jeudi 16 juin 2011

Anatole France : Le jardin d'Epicure

Anatole France :"Le jardin d'Epicure".
Collection Pourpre.

Qui de nos jours aurait l’idée de lire Anatole France ? (Prix Nobel de littérature en 1921)
Cette fantaisie m’est venue samedi dernier en me promenant en compagnie de mon fils chez les bouquinistes, ma ballade préférée dans Paris. Je souhaitais lui faire découvrir cette ultime ligne Maginot des derniers gardiens du temple de la littérature. (Je parle des vrais bouquinistes, pas des vendeurs de camelote pour touristes).

J’ai été attiré par le titre, « Le jardin d’Epicure », publié en 1923.
J’ai découvert un joli petit livre, édité en 1957, dans la collection « Pourpre », l’ancêtre du livre de poche.

J’ai commencé de le lire ce mardi, dans le métro, mon salon de lecture habituel et je suis tombé sous le charme.

Bien difficile de choisir quelques extraits, en voici cependant quelques-uns.
Je ne puis que vous conseiller de lire ce charmant livre en son entier. 


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Page 30
                                                      A Paul Hervieu.
Je suis persuadé que l’humanité a de tout temps la même somme de folie et de bêtise à dépenser. C’est un capital qui doit fructifier d’une manière ou d’une autre. La question est de savoir si, après tout, les insanités consacrées par le temps ne constituent pas le placement le plus sage qu’un homme puisse faire de sa bêtise. Loin de me réjouir quand je vois s’en aller quelque vieille erreur, je songe à l’erreur nouvelle qui viendra la remplacer, et je me demande avec inquiétude si elle ne sera pas plus incommode ou plus dangereuse que l’autre. A tout bien considérer, les vieux préjugés sont moins funestes que les nouveaux : le temps, en les usant, les a polis et rendus presque innocents.

Page 39

Beaucoup de gens, aujourd’hui, sont persuadés que nous sommes parvenus à l’arrière-fin des civilisations et qu’après nous le monde périra. Ils sont millénaires comme les saints des premiers âges chrétiens ; mais ce sont des millénaires raisonnables, au goût du jour. C’est, peut-être, une sorte de consolation de se dire que l’univers ne nous survivra pas.
Pour ma part, je ne découvre dans l’humanité aucun signe de déclin. J’ai beau entendre parler de la décadence. Je n’y crois pas. Je ne crois pas même que nous soyons parvenus au plus haut point de civilisation. Je crois que l’évolution de l’humanité est extrêmement lente et que les différences qui se produisent d’un siècle à l’autre dans les mœurs sont, à les bien mesurer, plus petites qu’on ne s’imagine. Mais elles nous frappent. Et les innombrables ressemblances que nous avons avec nos pères, nous ne les remarquons pas. Le train du monde est lent. L’homme a le génie de l’imitation. Il n’invente guère. Il y a, en psychologie comme en physique, une loi de la pesanteur qui nous attache au vieux sol. Théophile Gautier, qui était à sa façon un philosophe, avec quelque chose de turc dans sa sagesse, remarquait, non sans mélancolie, que les hommes n’étaient pas même parvenus à inventer un huitième péché capital. Ce matin, en passant dans la rue, j’ai vu des maçons qui bâtissaient une maison et qui soulevaient des pierres comme les esclaves de Thèbes et de Ninive. J’ai vu des mariés qui sortaient de l’église pour aller au cabaret, suivis de leur cortège, et qui accomplissaient sans mélancolie les rites tant de fois séculaires. J’ai rencontré un poète lyrique qui m’a récité ses vers, qu’il croit immortels ; et, pendant ce temps, des cavaliers passaient sur la chaussée, portant un casque, le casque des légionnaires et des hoplites, le casque en bronze clair des guerriers homériques, d’où pendait encore, pour terrifier l’ennemi, la crinière mouvante qui effraya l’enfant Astyanax dans les bras de sa nourrice à la belle ceinture. Ces cavaliers étaient des gardes républicains. À cette vue et songeant que les boulangers de Paris cuisent le pain dans des fours, comme aux temps d’Abraham et de Goudéa, j’ai murmuré la parole du Livre : « Rien de nouveau sous le soleil ». Et je ne m’étonnai plus de subir des lois civiles qui étaient déjà vieilles quand César Justinien en forma un corps vénérable.


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Une chose surtout donne de l’attrait à la pensée des hommes : c’est l’inquiétude. Un esprit qui n’est point anxieux m’irrite ou m’ennuie.

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Nous appelons dangereux ceux qui ont l’esprit fait autrement que le nôtre et immoraux ceux qui n’ont point notre morale. Nous appelons sceptiques ceux qui n’ont point nos propres illusions, sans même nous inquiéter s’ils en ont d’autres.

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Pages 42 et 43
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Plus je songe à la vie humaine, plus je crois qu’il faut lui donner pour témoins et pour juges l’Ironie et la Pitié, comme les Égyptiens appelaient sur leurs morts la déesse Isis et la déesse Nephtys. L’Ironie et la Pitié sont deux bonnes conseillères ; l’une, en souriant, nous rend la vie aimable ; l’autre, qui pleure, nous la rend sacrée. L’Ironie que j’invoque n’est point cruelle. Elle ne raille ni l’amour, ni la beauté. Elle est douce et bienveillante. Son rire calme la colère, et c’est elle qui nous enseigne à nous moquer des méchants et des sots, que nous pouvions, sans elle, avoir la faiblesse de haïr.

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Cet homme aura toujours la foule pour lui. Il est sûr de lui comme de l’univers. C’est ce qui plaît à la foule ; elle demande des affirmations et non des preuves. Les preuves la troublent et l’embarrassent. Elle est simple et ne comprend que la simplicité. Il ne faut lui dire ni comment ni de quelle manière, mais seulement oui ou non.

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