes personnelles de toute une nation ». Vingt ans avant que Madison Avenue se fût lancée dans la «  recherche des motivations », Hitler explorait et exploitait systématiquement les craintes, les espoirs secrets, les désirs, les appétits, les anxiétés et les rancœurs des masses allemandes. C'est par la manipulation de «  forces cachées » que les experts en publicité vous incitent à acheter leurs produits - une pâte dentifrice, une marque de cigarette, un candidat politique - et c'est en faisant appel aux mêmes, ainsi qu'à d'autres trop dangereuses pour que s’y frotte Madison Avenue, que Hitler a incité les "masses allemandes à s'acheter un Führer, une philosophie insane et une Deuxième Guerre mondiale.

Contrairement à la foule, les intellectuels ont le goût du rationnel et s'intéressent aux données d'expérience. Leur esprit formé à la critique les rend réfractaires au genre de propagande qui réussit si bien avec la majorité. Parmi les masses « l'instinct est le maître suprême et de l'instinct naît la foi... Alors que les éléments sains du peuple serrent instinctivement les rangs pour former une collectivité " (sous la direction d’un Chef, cela va sans dire) « les intellectuels couraillent de-ci et de-là comme des volailles dans un poulailler. On ne peut pas faire l'Histoire avec eux, ni les utiliser pour édifier un groupe homogène, Les intellectuels sont de ces gens qui exigent des preuves et s'indignent des illogismes, ainsi que des sophismes. Ils considèrent l’excès de simplification comme le péché originel de l’esprit et n'ont que faire des slogans, assertions catégoriques et généralisations abusives qui constituent le répertoire du propagandiste. « Toute propagande efficace », a écrit Hitler, « doit se borner au strict indispensable, puis s’exprimer en quelques formules stéréotypées. " Celles-ci doivent être constamment reprises, car « seule la répétition constante réussira finalement à graver une idée dans la mémoire d’une foule ». La philosophie nous enseigne à douter de ce qui nous parait évident. La propagande, au contraire, nous enseigne à accepter pour évident ce dont il serait raisonnable de douter. Le but du démagogue est de créer la cohésion sociale sous sa propre autorité.

Mais, ainsi que Bertrand Russel l’a fait remarquer, «  les systèmes dogmatiques sans fondements empiriques, tels que la scolastique, le marxisme et le fascisme, ont l’avantage de susciter une cohérence sociale marquée parmi leurs disciples ». Il faut donc que le propagandiste démagogique soir uniformément dogmatique. Toutes ses déclarations sont catégoriques et sans nuances, le tableau qu'il brosse du "monde n’a pas de gris, tout y est diaboliquement noir ou célestement blanc" Selon les termes de Hitler, il doit adopter « une attitude systématiquement partiale à l'égard de tous les problèmes qu’il a à traiter ". Il ne doit jamais admettre qu’il a pu se tromper, ou que des gens avant un point de vue différent pourraient avoir même en partie raison.

Défense de discuter avec des adversaires; ils seront attaqués, réduits au silence ou, s'ils deviennent trop gênants, liquidés. L’intellectuel à la conscience exagérément délicate pourra être choqué par ces procédés, mais les masses sont toujours convaincues que « le bon droit est du côté de l'agresseur ".

Telle était donc sur l'humanité dans sa masse l'opinion de Hitler : elle était féroce, était-elle fausse? On connait l'arbre à ses fruits et une conception de la nature humaine qui a inspiré un genre de méthode aussi horriblement efficace doit contenir au moins une part de vérité. La vertu et l'intelligence appartiennent aux humains en tant qu'individus librement associés à leurs semblables dans de petits groupes. Le péché et la bêtise aussi. Cependant, la vanité préhumaine à laquelle le démagogue fait appel, le crétinisme moral sur lequel il s'appuie quand il fouaille ses victimes pour les jeter dans l'action, sont des traits qui caractérisent l'homme et la femme non pas en tant qu'individus, mais dans la masse.

L'absence de pensée et l'idiotie morale ne sont pas des attributs caractéristiques de l'espèce humaine, ce sont des symptômes d'empoisonnement grégaire. Dans toutes les religions les plus évoluées du globe, la conversion et l'illumination sont affaires personnelles. Le royaume des cieux est dans l'esprit de chacun, non pas dans le vacuum collectif d'une foule. Le Christ a promis d'être présent là où deux ou trois personnes se seraient rassemblées, il n'a jamais dit qu'il serait au milieu de milliers d'êtres en train de se contaminer réciproquement à grandes lampées de poison grégaire. Sous les Nazis, des multitudes énormes étaient obligées de passer un temps non moins énorme à marcher en rangs serrés du point A au point B, pour revenir au point A.

« Ce soin de garder ainsi toute la population en mouvement semblait être une perte insensée de temps et d'énergie. Ce n'est que bien plus tard, ajoute Hermann Rauschning, « qu’on y a découvert une intention subtile, fondée sur une coordination judicieuse des fins et des moyens. La marche au pas cadencé détourne les pensées des hommes, elle tue l'intelligence, elle supprime la personnalité, elle est le coup de baguette magique indispensable pour accoutumer les gens à une activité mécanique, quasi rituelle, jusqu’à ce qu'elle devienne une seconde nature. »

A son point de vue, et au niveau où il avait décidé d'accomplir son horrible besogne, Hitler avait fait une estimation parfaitement juste de la nature humaine. Pour ceux d'entre nous qui considèrent les hommes et les femmes comme des individualités, non comme les membres de foules ou de collectivités enrégimentées, il parait s’être hideusement trompé. A une époque où la surpopulation s'accélère, où l'excès d’organisation s'accentue, où les moyens d'information à l'échelle planétaire deviennent sans cesse plus efficaces, comment pouvons-nous sauvegarder l'intégrité et réaffirmer la valeur de la personnalité humaine ? C'est là un problème que l'on peut encore poser et peut-être résoudre effectivement.

Dans une génération d'ici, il risque d’être trop tard pour trouver une réponse et peut-être même sera-t-il impossible dans l'ambiance collective étouffante de ces temps futurs, de poser la question.




Extrait du chapitre XII « Que faire ? »

Arrivés à ce point, nous nous trouvons devant une question très troublante. Désirons-nous vraiment agir? Est-ce que la majorité de la population estime qu'il vaut bien la peine de faire des efforts assez considérables pour arrêter et si possible renverser la tendance actuelle vers le contrôle totalitaire intégral? Aux U.S.A. – et l'Amérique est l'image prophétique de ce que sera le reste du monde urbano-industriel dans quelques années d'ici - des sondages récents de l'opinion publique ont révélé que la majorité des adolescents au-dessous de vingt ans, les votants de demain, ne croient pas aux institutions démocratiques, ne voient pas d’inconvénient à la censure des idées impopulaires, ne jugent pas possible le gouvernement du peuple par le peuple et s'estimeraient parfaitement satisfaits d’être gouvernés d’en haut par une oligarchie d’experts assortis, s'ils pouvaient continuer à vivre dans les conditions auxquelles une période de grande prospérité les a habitués. 
Que tant de jeunes spectateurs bien nourris de la télévision, dans la plus puissante démocratie du monde, soient si totalement indifférents à l’idée de se gouverner eux-mêmes, s'intéressent si peu à la liberté d’esprit et au droit d'opposition est navrant, mais assez peu surprenant. « Libre comme un oiseau », disons-nous, et nous envions les créatures ailées qui peuvent se mouvoir sans entrave dans les trois dimensions de l’espace, mais hélas, nous oublions le dodo. Tout oiseau qui a appris à gratter une bonne pitance d’insectes et de vers sans être obligé de se servir de ses ailes renonce bien vite au privilège du vol et reste définitivement à terre. Il se passe quelque chose d’analogue pour les humains. Si le pain leur est fourni régulièrement et en abondance trois fois par jour, beaucoup d'entre eux se contenteront fort bien de vivre de pain seulement - ou de pain et de cirque.

« En fin de compte », dit le grand Inquisiteur dans la parabole de Dostoïevski, «  ils déposeront leur liberté à nos pieds et nous diront : faites de nous vos esclaves, mais nourrissez-nous. » Et quand Aliocha Karamazov demande à son frère, celui qui raconte l’histoire, si ce personnage parle ironiquement, Ivan répond : « Pas le moins du monde ! Il revendique comme un mérite pour lui et son Eglise d’avoir vaincu la liberté dans le dessein de rendre les hommes heureux, Oui, pour rendre les hommes heureux. « Car rien », assure-t-il, « n'a jamais été plus insupportable pour un homme ou une société humaine que la liberté. » Rien, si ce n’est son absence; en effet, lorsque les choses vont mal et que les rations sont réduites, les dodos rivés au sol réclament leurs ailes à tue-tête - pour y renoncer, une fois de plus, quand les temps deviennent meilleurs et les éleveurs plus indulgents, plus généreux. 
Les jeunes qui ont si piètre opinion de la démocratie combattront peut-être pour défendre la liberté. Le cri de « Donnez-moi là télévision et des saucisses chaudes, mais ne m’assommez pas avec les responsabilités de l'indépendance », fera peut-être place, dans des circonstances différentes à celui de «  La liberté ou la mort ». Si une telle révolution se produit, elle sera due en partie à l'action de forces sur lesquelles, même les gouvernements les plus puissants n’ont que très peu de pouvoir, en partie à l'incompétence de ces chefs, à leur manque d'efficacité dans le maniement des instruments de manipulation mentale que la technique et la science ont fournis et continueront à fournir aux aspirants dictateurs. 
Si l’on considère leur ignorance et le peu de moyens dont ils disposaient, les Grands inquisiteurs du passé ont obtenu des résultats remarquables. Mais leurs successeurs, les dictateurs bien informés et intégralement scientifiques de l’avenir, feront à n'en pas douter beaucoup mieux. Le Grand Inquisiteur reproche au Christ d’avoir appelé les hommes à la liberté et Lui dit : « Nous avons corrigé ton œuvre et l'avons fondée sur le miracle, le mystère et l'autorité. » Mais cette trinité n'est pas suffisante pour garantir la survie indéfinie d'une tyrannie. 
Dans le Meilleur des Monde, les dictateurs y avaient ajouté la science, ce qui leur permettait d'assurer leur autorité par la manipulation des embryons, des réflexes chez les enfants et des esprits à tous les âges et des esprits à tous les âges. Au lieu de parler simplement de miracles et de glisser des allusions symboliques aux mystères, ils étaient en mesure, grâce à des drogues, d'en faire faire l'expérience directe à leurs sujets - de transformer la foi en connaissance extatique. Les anciens dictateurs sont tombés parce qu'ils n'ont jamais pu fournir assez de pain, de jeux, de miracles et de mystères à leurs sujets; ils ne possédaient pas non plus un système vraiment efficace de manipulation mentale. Par le passé, libres penseurs et révolutionnaires étaient souvent les produits de l'éducation la plus pieusement orthodoxe et il n'y avait rien là de surprenant. Les méthodes employées par les éducateurs classiques étaient et sont encore extrêmement inefficaces. Sous la férule d'un dictateur scientifique, l'éducation produira vraiment les effets voulus et il en résultera que la plupart des hommes et des femmes en arriveront à aimer leur servitude sans jamais songer à la révolution. Il semble qu'il n'y ait aucune raison valable pour qu'une dictature parfaitement scientifique soit jamais renversée.




Petit cadeau :


Pour les étourdis qui auraient oublié de cliquer sur des liens hypertextes de cet article, les 3 livres mentionnés sont téléchargeables en pdf par certains d'entre-eux.

mardi 15 décembre 2015

Victor Hugo : Quatrevingt-treize


Victor Hugo

Quatrevingt-treize...
(Orthographié comme l'a écrit Victor Hugo)


"Qutrevingt-treize" est le dernier roman écrit par Victor Hugo. Il devait constituer le dernier volume d'une trilogie consacrée à la Révolution Française, dont "l'homme qui rit" constituait le premier volet.

"Quatrevingt-treize" et "l'homme qui rit" sont les deux romans de Victor Hugo que je préfère. Je vous propose de lire les premières pages de ce formidable livre. Il m'arrive parfois de citer un extrait de ce premier chapitre lorsque j'ai à défendre la Révolution Française contre ses nombreux ennemis (Voir ci-dessous).

1793, pour certains, c'est la Terreur. Pour moi, c'est l'an 2 de la République. C'est le moment terrible de notre histoire où toutes les armées d'Europe attaquent la France pour étouffer l'esprit de liberté de la révolution. C'est aussi le moment où la République est attaquée sur ses arrières par les Chouans de Vendée et de Bretagne.

Les bonnes âmes qui crient à l'horreur lorsqu'elles évoquent la Terreur Révolutionnaire, se gardent bien de comparer celle-ci avec la terreur de l'ancien régime qui dura des siècles. Je n'ai pas l'intention de tenir une comptabilité de l'horreur, ni de justifier la violence, mais voici juste un exemple. Durant les 17 mois que dura la Terreur, le tribunal révolutionnaire ordonna à Paris 2627 condamnations à mort. C'est moins que le nombre de victimes tuées en une seule nuit lors du massacre de la Saint Barthelemy ordonné par le roi Charles IX.

Demandez-vous pourquoi la violence révolutionnaire ne trouve aucune excuse à ces bonnes âmes qui veulent tout ignorer de la violence de l'ancien régime.

Demandez-vous comment aurait réagi le gouvernement français, si pendant la guerre de 1914 - 1918, une province de France avait refusé de défendre les frontières et s'était révoltée ?

Si vous vous intéressez vraiment à la Révolution Française et que vous cherchez à comprendre les raisons de la guerre de Vendée, peut-être comprendrez-vous mieux la réaction de ce grenadier du bataillon du bonnet rouge, lorsqu'il s'exclame :
"C'est que c'est tout de même un véritable massacrement pour l'entendement d'un honnête homme, - , que de voir des iroquois de la Chine qui ont eu leur beau−père estropié par le seigneur, leur grand−père galérien par le curé et leur père pendu par le roi, et qui se battent, nom d'un petit bonhomme ! et qui se fichent en révolte et qui se font écrabouiller pour le seigneur, le curé et le roi !


Voici donc le premier chapitre de ce formidable roman du grand Victor Hugo.



LE BOIS DE LA SAUDRAIE



    Dans les derniers jours de mai 1793, un des bataillons parisiens amenés en Bretagne par Santerre fouillait le redoutable bois de la Saudraie en Astillé. On n'était pas plus de trois cents, car le bataillon était décimé par cette rude guerre. C'était l'époque où, après l'Argonne, Jemmapes et Valmy, du premier bataillon de Paris, qui était de six cents volontaires, il restait vingt−sept hommes, du deuxième trente−trois, et du troisième cinquante−sept. Temps des luttes épiques.

Les bataillons envoyés de Paris en Vendée comptaient neuf cent douze hommes. Chaque bataillon avait trois pièces de canon. Ils avaient été rapidement mis sur pied. Le 25 avril, Gohier étant ministre de la justice et Bouchotte étant ministre de la guerre, la section du Bon−Conseil avait proposé d'envoyer des bataillons de volontaires en Vendée ; le membre de la commune Lubin avait fait le rapport ; le Ier mai, Santerre était prêt à faire partir douze mille soldats, trente pièces de campagne et un bataillon de canonniers.

Ces bataillons, faits si vite, furent si bien faits, qu'ils servent aujourd'hui de modèles ; c'est d'après leur mode de composition qu'on forme les compagnies de ligne ; ils ont changé l'ancienne proportion entre le nombre des soldats et le nombre des sous−officiers.

Le 28 avril, la commune de Paris avait donné aux volontaires de Santerre cette consigne: Point de grâce, point de quartier. A la fin de mai, sur les douze mille partis de Paris, huit mille étaient morts.

Le bataillon engagé dans le bois de la Saudraie se tenait sur ses gardes. On se ne hâtait point. On regardait à la fois à droite et à gauche, devant soi et derrière soi ; Kléber a dit: Le soldat a un oeil dans le dos. Il y avait longtemps qu'on marchait. Quelle heure pouvait−il être? à quel moment du jour en était−on? Il eût été difficile de le dire, car il y a toujours une sorte de soir dans de si sauvages halliers, et il ne fait jamais clair dans ce bois−là.

Le bois de la Saudraie était tragique. C'était dans ce taillis que, dès le mois de novembre 1792, la guerre civile avait commencé ses crimes ; Mousqueton, le boiteux féroce, était sorti de ces épaisseurs funestes ; la quantité de meurtres qui s'étaient commis là faisait dresser les cheveux. Pas de lieu plus épouvantable.

Les soldats s'y enfonçaient avec précaution. Tout était plein de fleurs ; on avait autour de soi une tremblante muraille de branches d'où tombait la charmante fraîcheur des feuilles ; des rayons de soleil trouaient çà et là ces ténèbres vertes ; à terre, le glaïeul, la flambe des marais, le narcisse des prés, la gênotte, cette petite fleur qui annonce le beau temps, le safran printanier, brodaient et passementaient un profond tapis de végétation où fourmillaient toutes les formes de la mousse, depuis celle qui ressemble à la chenille jusqu'à celle qui ressemble à l'étoile. Les soldats avançaient pas à pas, en silence, en écartant doucement les broussailles. Les oiseaux gazouillaient au−dessus des bayonnettes.

La Saudraie était un de ces halliers où jadis, dans les temps paisibles, on avait fait la Houiche−ba, qui est la chasse aux oiseaux pendant la nuit ; maintenant on y faisait la chasse aux hommes.

Le taillis était tout de bouleaux, de hêtres et de chênes ; le sol plat ; la mousse et l'herbe épaisse amortissaient le bruit des hommes en marche ; aucun sentier, ou des sentiers tout de suite perdus ; des houx, des prunelliers sauvages, des fougères, des haies d'arrête−boeufs, de hautes ronces ; impossibilité de voir un homme à dix pas.

Par instants passait dans le branchage un héron ou une poule d'eau indiquant le voisinage des marais. On marchait. On allait à l'aventure, avec inquiétude et en craignant de trouver ce qu'on cherchait.

De temps en temps on rencontrait des traces de campements, des places brûlées, des herbes foulées, des bâtons en croix, des branches sanglantes. Là on avait fait la soupe, là on avait dit la messe, là on avait pansé des blessés. Mais ceux qui avaient passé avaient disparu. Où étaient−ils? bien loin peut−être. Peut−être là tout près, cachés, l'espingole au poing. Le bois semblait désert. Le bataillon redoublait de prudence. Solitude, donc défiance. On ne voyait personne ; raison de plus pour redouter quelqu'un. On avait affaire à une forêt mal famée.

Une embuscade était probable.
Trente grenadiers, détachés en éclaireurs et commandés par un sergent, marchaient en avant à une assez grande distance du gros de la troupe. La vivandière du bataillon les accompagnait. Les vivandières se joignent volontiers aux avant−gardes. On court des dangers, mais on va voir quelque chose. La curiosité est une des formes de la bravoure féminine.

Tout à coup les soldats de cette petite troupe d'avant−garde eurent ce tressaillement connu des chasseurs qui indique qu'on touche au gîte. On avait entendu comme un souffle au centre d'un fourré, et il semblait qu'on venait de voir un mouvement dans les feuilles. Les soldats se firent signe.

Dans l'espèce de guet et de quête confiée aux éclaireurs, les officiers n'ont pas besoin de s'en mêler ; ce qui doit être fait se fait de soi−même.
En moins d'une minute le point où l'on avait remué fut cerné ; un cercle de fusils braqués l'entoura ; le centre obscur du hallier fut couché en joue de tous les côtés à la fois, et les soldats, le doigt sur la détente, l'œil sur le lieu suspect, n'attendirent plus pour le mitrailler que le commandement du sergent.

Cependant la vivandière s'était hasardée à regarder à travers les broussailles, et au moment où le sergent allait crier: Feu! cette femme cria: Halte!

Et se tournant vers les soldats: − Ne tirez pas, camarades!

Et elle se précipita dans le taillis. On l'y suivit.

Il y avait quelqu'un là en effet.


    Au plus épais du fourré, au bord d'une de ces petites clairières rondes que font dans les bois les fourneaux à charbon en brûlant les racines des arbres, dans une sorte de trou de branches, espèce de chambre de feuillage, entr'ouverte comme une alcôve, une femme était assise sur la mousse, ayant au sein un enfant qui tétait et sur ses genoux les deux têtes blondes de deux enfants endormis.

 C'était là l'embuscade.

- Qu'est−ce que vous faites ici, vous? cria la vivandière.

La femme leva la tête.

La vivandière ajouta furieuse: 

- Êtes-vous jolie d'être là!

Et elle reprit:

- Un peu plus, vous étiez exterminée!

Et, s'adressant aux soldats, la vivandière ajouta: C'est une femme.

Pardine, nous le voyons bien! dit un grenadier. La vivandière poursuivit:

- Venir dans les bois se faire massacrer! a−t−on idée de faire des bêtises comme ça!

La femme stupéfaite, effarée, pétrifiée, regardait autour d'elle, comme à travers un rêve, ces fusils, ces sabres, ces bayonnettes, ces faces farouches.

Les deux enfants s'éveillèrent et crièrent.

- J'ai faim, dit l'un.

- J'ai peur, dit l'autre.

Le petit continuait de téter.

La vivandière lui adressa la parole.

- C'est toi qui as raison, lui dit−elle.

La mère était muette d'effroi.

Le sergent lui cria:

- N'ayez pas peur, nous sommes le bataillon du Bonnet−Rouge.

La femme trembla de la tête aux pieds. Elle regarda le sergent, rude visage dont on ne voyait que les sourcils, les moustaches et deux braises qui étaient les deux yeux.

- Le bataillon de la ci−devant Croix−Rouge, ajouta la vivandière.

Et le sergent continua:

 - Qui es−tu, madame?

La femme le considérait, terrifiée. Elle était maigre, jeune, pâle, en haillons ; elle avait le gros capuchon des paysannes bretonnes et la couverture de laine rattachée au cou avec une ficelle. Elle laissait voir son sein nu avec une indifférence de femelle. Ses pieds, sans bas ni souliers, saignaient.

 C'est une pauvre, dit le sergent.

Et la vivandière reprit de sa voix soldatesque et féminine, douce en dessous: 

- Comment vous appelez−vous?

La femme murmura dans un bégaiement presque indistinct:

- Michelle Fléchard.

Cependant la vivandière caressait avec sa grosse main la petite tête du nourrisson.

- Quel âge a ce môme? demanda−t−elle.

La mère ne comprit pas. La vivandière insista.

- Je vous demande l'âge de ça.

- Ah! dit la mère, dix−huit mois.

- C'est vieux, dit la vivandière. Ça ne doit plus téter. Il faudra me sevrer ça. Nous lui donnerons de la soupe.

La mère commençait à se rassurer. Les deux petits qui s'étaient réveillés étaient plus curieux qu'effrayés. Ils admiraient les plumets.

- Ah! dit la mère, ils ont bien faim.

Et elle ajouta:

 -Je n'ai plus de lait.

On leur donnera à manger, cria le sergent, et à toi aussi. Mais ce n'est pas tout ça. Quelles sont tes opinions politiques?

La femme regarda le sergent et ne répondit pas.

- Entends−tu ma question?

Elle balbutia:

- J'ai été mise au couvent toute jeune, mais je me suis mariée, je ne suis pas religieuse. Les sœurs m'ont appris à parler français. On a mis le feu au village. Nous nous sommes sauvés si vite que je n'ai pas eu le temps de mettre des souliers.

- Je te demande quelles sont tes opinions politiques?

- Je ne sais pas ça.

Le sergent poursuivit:

- C'est qu'il y a des espionnes. Ça se fusille, les espionnes. Voyons. Parle. Tu n'es pas bohémienne? Quelle est ta patrie?

Elle continua de le regarder comme ne comprenant pas. Le sergent répéta:

- Quelle est ta patrie?

Je ne sais pas, dit−elle. Comment, tu ne sais pas quel est ton pays?

- Ah! mon pays. Si fait.

- Eh bien, quel est ton pays?

La femme répondit:

- C'est la métairie de Siscoignard, dans la paroisse d'Azé.

Ce fut le tour du sergent d'être stupéfait, il demeura un moment pensif, puis il reprit:

- Tu dis?

- Siscoignard.

- Ce n'est pas une patrie, ça.

- C'est mon pays.

Et la femme, après un instant de réflexion, ajouta:

- Je comprends, monsieur. Vous êtes de France, moi je suis de Bretagne.

- Eh bien?

- Ce n'est pas le même pays.

- Mais c'est la même patrie! cria le sergent.

La femme se borna à répondre:

- Je suis de Siscoignard.

- Va pour Siscoignard, repartit le sergent. C'est de là qu'est ta famille?

- Oui.

- Que fait−elle?

- Elle est toute morte. Je n'ai plus personne.

Le sergent, qui était un peu beau parleur, continua l'interrogatoire.

- On a des parents, que diable! ou on en a eu. Qui es−tu? Parle.

La femme écouta, ahurie, cet - ou on en a eu - qui ressemblait plus à un cri de bête qu'à une parole humaine.

La vivandière sentit le besoin d'intervenir. Elle se remit à caresser l'enfant qui tétait, et donna une tape sur la joue aux deux autres.

- Comment s'appelle la téteuse? demanda−t−elle ; car c'est une fille, ça.

La mère répondit: Georgette.

- Et l'aîné? car c'est un homme, ce polisson−là.

- René−Jean.

- Et le cadet? car lui aussi, il est un homme, et joufflu encore !

- Gros−Alain, dit la mère.

- Ils sont gentils, ces petits, dit la vivandière ; ça vous a déjà des airs d'être des personnes.

Cependant le sergent insistait.

- Parle donc, madame. As−tu une maison?

- J'en avais une.

- Où ça?

- A Azé.

- Pourquoi n'es−tu pas dans ta maison?

- Parce qu'on l'a brûlée.

- Qui ça?

- Je ne sais pas. Une bataille.

- D'où viens−tu?

- De là.

- Où vas−tu?

- Je ne sais pas.

- Arrive au fait. Qui es−tu?

- Je ne sais pas.

- Tu ne sais pas qui tu es?

- Nous sommes des gens qui nous sauvons.

- De quel parti es−tu?

- Je ne sais pas.

- Es−tu des bleus? Es−tu des blancs? Avec qui es−tu?

- Je suis avec mes enfants. Il y eut une pause. La vivandière dit:

- Moi, je n'ai pas eu d'enfants. Je n'ai pas eu le temps.

Le sergent recommença.

- Mais tes parents! Voyons, madame, mets−nous au fait de tes parents. Moi, je m'appelle Radoub ; je suis sergent, je suis de la rue du Cherche−Midi, mon père et ma mère en étaient, je peux parler de mes parents. Parle−nous des tiens. Dis−nous ce que c'était que tes parents.

- C'étaient les Fléchard. Voilà tout.

- Oui, les Fléchard sont les Fléchard, comme les Radoub sont les Radoub. Mais on a un état. Quel était l'état de tes parents? Qu'est−ce qu'ils faisaient? Qu'est−ce qu'ils font? Qu'est−ce qu'ils fléchardaient, tes Fléchard?

- C'étaient des laboureurs. Mon père était infirme et ne pouvait travailler à cause qu'il avait reçu des coups de bâton que le seigneur, son seigneur, notre seigneur, lui avait fait donner, ce qui était une bonté, parce que mon père avait pris un lapin, pour le fait de quoi on était jugé à mort ; mais le seigneur avait fait grâce et avait dit: Donnez−lui seulement cent coups de bâton ; et mon père était demeuré estropié.

- Et puis?

- Mon grand−père était huguenot. Monsieur le curé l'a fait envoyer aux galères.
J'étais toute petite.

- Et puis?

- Le père de mon mari était un faux−saulnier. Le roi l'a fait pendre.

- Et ton mari, qu'est−ce qu'il fait?

- Ces jours−ci, il se battait.

- Pour qui?

- Pour le roi.

- Et puis?

- Dame, pour son seigneur.

- Et puis?

- Dame, pour monsieur le curé.

- Sacré mille noms de noms de brutes! cria un grenadier.
La femme eut un soubresaut d'épouvante.

- Vous voyez, madame, nous sommes des Parisiens, dit gracieusement la vivandière.
La femme joignit les mains et cria:

- O mon Dieu seigneur Jésus!

- Pas de superstitions, reprit le sergent.

La vivandière s'assit à côté de la femme et attira entre ses genoux l'aîné des enfants, qui se laissa faire. Les enfants sont rassurés comme ils sont effarouchés, sans qu'on sache pourquoi. Ils ont on ne sait quels avertissements intérieurs.

- Ma pauvre bonne femme de ce pays−ci, vous avez de jolis mioches, c'est toujours ça. On devine leur âge.

    Le grand a quatre ans, son frère a trois ans. Par exemple, la momignarde qui tette est fameusement gouliafre. Ah! la monstre! Veux−tu bien ne pas manger ta mère comme ça! Voyez−vous, madame, ne craignez rien. Vous devriez entrer dans le bataillon. Vous feriez comme moi. Je m'appelle Houzarde ; c'est un sobriquet. Mais j'aime mieux m'appeler Houzarde que mamzelle Bicorneau, comme ma mère. Je suis la cantinière, comme qui dirait celle qui donne à boire quand on se mitraille et qu'on s'assassine. Le diable et son train. Nous avons à peu près le même pied, je vous donnerai des souliers à moi. J'étais à Paris le 10 août. J'ai donné à boire à Westermann. Ça a marché. J'ai vu guillotiner Louis XVI, Louis Capet, qu'on appelle. Il ne voulait pas. Dame, écoutez donc. Dire que le 13 janvier il faisait cuire des marrons et qu'il riait avec sa famille!

    Quand on l'a couché de force sur la bascule, qu'on appelle, il n'avait plus ni habit ni souliers ; il n'avait que sa chemise, une veste piquée, une culotte de drap gris et des bas de soie gris. J'ai vu ça, moi. Le fiacre où on l'a amené était peint en vert. Voyez−vous, venez avec nous, on est des bons garçons dans le bataillon ; vous serez la cantinière numéro deux ; je vous montrerai l'état. Oh! c'est bien simple! on a son bidon et sa clochette, on s'en va dans le vacarme, dans les feux de peloton, dans les coups de canon, dans le hourvari, en criant: Qui est−ce qui veut boire un coup, les enfants? Ce n'est pas plus malaisé que ça. Moi, je verse à boire à tout le monde. Ma foi oui.

    Aux blancs comme aux bleus, quoique je sois une bleue. Et même une bonne bleue. Mais je donne à boire à tous. Les blessés, ça a soif. On meurt sans distinction d'opinion. Les gens qui meurent, ça devrait se serrer la main. Comme c'est godiche de se battre! Venez avec nous. Si je suis tuée, vous aurez ma survivance. Voyez−vous, j'ai l'air comme ça ; mais je suis une bonne femme et un brave homme. Ne craignez rien.

Quand la vivandière eut cessé de parler, la femme murmura:

- Notre voisine s'appelait Marie−Jeanne et notre servante s'appelait Marie−Claude.

Cependant le sergent Radoub admonestait le grenadier.
- Tais−toi. Tu as fait peur à madame. On ne jure pas devant les dames.

- C'est que c'est tout de même un véritable massacrement pour l'entendement d'un honnête homme, répliqua le grenadier, que de voir des iroquois de la Chine qui ont eu leur beau-père estropié par le seigneur, leur grand−père galérien par le curé et leur père pendu par le roi, et qui se battent, nom d'un petit bonhomme! et qui se fichent en révolte et qui se font écrabouiller pour le seigneur, le curé et le roi!

Le sergent cria:

- Silence dans les rangs!
- On se tait, sergent, reprit le grenadier ; mais ça n'empêche pas que c'est ennuyeux qu'une jolie femme comme ça s'expose à se faire casser la gueule pour les beaux yeux d'un calotin.

- Grenadier, dit le sergent, nous ne sommes pas ici au club de la section des Piques. Pas d'éloquence.
Et il se tourna vers la femme.

- Et ton mari, madame ? que fait−il ? Qu'est−ce qu'il est devenu ?

- Il est devenu rien, puisqu'on l'a tué.

- Où ça ?

- Dans la haie.

- Quand ça ?

- Il y a trois jours.

- Qui ça ?

- Je ne sais pas.

- Comment, tu ne sais pas qui a tué ton mari ?

- Non.

- Est−ce un bleu ? Est−ce un blanc ?

- C'est un coup de fusil.

- Et il y a trois jours ?

- Oui.

- De quel côté ?

- Du côté d'Ernée. Mon mari est tombé. Voilà.

- Et depuis que ton mari est mort, qu'est−ce que tu fais ?

- J'emporte mes petits.

- Où les emportes−tu ?

- Devant moi.

- Où couches−tu ?

- Par terre.

- Qu'est−ce que tu manges ?

- Rien.

Le sergent eut cette moue militaire qui fait toucher le nez par les moustaches.
- Rien?

- C'est−à−dire des prunelles, des mûres dans les ronces, quand il y en a de reste de l'an passé, des graines de myrtille, des pousses de fougère.

- Oui. Autant dire rien.

L'aîné des enfants, qui semblait comprendre, dit: J'ai faim.

Le sergent tira de sa poche un morceau de pain de munition et le tendit à la mère. La mère rompit le pain en deux morceaux et les donna aux enfants. Les petits mordirent avidement.

- Elle n'en a pas gardé pour elle, grommela le sergent.

- C'est qu'elle n'a pas faim, dit un soldat.

- C'est qu'elle est la mère, dit le sergent.

Les enfants s'interrompirent.

- A boire, dit l'un.

- A boire, répéta l'autre.

- Il n'y a pas de ruisseau dans ce bois du diable ? dit le sergent.

    La vivandière prit le gobelet de cuivre qui pendait à sa ceinture à côté de sa clochette, tourna le robinet du bidon qu'elle avait en bandoulière, versa quelques gouttes dans le gobelet et approcha le gobelet des lèvres des enfants.
Le premier but et fit la grimace.
Le second but et cracha.

- C'est pourtant bon, dit la vivandière.

- C'est du coupe−figure ? demanda le sergent.

- Oui, et du meilleur. Mais ce sont des paysans.

Et elle essuya son gobelet.

Le sergent reprit:
- Et comme ça, madame, tu te sauves ?

- Il faut bien.

- A travers champs, va comme je te pousse ?

- Je cours de toutes mes forces, et puis je marche, et puis je tombe.

- Pauvre paroissienne! dit la vivandière.

- Les gens se battent, balbutia la femme. Je suis toute entourée de coups de fusil. Je ne sais pas ce qu'on se veut.
On m'a tué mon mari. Je n'ai compris que ça.
Le sergent fit sonner à terre la crosse de son fusil, et cria:

- Quelle bête de guerre ! nom d'une bourrique !

La femme continua:
- La nuit passée, nous avons couché dans une émousse.

- Tous les quatre ?

- Tous les quatre.

- Couché ?

- Couché.

Alors, dit le sergent, couché debout
 Et il se tourna vers les soldats:

- Camarades, un gros vieux arbre creux et mort où un homme peut se fourrer comme dans une gaine, ces sauvages appellent ça une émousse. Qu'est−ce que vous voulez ? Ils ne sont pas forcés d'être de Paris.

- Coucher dans le creux d'un arbre! dit la vivandière, et avec trois enfants !

- Et, reprit le sergent, quand les petits gueulaient, pour les gens qui passaient et qui ne voyaient rien du tout, ça devait être drôle d'entendre un arbre crier: Papa, maman!

- Heureusement c'est l'été, soupira la femme.

Elle regardait la terre, résignée, ayant dans les yeux l'étonnement des catastrophes.

Les soldats silencieux faisaient cercle autour de cette misère.

    Une veuve, trois orphelins, la fuite, l'abandon, la solitude, la guerre grondant tout autour de l'horizon, la faim, la Soif, pas d'autre nourriture que l'herbe, pas d'autre toit que le ciel.
Le sergent s'approcha de la femme et fixa ses yeux sur l'enfant qui tétait. La petite quitta le sein, tourna doucement la tête, regarda avec ses belles prunelles bleues l'effrayante face velue, hérissée et fauve qui se penchait sur elle, et se mit à sourire.

    Le sergent se redressa et l'on vit une grosse larme rouler sur sa joue et s'arrêter au bout de sa moustache comme une perle.
Il éleva la voix.

- Camarades, de tout ça je conclus que le bataillon va devenir père. Est−ce convenu? Nous adoptons ces trois enfants−là.

- Vive la République! crièrent les grenadiers.

- C'est dit, fit le sergent.

Et il étendit les deux mains au−dessus de la mère et des enfants.
- Voilà, dit−il, les enfants du bataillon du Bonnet−Rouge.

La vivandière sauta de joie.

- Trois têtes dans un bonnet, cria−t−elle.

Puis elle éclata en sanglots, embrassa éperdument la pauvre veuve et lui dit:

- Comme la petite a déjà l'air gamine!

- Vive la République! répétèrent les soldats.

Et le sergent dit à la mère:

- Venez, citoyenne.







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