dimanche 8 avril 2012

Maximilien Robespierre : Discours et rapport à la Convention "Sur la nouvelle déclaration"

Maximilien Robespierre
Discours et rapports à la Convention
Collection 10/18 Christian Bourgeois éditeur (ISBN-2-264-01267-6)

Tandis que je distribuais joyeusement des tracts ce matin sur le marché (élection présidentielle oblige), je me suis retrouvé à discuter passionnément de Robespierre avec l’un de mes concitoyens qui me faisait part de toute sa haine envers ce pauvre Maximilien. Rien d’étonnant à cela, la plupart des gens ne connaissent de Robespierre que le portrait que ses ennemis thermidoriens en ont fait, c'est-à-dire un monstrueux fanatique assoiffé de sang. J’aurais pu moi aussi me satisfaire de cette version de l’histoire (qui comme vous le savez est toujours écrite par les vainqueurs), si je n’avais pas eu l’idée un jour (en 1989) de lire l’ensemble de ses discours.

La lecture des discours de Robespierre fut pour moi un véritable choc ! C’est beau comme les évangiles m’arrive-t-il de dire parfois, (un peu par provocation).

Lorsqu’on lit les discours de Maximilien Robespierre, on comprend mieux pourquoi il a pu susciter autant de haine, tant son amour de l’humanité y transparaît avec force ! Robespierre était pour l'abrogation de la peine de mort (Discours du 30 mai 1792) et pour l’abolition de l’esclavage ! "Périssent les colonies plutôt qu’un principe !" proclamait-il le 13 mai 1791, défendant la citoyenneté des gens de couleur et luttant contre la constitutionnalisation de l’esclavage !

C’est à lui que nous devons la devise de la France : « Liberté, égalité, fraternité ». Devise que l’on n’ose même plus inscrire au fronton des écoles de la République ! 

J’ai choisi de vous proposer ce discours sur la nouvelle déclaration des droits, lu le 24 avril 1793 devant la Convention. Vous pourrez comparer ce que Robespierre avait proposé, avec le texte final. Vous ne trouverez plus par exemple cet article proposé par Robespierre «Les hommes de tous les pays sont frères, et les différents peuples doivent s’entr’aider selon leur pouvoir, comme les citoyens du même état. » ni celui-ci « Celui qui opprime une nation se déclare l’ennemi de toutes. ». On y retrouve l'esprit "universel" des idées généreuses de la Révolution Française. En ce temps là, il suffisait d'aimer la liberté pour être français.

Lisez les discours de Robespierre, et vous comprendrez alors pourquoi tant de gens l’ont haï. J’ai lu cette phrase, il y a peu sur un site consacré à Robespierre : « Il est trois sortes d'hommes : ceux qui admirent Robespierre, ceux qui ne le connaissent pas, et ceux qui, dans tous les cas, se font un devoir de mépriser l'humanité. ».

Certains de ses textes sont beaux comme les évangiles, certes, mais Robespierre n'était pas un dieu, et encore moins un saint, c'était juste un homme, un homme jeune, qui a essayé de créer une société plus juste.

Pour l'amie qui me l'a demandé, je signale que ce livre est encore disponible en stock à la Fnac. Plus d'infos en cliquant sur l'icone du livre ci-dessous :




Voici son discours sur la nouvelle déclaration des droits :


J'ai demandé la parole, dans la dernière séance, pour proposer quelques articles additionnels importants qui tiennent à la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen.

Je vous proposerai d'abord quelques articles nécessaires pour compléter votre théorie sur la propriété; que ce mot n'alarme personne. Âmes de boue! qui n'estimez que l'or, je ne veux point toucher à vos trésors, quelque impure qu'en soit la source. Vous devez savoir que cette loi agraire, dont vous avez tant parlé, n'est qu'un fantôme créé par les fripons pour épouvanter les imbéciles.

Il ne fallait pas une révolution sans doute pour apprendre à l'univers que l'extrême disproportion des fortunes est la source de bien des maux et de bien des crimes, mais nous n'en sommes pas moins convaincus que l'égalité des biens est une chimère. Pour moi, je la crois moins nécessaire encore au bonheur privé qu'à la félicité publique. Il s'agit bien plus de rendre la pauvreté honorable que de proscrire l'opulence. La chaumière de Fabricius n'a rien à envier au palais de Crassus. J'aimerai bien autant pour mon compte être l'un des fils d'Aristide, élevé dans le Prytanée aux dépens de la République, que l'héritier présomptif de Xerxès né dans la fange des cours pour occuper un trône décoré de l'avilissement des peuples et brillant de la misère publique.

Posons donc de bonne foi les principes du droit de propriété : il le faut d'autant plus, qu'il n'en est point que les préjugés et les vices des hommes aient cherché à envelopper de nuages plus épais.

Demandez à ce marchand de chair humaine ce que c'est que la propriété : il vous dira, en vous montrant cette longue bière, qu'il appelle un navire, où il a encaissé et ferré des hommes qui paraissent vivants : Voilà mes propriétés, je les ai achetées tant par tête. Interrogez ce gentilhomme, qui a des terres et des vassaux, ou qui croit l'univers bouleversé depuis qu'il n'en a plus; il vous donnera de la propriété des idées à peu près semblables.

Interrogez les augustes membres de la dynastie capétienne; ils vous diront que la plus sacrée de toutes les propriétés est, sans contredit, le droit héréditaire, dont ils ont joui de toute antiquité, d'opprimer, d'avilir et de pressurer légalement et monarchiquement les 25 millions d'hommes qui habitaient le territoire de la France sous leur bon plaisir.(-)

Aux yeux de tous ces gens-là, la propriété ne porte aucun principe de morale. Pourquoi votre Déclaration des Droits semble-t-elle présenter la même erreur? En définissant la liberté, le premier des biens de l'homme, le plus sacré des droits qu'il tient de la nature, vous avez dit avec raison qu'elle avait pour borne les droits d'autrui; Pourquoi n'avez-vous pas appliqué ce principe à la propriété, qui est une institution sociale; comme si les lois éternelles de la nature étaient moins inviolables que les conventions des hommes? Vous avez multiplié les articles pour assurer la plus grande liberté à l'exercice de la propriété, et vous n'avez pas dit un seul mot pour en déterminer le caractère légitime; de manière que votre Déclaration parait faite, non pour les hommes, mais pour les riches, pour les accapareurs, pour les agioteurs et pour les tyrans. Je vous propose de réformer ces vices en consacrant les vérités suivantes :

Art. 1er. La propriété est le droit qu'a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion des biens qui lui est garantie par la loi.

Art. 2. Le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l'obligation de respecter les droits d'autrui.

Art. 3. Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l'existence, ni à la propriété de nos semblables.

Art. 4. Toute possession, tout trafic qui viole ce principe est illicite et immoral.

Vous parlez aussi de l’impôt pour établir le principe incontestable qu'il ne peut émaner que de la volonté du peuple ou de ses représentants; mais vous oubliez une disposition que l'intérêt de l'humanité réclame. Vous oubliez de consacrer la base de l'impôt progressif.. Or, en matière de contributions publiques, est-il un principe plus évidemment puisé dans la nature des choses et dans l'éternelle justice que celui qui impose aux citoyens l'obligation de contribuer aux dépenses publiques progressivement selon l'étendue de leur fortune, c'est-à-dire selon les avantages qu'ils retirent de la société. 
Je vous propose de le consigner dans un article conçu en ces termes :
« Les citoyens dont les revenus n'excèdent point ce qui est nécessaire à leur subsistance doivent être dispensés de contribuer aux dépenses publiques; les autres doivent le supporter progressivement, selon l'étendue de leur fortune. »

Le comité a encore absolument oublié de rappeler les devoirs de fraternité qui unissent tous les hommes et toutes les nations, et leurs droits à une mutuelle assistance ; il parait avoir ignoré les bases de l’éternelle alliance des peuples contre les tyrans ; on dirait que votre déclaration a été faite pour un troupeau de créatures humaines parquées sur un coin du globe, et non pour l’immense famille à laquelle la nature a donné la terre pour domaine et pour séjour. Je vous propose de remplir cette grande lacune par les articles suivants : ils ne peuvent que vous concilier l’estime des peuples : il est vrai qu’ils peuvent avoir l’inconvénient de vous brouiller sans retour avec les rois. J’avoue que cet inconvénient ne m’effraie pas ; il n’effraiera point ceux ceux qui ne veulent pas se réconcilier avec eux.

Art. 1. Les hommes de tous les pays sont frères, et les différents peuples doivent s’entr’aider selon leur pouvoir, comme les citoyens du même état.

Art. 2. Celui qui opprime une nation se déclare l’ennemi de toutes.

Art. 3. Ceux qui font la guerre à un peuple pour arrêter les progrès de la liberté et anéantir les droits de l’homme, doivent être poursuivis par tous, non comme des ennemis ordinaires, mais come des assassins et des brigands rebelles.

Art. 4. Les rois, les aristocrates, les tyrans, quels qu’ils soient, sont des esclaves révoltés contre le souverain de la terre, qui est le genre humain, et contre le législateur de l’univers, qui est la nature.

Citoyens, j’aurais aimé d’autres articles à vous proposer, si vous aviez la patience de m’entendre plus longtemps, mais ils se trouvent énoncés dans la série des autres articles, énoncés dans le projet de Déclaration des droits de l’homme, et pour que je jouisse de l’étendus de mon suffrage, il serait nécessaire que vous me permissiez de lire ce projet. J’ai cru devoir placer à la tête de cette Déclaration un préambule.

Les représentants du Peuple Français réunis en Convention nationale, reconnaissent que les lois humaines qui ne découlent point des lois éternelles de la justice et de la raison ne sont que des attentats de l’ignorance ou du despotisme contre l’humanité ; convaincus que l’oubli ou le mépris des droits naturels de l’homme sont les seules causes des crimes et des malheurs du monde, ont résolu d’exposer afin que tous les citoyens, pouvant comparer sans cesse les actes du gouvernement avec le but de toute institution sociale, ne se laissent jamais opprimer et avilir par la tyrannie ; afin que le peuple ait toujours devant les yeux les bases de la liberté et de son bonheur ; le magistrat, la règle de ses devoirs ; le législateur, l’objet de sa mission.

En conséquence, la Convention nationale proclame, à la face de l’univers, et sous les yeux du législateur immortel, la déclaration suivante des droits de l’homme et du citoyen.

Art. 1. Le but de toute association politique est le maintien des droits naturels et imprescriptibles de l’homme, et le développement de toutes ses facultés.

Art. 2. Les principaux droits de l’homme sont celui de pourvoir à la conservation de son existence, et la liberté.

Art. 3. Ces droits appartiennent également à tous les hommes, quelle que soit la différence de leurs forces physiques et morales.
L’égalité des droits est établie par la nature : la société, loin d’y porter atteinte, ne fait que la garantir contre l’abus de la force qui la rend illusoire.

Art. 4. La liberté est le pouvoir qui appartient à l’homme d’exercer, à son gré, toutes ses facultés. Elle a la justice pour règle, les droits d’autrui pour bornes, la nature pour principe, et la loi pour sauvegarde.

Art. 5. Le droit de s’assembler paisiblement, le droit de manifester ses opinions, soit par la voie de l’impression, soit de toute autre manière, sont des conséquences si nécessaires du principe de la liberté de l’homme que la nécessité de les énoncer suppose ou la présence ou le souvenir du despotisme.

Art. 6. La propriété est le droit qu’a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de biens qui lui est garantie par la loi.

Art. 7. Le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l’obligation de respecter les droits d’autrui.

Art. 8. Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l’existence, ni à la propriété de nos semblables.

Art. 9. Tout trafic qui viole ce principe est essentiellement illicite et immoral.

Art. 10. La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler.

Art. 11. Les secours indispensables à celui qui manque du nécessaire, sont une dette de celui qui possède le superflu. Il appartient à la loi de déterminer la manière dont cette dette doit être acquittée.

Art. 12. Les citoyens, dont les revenus n’excèdent point ce qui est nécessaire à leur subsistance, sont dispensés de contribuer aux dépenses publiques ; les autres doivent les supporter progressivement, selon l’étendue de leur fortune.

Art. 13. La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, et mettre l’instruction à la portée de tous les citoyens.

Art. 14. Le peuple est le souverain ; le gouvernement est son ouvrage et sa propriété ; les fonctionnaires publics sont ses commis. Le peuple peut, quand il lui plaît, changer son gouvernement et révoquer ses mandataires.

Art. 15. La loi est l’expression libre et solennelle de la volonté du peuple.

Art. 16. La loi doit être égale pour tous.

Art. 17. La loi ne peut défendre que ce qui est nuisible à la société ; elle ne peut ordonner que ce qui lui est utile.

Art. 18. Toute loi qui viole les droits imprescriptibles de l’homme, est essentiellement injuste et tyrannique ; elle n’est point une loi.

Art. 19. Dans tout état libre, la loi doit surtout défendre la liberté publique et individuelle contre l’autorité de ceux qui gouvernent. Toute institution qui ne suppose pas le peuple bon et le magistrat corruptible est vicieuse.

Art. 20. Aucune portion du peuple ne peut exercer la puissance du peuple entier ; mais le vœu qu’elle exprime doit être respecté comme le voeu d’une portion du peuple, qui doit concourir à former la volonté générale.
Chaque section du souverain assemblé doit jouir du droit d’exprimer sa volonté avec une entière liberté ; elle est essentiellement indépendante de toutes les autorités constituées, et maîtresse de régler sa police et ses délibérations.

Art. 21. Tous les citoyens sont admissibles à toutes les fonctions publiques, sans aucune autre distinction que celle des vertus et des talents, sans aucun autre titre que la confiance du peuple.

Art. 22. Tous les citoyens ont un droit égal de concourir à la nomination des mandataires du peuple et à la formation de la loi.

Art. 23. Pour que ces droits ne soient point illusoires et l’égalité chimérique, la société doit salarier les fonctionnaires publics, et faire en sorte que les citoyens qui vivent de leur travail, puissent assister aux assemblées publiques où la loi les appelle, sans compromettre leur existence ni celle de leur famille.

Art. 24. Tout citoyen doit obéir religieusement aux magistrats et aux agents du gouvernement, lorsqu’ils sont les organes ou les exécuteurs de la loi.

Art. 25. Mais tout acte contre la liberté, contre la sûreté ou contre la propriété d’un homme, exercé par qui que ce soit, même au nom de la loi, hors des cas déterminés par elle et des formes qu’elle prescrit, est arbitraire et nul ; le respect même de la loi défend de s’y soumettre ; et si on veut l’exécuter par la violence, il est permis de le repousser par la force.

Art. 26. Le droit de présenter des pétitions aux dépositaires de l’autorité publique appartient à tout individu. Ceux à qui elles sont adressées, doivent statuer sur les points qui en font l’objet ; mais ils ne peuvent jamais ni en interdire, ni en restreindre, ni en condamner l’exercice.

Art. 27. La résistance à l’oppression est la conséquence des autres droits de l’homme et du citoyen.

Art. 28. Il y a oppression contre le corps social, lorsqu’un seul de ses membres est opprimé. Il a oppression contre chaque membre du corps social, lorsque le corps social est opprimé.

Art. 29. Lorsque le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs.

Art. 30. Quand la garantie sociale manque à un citoyen, il rentre dans le droit naturel de défendre lui-même tous ses droits.

Art. 31. Dans l’un et l’autre cas, assujettir à des formes légales la résistance à l’oppression, est le dernier raffinement de la tyrannie.

Art. 32. Les fonctions publiques ne peuvent être considérées comme des distinctions ni comme des récompenses, mais comme des devoirs publics.

Art. 33. Les délits des mandataires du peuple doivent être sévèrement et facilement punis. Nul n’a le droit de se prétendre plus inviolable que les autres citoyens.

Art. 34. Le peuple a le droit de connaître toutes les opérations de ses mandataires ; ils doivent lui rendre un compte fidèle de leur gestion, et subir son jugement avec respect.

Art. 35. Les hommes de tous les pays sont frères, et les différents peuples doivent s’entraider selon leur pouvoir comme les citoyens du même état.

Art. 36. Celui qui opprime une seule nation se déclare l’ennemi de toutes.

Art. 37. Ceux qui font la guerre à un peuple pour arrêter les progrès de la liberté et anéantir les droits de l’homme, doivent être poursuivis par tous, non comme des ennemis ordinaires, mais comme des assassins et comme des brigands rebelles.

Art. 38. Les rois, les aristocrates, les tyrans, quels qu’ils soient, sont des esclaves révoltés contre le souverain de la terre qui est le genre humain, et contre le législateur de l’univers qui est la nature.


P.S. : 

le 8 Thermidor an II, soit deux jours avant son exécution, il avait terminé ainsi son discours aux Jacobins : "Ce discours que vous venez d'entendre est mon testament de mort. Je l'ai vu aujourd'hui, la ligue des méchants est tellement forte, que je ne puis pas espérer de lui échapper.
Je succombe sans regret, je vous laisse ma mémoire elle vous sera chère et vous la défendrez."

Sur le site des amis de Robespierre, vous pourrez lire l'intégralité de son dernier discours à la Convention, le 26 juillet 1794, la veille de sa mort : http://www.amis-robespierre.org/robespierre/index-discours_convention_8Thermidor.html
Il se termine par cette phrase :"Je suis fait pour combattre le crime, non pour le gouverner. Le temps n'est point arrivé où les hommes de biens peuvent servir impunément la patrie; les défenseurs de la liberté ne seront que des proscrits, tant que la horde des fripons dominera."


vendredi 6 avril 2012

Edgar Morin : La méthode "L'humanité de l'humanité"

Edgar Morin, "La méthode", 5. L’humanité de l’humanité, "L’identité humaine".

Collection Essais, Points poche


De par la quête qui m'anime, je devais bien un jour ou l'autre, me retrouver à lire Edgar Morin. 
Qu'est-ce que l'identité ? Pouvoir et faiblesse de l'esprit. Comment l'esthétique rend le monde supportable...
Voici bien le genre de questions qui me préoccupent (Chacun ses chimères ;-).
J'ai toujours quelques scrupules à recopier ici les textes que je veux partager avec vous. Scrupules vis-à-vis de l'auteur. Je regrette même d'avoir donné mon nom à ce blog, car je ne voudrais pas que l'on pense que je veux me parer des bijoux d'autrui. Mais tout changer me demanderait trop de travail, aussi je continue comme j'ai commencé. Le but est de vous faire découvrir ces textes et surtout de vous donner envie de lire les livres et de les acheter !


Voici donc 3 extraits de ce livre passionnant :


2. L’identité polymorphe

Le Je continu et le Moi discontinu,  page 104.

Ecce homo… L’individu n’est ni notion première ni notion ultime, c’est une notion nœud gordien de la trinité humaine.
Il porte en lui au plus haut degré le paradoxe de l’un et du multiple.
Son unité produit une dualité et noue une multiplicité. L’Un comporte effectivement en lui altérité, scissions, diversité, négativité, antagonismes. Comme l’a dit Hegel, l’identité est l’union de l’identité et de la non-identité.
Le Moi-Je est comme l’atome : une unité apparemment simple, irréductible, primaire, en fait un système très complexe, multiple et contradictoire, où le noyau central est lui-même complexe.
La multipersonnalité nous est invisible parce que l’unité du Je l’occulte. Or l’unité de l’individu ne doit pas occulter sa multiplicité intérieure, ni celle-ci occulter son unité.
Nous devons décomposer la conception moniste, pleine, substancielle du sujet individuel pour la recomposer dans la complexité de son unité. Je unit l’hétérogénéité des Moi.
Là où il y a le grouillement, le multiple, le divers, l’anonyme, Je advient sans trêve. Le Je est l’unificateur d’une multiplicité formidable et d’une totalité multidimensionnelle.
Oui, il y a plusieurs Moi en une personne, mais ils ne se fréquentent guère et ils sont fédérés par un Je unique.
Tout individu contient en lui une personnalité dominante, qui ne réussit pas toujours à inhiber une deuxième personnalité antagoniste, et tient séquestrées deux ou trois personnalités plus ou moins cristallisées. La personnalité dominante peut être sujette à éclipses, et faire place à l’une des personnalités qui se cristallise en s’actualisant.
Un visage est un théâtre où jouent de multiples acteurs. Une vie aussi. Chacun subit des discontinuités personnalités dans son cheminement continu.
Les autres nous habitent, nous habitons les autres…
Chacun porte en lui la multiplicité et d’innombrables potentialités tout en demeurant un individu sujet unique.


3. Esprit et conscience

1. Pouvoir et faiblesses de l’esprit

L’erreur est humaine, page 107

Rappelons-le, l’esprit (mind, mente) émerge et se développe dans la relation entre l’activité cérébrale et la culture. Il devient l’organisateur de la connaissance et de l’action humaines. Il est généraliste, polycompétent, capable non seulement de résoudre mais aussi de poser des problèmes, y compris insolubles.
Rien n’est plus potentiellement ouvert que l’esprit humain, aventureux et curieux de toutes choses. Mais rien n’est plus clos que le cerveau humain, dont la clôture pourtant permet cette ouverture.
Le cerveau est enfermé dans sa boîte crânienne, et il ne communique avec l’extérieur que par le biais des terminaux tactiles, les traduisant en un code spécifique, transmettent ces informations codées en diverses régions du cerveau, qui les traduisent et les transforment en perception. Ainsi, toute connaissance, perceptive, idéelle ou théorique, est à la fois une traduction et une reconstruction.
Aucun dispositif cérébral ne permet de distinguer l’hallucination de la perception, le rêve de la veille, l’imaginaire du réel, le subjectif de l’objectif. Ce qui permet la distinction, c’est l’activité rationnelle de l’esprit, qui fait appel au contrôle de l’environnement (résistance physique du milieu au désir), de la pratique (action sur les choses), de la culture (référence au savoir commun), d’autrui (voyez-vous la même chose que moi ?), de la mémoire, de la logique. Autrement dit, la rationalité peut être définie comme l’ensemble des qualités de vérification, contrôle, cohérence, adéquation, qui permettent d’assurer l’objectivité du monde extérieur et d’opérer la distinction et la distance entre nous et ce monde.
Dès lors, vu que toute connaissance est traduction et reconstruction et que les fermentations fantasmatiques parasitent toute connaissance, l’erreur et l’illusion sont les problèmes cognitifs permanents de l’esprit humain.
En dépit de ses capacités de contrôle et de vérification, la connaissance humaine a couru et court toujours des risques formidables d’erreurs et d’illusions. Je les ai déjà examinés ailleurs. Ils sont d’ordres individuel (self-deception ou mensonge à soi-même, faux souvenirs, refoulements inconscients, hallucinations, rationalisations abusives, etc.) ; culturel ou social (empreinte dans l’esprit des certitudes, normes, tabous d’une culture) ; paradigmatique (quand le principe organisateur de la connaissance impose la dissociation là où il y a l’unité, l’unité là où il y a la pluralité, la simplicité là où il y a la complexité) ; noologique (quand un dieu, un mythe, une idée s’emparent d’un individu qui devient possédé par le dieu ou l’idée). Le problème de l’illusion traverse toute l’histoire, toutes les sociétés, tous les individus, et les esprits à peine désabusés sont prêts à tomber dans une autre illusion (de l’intégrisme communiste à l’évangile néo-libéral, par exemple).
La certitude de connaitre la vérité est loin d’être une garantie contre l’erreur. Comme disait Romain Gary : « Méfiez-vous de la vérité, elle commet toujours des erreurs. » Les évidences reconnues ne sont pas nécessairement telles ; seul l’esprit non conforme discerne que les évidences reçues sont illusoires, et perçoit des évidences auxquelles la plupart sont aveugles.
Comme l’erreur et l’illusion accompagnent sans relâche l’activité mentale de l’être humain, la rationalité se trouve sans relâche en œuvre afin de lutter contres elles, mais sans relâche, nous le verrons, la brèche ouverte entre l’esprit et la réel est recouverte par de nouvelles erreurs ou illusions.


6. La supportable réalité

Le pacte sur-réaliste, page 170

Nous l’avons déjà indiqué, plus notre civilisation devient vouée au calcul anonyme, à l’intérêt, à la technique, soumise à la bureaucratisation et la parcellisation du travail, plus il s’opère un contre-mouvement qui régénère le pacte poétique avec la vie. Il comporte aussi la recherche des petits plaisirs de la vie, des réunions d’amis et fêtes, des sourires et rires de la connivence, des jouissances gastronomiques et œnologiques que nous avons évoqués au précédent chapitre. Il y a mille petites poésies en suspensions dans le quotidien des conversations de bistro, plaisanteries, sourires de sympathie, regards sur des jolies filles ou beau garçons.
L’esthétique ne nous offre pas seulement une échappée vers des mondes imaginaires, elle transfigure la souffrance et le mal. La douleur de l’artiste nourrit la beauté des œuvres qui va rayonner sur les auditeurs, lecteurs ou spectateurs : « L’artiste doit délivrer le monde de la douleur même s’il ne se délivre pas de sa propre souffrance » (lettre d’André Suarès à Georges Rouault). Poésie, théâtre, littérature, peinture, sculpture et musique (songeons au second mouvement du Quintette en ut majeur de Shubert) nous offrent ce don sublime de l’art qui permet d’esthétiser la douleur, c’est-à-dire de nous la faire ressentir dans sa plénitude tout en jouissant de son expression.
L’esthétique nous permet de regarder en face ce qui nous épouvante et nous fait horreur : elle permet de contempler la fatalité, la mort atroce, la mort injuste, la mort odieuse, la mort catastrophe, la mort perte de soi-même, la mort perte des êtres chéris. La situation du téléspectateur permet de contempler esthétiquement tornades, ouragans, éruptions volcaniques (et à la limite l’esthétisation d’une catastrophe sismique mobilise les deux sentiments tragiques de la terreur et de la pitié, tout en suscitant aussi parfois une esthétique cynique de la catastrophe).
Comme nous l’avons indiqué, le spectateur du film se nourrit d’angoisse dans les suspenses, se nourrit de morts dans les thrillers, se nourrit de douleurs dans les peines, les tourments, les épreuves, les supplices que subissent les héros. La situation esthétique rend ainsi supportable l’insupportable. Terreur et pitié, les deux sentiments qui selon Aristote nous envahissent au spectacle de la tragédie athénienne, surgissent effectivement quand nous voyons les représentations des tragédies humaines. La tragédie, nous dit Dimitri Analis, « est communion avec les profondeurs de la vie… ouverture vers l’infini du destin et des souffrances » (inédit). Mais alors nous pouvons regarder de face, en situation esthétique, la terreur elle-même, l’horreur de la mort, l’atrocité du meurtre, le malheur de l’orphelin, la souffrance des trahis, méprisés, humiliés. Est-ce que s’opère alors une catharsis, comme le pensait Aristote, c’est-à-dire une « purification » du mal ? Elle nous en purifie provisoirement, en nous permettant d’exorciser le mal, la souffrance et la mort qui, comme la foudre vers le paratonnerre, se dirigent vers ces personnages fictifs, autres que nous-mêmes mais avec qui nous nous sommes d’une certaine façon identifiés, qui sont nos paratonnerres imaginaires, et meurent à notre place. Et c’est ainsi que nous pouvons consommer de façon pasteurisée la mort et le destin, mieux encore, en ressentir volupté et jouissance dans l’état esthétique.
Ainsi, l’esthétique nous fait ressentir du bonheur avec du malheur. Elle nous ramène à la condition humaine tout en nous divertissant, elle nous y fait plonger tout en nous distançant.
Ajoutons que, de façon fugitive, l’esthétique nous rend meilleurs, plus sensibles, compréhensifs. Nous nous éveillons au sentiment humain de compassion pour l’affligé, si absent dans la vie quotidienne, y compris pour les malheurs réels si proches de nous. Nous avons pitié du vagabond  pour qui nous avons du dégoût au sortir de la fiction. Nous cessons de réduire le gangster, l’assassin, le Macbeth, à leurs seuls traits criminels et nous comprenons la complexité humaine.
L’esthétique, par ailleurs, opère une collaboration simultanée avec la pensée mythologique et avec la pensée rationnelle en les dépassant l’une et l’autre dans son sur-réalisme.
Comme il a été dit plus haut, l’émotion esthétique, même en son extrême intensité, n’abolit pas une conscience rationnelle de veille, qui effectivement demeure une veilleuse tandis que l’esprit est en même temps emporté dans l’émotion, la participation, l’imaginaire ou le jeu. Les artistes, écrivains, poètes sont « inspirés » en fait par la pensée analogique-symbolique-mythologique, tout en faisant intervenir souvent, dans cette inspiration même, les opérations et les contrôles d’une pensée rationnelle-technique. (Le mot art contient en lui savoir-faire, technique, habileté). L’esthétique se situe au confluent où s’entre-fécondent les deux pensées, la mythique et la rationnelle, les deux univers, le réel et l’imaginaire.
Plus profondément, l’art se nourrit et nous nourrit de toute la richesse du mythe, du symbole, de l’analogie, tout en nous permettant d’extraire pour la conscience rationnelle les messages profonds inclus dans le mythe.
Ainsi, tout est esthétique ou esthétisé nous donne plaisir, bienfait, bonheur en même temps que chagrin, larmes et peine. L’esthétique éveille notre conscience. En animant les puissances inconscientes d’empathie qui sont en nous, elle nous rend, hélas de façon provisoire, meilleurs, compréhensifs, compatissants pour ceux que notre inhumanité ignore ou méprise. D’où sa vertu capitale dans notre civilisation, où elle est désormais séparée de la religion et de la magie : non seulement elle crée de la beauté, c’est-à-dire de la joie (a thing of beaty is a joy for ever), elle nous aide à supporter le trop-plein insupportable de la réalité, et du même coup à affronter la cruauté du monde.