Emmanuel Todd : « Après la démocratie »
Ce livre a fait parler de lui, à cause de certains passages critiquant violemment Sarkozy. Mais ça serait stupide de n’en retenir que cela, tellement c’est facile de se moquer de ce pauvre petit homme. Emmanuel Todd est tout de même un de nos meilleurs historiens et son analyse de notre société française repose plus sur un travail de fond (statistiques, etc.) que sur de simples billets d’humeurs ou pamphlets !
J’ai donc lu avec grand plaisir cet ouvrage intelligent qui traite de sujets qui me préoccupent tant.
Je n’ai pu résister au plaisir de vous en communiquer de longs extraits (c’était difficile de choisir). J’espère qu’il ne m’en voudra pas. Mais le but est aussi de vous donner envie d’acheter le livre et surtout de le lire ! (Collection folio actuel)
Juste pour le plaisir, nous commencerons avec le fameux passage sur notre pauvre petit homme. Le sérieux suivra ensuite…
Page 17 "Sarkozy"
Pour comprendre la situation nous devons poser une question radicale. Si Sarkozy existe en tant que phénomène social et historique, malgré sa vacuité, sa violence et sa vulgarité, nous devons admettre que l’homme n’est pas parvenu à atteindre le sommet de l’état malgré ses déficiences intellectuelles et morales, mais grâce à elles. C’est sa négativité qui a séduit. Respect des forts, mépris des faibles, amour de l’argent, désir d’inégalité, besoin d’agression, désignation de boucs émissaires dans les banlieues, dans les pays musulmans ou en Afrique noire, vertige narcissique, mise en scène publique de la vie affective, et implicitement, sexuelle : toutes ces dérives travaillent l’ensemble de la société française ; elles ne représentent pas la totalité de la vie sociale mais sa face noire, elles manifestent son état de crise et d’angoisse. Malgré le jugement bienvenu et sévère des élections municipales de 2008, il est trop tôt pour affirmer que ces forces mauvaises seront à coup sûr refoulées et vaincues. Il serait imprudent, après s’être imaginé que Sarkozy résoudrait tous les problèmes, de se figurer que son effacement suffirait à les dissiper. Il serait surtout plus imprudent encore de croire que Sarkozy est fini en tant qu’homme politique parce qu’il est aujourd’hui impopulaire dans les sondages. Si la société française continue de déraper, il peut rebondir, en pire. Il peut même, pour rebondir, aider la société française à déraper. L’une des caractéristiques fondamentales de la période que nous vivons est qu’après n’importe quelle expérience politique malheureuse une autre peut nous attendre, plus désastreuse encore.
Au fond, nous devrions être reconnaissants à Nicolas Sarkozy de son honnêteté et de son naturel, si bien adaptés à la vie politique de notre époque. Parce qu’il a réussi à se faire élire en incarnant et en flattant ce qu’il y a de pire en nous, il oblige à regarder la réalité en face. Notre société est en crise, menacées de tourner mal, dans le sens de l’appauvrissement, de l’inégalité, de la violence, d’une véritable régression culturelle.
Page 58 "Globalisation et mondialisation"
Notre monde est bien sûr en crise, ridicule et inquiétant par bien des aspects. Mais comment refuser de voir les dimensions positives de la transformation actuelle ? L’histoire est contradictoire par nature. Dans les sociétés développées, l’éducation patine, sans régresser, sauf peut-être un temps aux États-Unis. Mais simultanément, une mutation technologique rend les communications plus rapides et la vie objectivement plus intéressante. C’est un monde nouveau qui se constitue. C’est pourquoi les jeunes en cours d’appauvrissement ne peuvent se contenter d’être bêtement désespérés. Ils ont du mal à se loger et à trouver du travail pour un salaire correct, mais Internet, les billets d’avion à bas prix et le téléphone portable définissent quand même un univers élargi par rapport à celui de leurs aînés.
C’est parce que cette contradiction existe qu’il est indispensable de distinguer entre globalisation et mondialisation. La « globalisation », c’est le mécanisme économique et financier aveugle dont nous ressentons désormais les effets négatifs. La « mondialisation », c’est quelque chose de beaucoup plus vaste et diffus, une ouverture mentale des cultures de la planète les unes aux autres, et ce concept devrait garder une connotation positive. Ni la pensée unique ni le national-républicanisme ne font clairement cette distinction.
Page 62 – "Education…"
On peut certes faire une histoire gouvernementale de l’éducation, menant de la loi Guizot de 1833, qui instaura une école primaire par commune, à la loi Berthoin de 1959 qui prolongea la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans, puis à la réforme Haby de 1975 qui instaura le collège unique. L’examen global des données sur une longue période suggère cependant que s’élever sur le plan éducatif et intellectuel est une tendance naturelle et primordiale de l’individu. Les données recueillies par Maggiolo permettent d’observer une croissance lente et spontanée tout au long du 18ème siècle, menant à une alphabétisation des jeunes hommes presque majoritaire à la veille de la révolution de 1789. Aucune politique nationale n’a mené à ce résultat. La croissance s’accélère au 19ème siècle, particulièrement pour les femmes, dans le contexte d’un début de prise de conscience et d’un début d’action centralisée. Mais le gros du mouvement s’est effectué avant que l’Etat ne légifère. L’instruction obligatoire est décidée par la 3ème République en 1882, à un moment où l’essentiel de l’alphabétisation est déjà réalisé. Au vu des courbes, Guizot, contrairement au légendaire républicain, apparait plus important que Ferry. Il suffit que l’Etat mette un minimum de moyens à la disposition des familles pour que le rythme de progression se précipite. Ce que nous voyons en œuvre, en fondamentalement, une tendance autonome de l’esprit humain. La 3ème République ne fit que mener à son terme un mouvement qui venait non pas du 17ème siècle, mais du Moyen Age. L’invention de l’imprimerie et la réforme protestante donnèrent, à l’échelle européenne, un double coup d’accélérateur.
Page 71 "Stagnation éducative et pessimisme culturel"
Nous devons à ce stade nous poser la question des causes de ces mouvements de hausse, d’accélération, de stagnation, de reprise. Je n’aurais pas la prétention de proposer une interprétation complète de la stagnation actuelle, à peine une hypothèse. Je n’oserais surtout pas dire si elle est temporaire ou définitive. Nous avons observé, dans le passé, des pauses – en Angleterre durant la révolution industrielle, en France durant l’entre-deux-guerre. Le mouvement ascendant a repris sa marche par la suite, et seul un pessimisme de principe pourrait conduire à affirmer que le plafond actuel est définitif.
Un facteur évident de blocage peut être identifié, en France comme aux Etats-Unis, et statistiquement observé dans la période qui a précédé immédiatement l’entrée en stagnation : la télévision. Cette innovation a clos l’âge de Gutenberg, celui de l’imprimerie, et d’une lecture occupant le cœur des loisirs. La télévision ramène tendanciellement l’individu à la culture orale ; elle encourage un rapport passif au divertissement et à la culture. La statistique de diffusion des récepteurs permet d’apporter un début de vérification empirique à l’hypothèse d’un blocage du progrès éducatif par le nouvel instrument audiovisuel. L’entrée en stagnation éducative des Etats-Unis intervient plus tôt non seulement parce qu’ils font la course en tête et qu’ils atteignirent les premiers un plafond supérieur, mais aussi parce que le développement de la télévision y a été plus précoce et massif…
….Rien ne nous autorise cependant à sombrer dans le catastrophisme puisque l’âge de la télévision s’achève. Internet ramène progressivement les jeunes générations à une prédominance de la culture écrite. Les adolescents qui discutent aujourd’hui d’ordinateurs à ordinateurs écrivent vraisemblablement plus, moyennant certes une orthographe simplifiée, que les adoescents lecteurs des années cinquante. Les anxieux de l’orthographe, s’ils veulent se rassurer, n’ont qu’à consulter quelques manuscrites du 17ème siècle pour constater que les fondateurs de notre tradition classique ne se laissaient guère embarrasser par des règles rigides.
Page 106 "De la démocratie à l’oligarchie"
Le narcissisme étant reconnu comme un trait fondamental nous pouvons l’insérer dans une description générale de l’implosion des groupes sociaux à une dérive centripète, conduisant à l’oubli de la collectivité globale et du monde extérieur. Au narcissisme individuel des membres de l’élite répond un narcissisme du groupe de l’élite, reniant ses responsabilités économiques et sociales, méprisant les humbles et enfermé dans une politique économique libre-échangiste, qui dégage des profits pour les riches et implique la stagnation puis la baisse des revenus pour les autres. Mais les couches intermédiaires, les milieux populaires vivent aussi leur vie propre, dans une sorte de séparatisme social généralisé. Les moyens de communication de masse permettent de recréer parfois l’illusion d’une vie collective, le temps d’une Coupe du monde ou d’Europe de football, si l’équipe nationale n’est pas éliminée trop tôt. Une sorte de rituel d’expiation conduit même les catégories supérieures à se passionner comme jamais pour le football, sport populaire à l’origine.
Il serait aussi absurde d’idéaliser le peuple que de prendre les élites au sérieux. Je ne pense pas pour ma part que l’obésité et un taux de cholestérol élevé conduisent au bien être métaphysique. En admettant même que l’individu ancien et sage ait existé, il a disparu du peuple comme des élites, sur le plan physique, comme sur le plan mental. …
… Le succès prodigieux d’un film comme Bienvenu chez les Ch’tis suggère que le mythe d’un peuple dépositaire de valeurs simple et puissantes n’est pas le propre du seul Lasch et de ses lecteurs. Mais la vérité psychologique et sociologique est que le monde populaire, enrichi pendant plusieurs décennies, puis fragilisé et parfois détruit par l’évolution économique, n’a rien à envier à celui des énarques pour ce qui est de la fermeture au monde. Les cadres, au moins, sont insérés dans des réseaux de relations et des activités culturelles dépassant le réseau de parenté. Dans le monde ouvrier, formidablement centré sur la famille, le narcissisme peut aujourd’hui devenir autisme. Décrire le peuple comme merveilleux, après avoir dénoncé les élites comme abjectes, c’est bien sûr faire du « populisme ». C’est aussi ignorer la réalité : le peuple, laissé à lui-même, ne peut que donner une version aggravée des valeurs et du comportement de ses élites. L’idéalisation du peuple n’est au fond qu’une entorse de plus au principe d’égalité des hommes, parce qu’elle accepte, en simulant un retournement, la nouvelle thématique inégalitaire.
Page 229 "Lutte de classes ?"
Les classes sociales, elles, ne peuvent être considérées comme d’ores et déjà globalisées, et nous sommes encore loin de la gouvernance mondiale dont rêvent les antidémocrates radicaux. Mais la délocalisation des mécanismes d »exploitation et d’extraction de la plus-value fait apparaitre des interactions de classes à l’échelle planétaire. La classe capitaliste occidentale a vécu pendant deux décennies les débuts d’un rêve dont on trouve la préfiguration dans le Manifeste du parti communiste : délocaliser son prolétariat, extraire du profit d’une population active située à l’autre bout du monde. Nos classes supérieures ont cependant du mal à affronter une partie de la nouvelle réalité : l’émergence d’un rival dangereux, une classe dirigeante chinoise qui ne se contentera pas du rôle de second violon dans l’exploitation de l’homme par l’homme, mais qui aspire autant que son homologue américaine à l’hégémonie mondiale. De toute façon, l’idéologie nationaliste qui lui sert à contrôler les masses déracinées de la Chine la conduit à adopter une posture agressive sur la scène internationale. La répression du soulèvement tibétain au printemps 2008 a dévoilé au grand jour non seulement l’arrogance du Parti communiste et de la nouvelle bourgeoisie rouge, mais aussi l’hostilité croissante des populations européennes et américaines à un régime libéral-communiste qu’elles perçoivent désormais comme un agent très actif de leur propre oppression économique.
Nous ne sommes qu’au début d’une prise de conscience, mais on sent déjà que le choix de l’ennemi extérieur – sera-t-il musulman ou chinois ? – reflétera des chois économiques et des préférences de classes. Au plus fort de la crise tibétaine, nous avons vu Jean-Pierre Raffarin aller transmettre à la Chine d’en haut les amitiés de la France d’en haut.
L’occidentalisme se présente aujourd’hui comme une doctrine antimusulmane. Le monde musulman n’est cependant pour rien dans nos difficultés économiques ; il est faible, dominé sur le plan géopolitique, incapable même de contrôler ses propres ressources pétrolières. Les partisans de la lutte des classes seront contraints non seulement d’épargner l’Islam, mais aussi d’affronter la question chinoise. La Chine pèse désormais négativement sur notre bien-être. Il faudra avoir le courage d’établir face à elle des barrières protectionnistes et de la contraindre à adopter un mode de développement plus équilibré. Le prix des denrées alimentaires étant durablement orienté à la hausse, la Chine, pour son confort comme pour celui du monde, doit s’intéresser à son agriculture. Elle doit produire pour son marché intérieur, réduire les inégalités et apaiser les tensions sociales. Il faut certes éviter que le conflit économique ne tourne au conflit de type ethno-culturel. Cela ne sera pas facile parce que la globalisation mêle, par nature, interaction économique et interaction ethnique. Mais la Chine a donné naissance à une civilisation admirable que nous devons respecter, sans diaboliser sa population. Son seul tort est d’avoir plus d’un milliard trois cent millions d’habitants, héritage d’une réussite historique exceptionnelle.
Page 259 "Après la démocratie"
Au terme de cet examen des transformations de le société française, nous pouvons évaluer l’ampleur du problème que doivent affronter nos politiques.
Dans le domaine de plus conscient de la vie sociale, la question économique apparait sans issue. Tandis que les élites de la pensée et de l’administration considèrent le libre-échange comme une nécessité, ou même une fatalité, la population le perçoit comme une machine à broyer les emplois, à comprimer les salaires, entrainant l’ensemble de la société dans un processus de régression et de contraction. Le véritable drame, pour la démocratie, ne réside pas tant dans l’opposition de l’élite et de la masse, que dans la lucidité de la masse et l’aveuglement de l’élite. Les salaires baissent effectivement, et vont continuer de le faire, sous les pressions conjuguées de la Chine, de l’Inde et des autres pays où le coût de la main d’œuvre est très bas.
Une démocratie saine ne peut se passer d’élites. On peut même dire que ce qui sépare la démocratie du populisme, c’est l’acceptation par le peuple de la nécessité d’une élite en laquelle il a confiance. Dans l’histoire des démocraties survient toujours, à un moment décisif, la prise en charge par une partie de l’aristocratie des aspirations de l’ensemble de la population : une sorte de saut de la foi qu’accomplissent conjointement privilégiés et dominés. C’est ce qu’illustrent des personnages comme Périclès à Athènes, ou Washington et Jefferson aux Etats-Unis. En France, il faut évoquer la participation de bien des aristocrates à l’épanouissement des lumières et à l’abolition des privilèges durant la nuit du 4 aout, plutôt que l’acceptation par Tocqueville d’une déjà irrésistible. La grande bourgeoisie laïque, grâce à laquelle s’établit la 3ème République, fut une classe admirable, dont les bibliothèques, quand elles ont survécu, témoignent du très haut niveau de culture.
La révolte des élites (pour reprendre l’expression de Christopher Lasch) marque la fin de cette collaboration. Une rupture coupe les classes supérieures du reste de la société, provoquant l’apparition d’une dérive oligarchique et du populisme.
Il serait vain d’accuser tel ou tel individu : des forces historiques aussi lourdes qu’impersonnelles sont à l’œuvre. Récapitulons. Alors que dans un premier temps l’alphabétisation de masse, par la généralisation de l’instruction primaire, avait homogénéisé la société, la poussée culturelle de l’après-guerre puis son blocage vers 1995 ont séparé les éduqués supérieurs du gros de la population, créant une structure stratifiée au sein de laquelle les couches superposées ne communiquent plus. L’implosion des idéologies religieuses et politiques qui a accompagné ce processus a achevé de fragmenter la société ; chaque métier, chaque ville, chaque individu tend à devenir une bulle isolée, confinée dans ses problèmes, ses plaisirs et ses souffrances. L’establishment politico-médiatique n’est qu’un groupe autiste parmi d’autres, ni meilleur ni pire, simplement plus visible. Il est insupportable parce que, semblable à la noblesse de 1789, il ne justifie plus ses privilèges par un service rendu à la nation.
Si ces longs extraits vous ont plu, lisez l’ouvrage dans son entier, vous ne serez pas déçu.
Vous trouverez beaucoup de chose sur Emmanuel Todd et son livre sur le web (faites le tri).
Cette interview est plutôt bien : http://www.rue89.com/entretien/2010/11/28/emmanuel-todd-notre-classe-dirigeante-nest-pas-au-niveau-178081
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