Baltasar Gracian : L’homme de cours
Baltasar Gracian est l’un des plus grands essayistes du 17ème
siècle espagnol, que l’on peut comparer à Montaigne et à La Rochefoucauld. Ce jésuite peu ordinaire a réuni dans un petit manuel trois cents maximes, dans
le but de proposer un art de vivre à la cour comme à la ville, en sauvant son
honneur et son monde intérieur. Vaste programme…
Pourquoi de nos jours lire ce discret ouvrage, plutôt que le
dernier best seller d’un gourou à la mode ou un manuel de management pour les
nuls ? Tout dépend de l’idée que vous vous faites de vous et de vos
contemporains, serais-je tenté de répondre. Il y est question de sagesse, mais
aussi de noblesse de cœur.
Les conseils prodigués dans ce petit livre sont intemporels.
Vous pourriez en retrouver une bonne partie dans des ouvrages d’auteurs d’autres
époques ou cultures.
Peut-être n’êtes-vous pas encore au bon moment de votre
vie pour le lire, mais dans ce cas vous aurez connaissance de son existence et
vous le lirez le moment venu.
Selon la formule de mon modeste blog, je vous propose
ci-dessous quelques extraits, et comme c’est souvent le cas pour la littérature
classique vous pouvez télécharger l’ouvrage complet par les quelques liens que
je vous propose en bas de page.
Je vous conseille cependant, si le cœur vous en dit, d’acheter
l’exemplaire publié par Folio classique, car il comprend une longue
introduction très érudite de Marc Fumaroli ainsi que des notes très utiles.
Voici les quelques aphorismes que j'ai choisis pour vous, au hasard ?
LXXXVII
Cultiver et embellir.
L’homme naît barbare, il ne se rachète de la condition des
bêtes que par la culture ; plus il est cultivé, plus il devient homme. C’est à
l’égard de l’éducation que la Grèce a eu droit d’appeler barbare tout le reste
du monde. Il n’y a rien de si grossier que l’ignorance ; ni rien qui rende si
poli que le savoir. Mais la science même est grossière, si elle est sans art.
Ce n’est pas assez que l’entendement soit éclairé, il faut aussi que la volonté
soit réglée, et encore plus la manière de converser. Il y a des hommes
naturellement polis, soit pour la conception, ou pour le parler ; pour les
avantages du corps, qui sont comme l’écorce ; ou pour ceux de l’esprit, qui
sont comme les fruits. Il y en a d’autres, au contraire, si grossiers que
toutes leurs actions, et quelquefois même de riches talents qu’ils ont sont défigurés
par la rusticité de leur humeur.
LXXXIX
Connaître parfaitement son génie, son esprit, son coeur, et
ses passions.
L’on ne saurait être maître de soi-même que l’on ne se
connaisse à fond. Il y a des miroirs pour le visage, mais il n’y en a point
pour l’esprit. Il y faut donc suppléer par une sérieuse réflexion sur soi-même.
Quand l’image extérieure s’échappera, que l’intérieure la retienne et la
corrige. Mesure tes forces et ton adresse avant que de rien entreprendre ; connais
ton activité pour t’engager ; sonde ton fonds, et sache où peut aller ta
capacité pour toutes choses.
XC
Le moyen de vivre longtemps.
C’est de vivre bien. Il y a deux choses qui abrègent la vie
: la folie et la méchanceté. Les uns l’ont perdue pour n’avoir pas su la
conserver ; les autres pour ne l’avoir pas voulu. Comme la vertu est elle-même
sa récompense, le vice est lui-même son bourreau. Quiconque vit à la hâte dans
le vice meurt bientôt, et en deux manières ; au lieu que ceux qui vivent à la
hâte dans la vertu ne meurent jamais. L’intégrité de l’esprit se communique au
corps, et la bonne vie est toujours longue, non seulement dans l’intension,
mais même dans l’extension.
XCIX
La réalité et l’apparence.
Les choses ne passent point pour ce qu’elles sont, mais pour
ce dont elles ont l’apparence. Il n’y a guère de gens qui voient
jusqu’au-dedans, presque tout le monde se contente des apparences. Il ne suffit
pas d’avoir bonne intention, si l’action a mauvaise apparence.
C
L’homme désabusé. Le chrétien sage. Le courtisan philosophe.
Il faut l’être, mais ne le pas paraître, encore moins
affecter de passer pour tel. Quoique le plus digne exercice des sages soit de
philosopher, il n’est plus aujourd’hui en crédit. La science des habiles gens
est méprisée. Après que Sénèque l’eut introduite à Rome, elle fut quelque temps
en estime à la cour, et maintenant elle y passe pour folie ; mais la prudence
et le bon esprit ne se repaissent pas de prévention.
CI
Une partie du monde se moque de l’autre, et l’une et l’autre
rient de leur folie commune.
Tout est bon ou mauvais, selon le caprice des gens ; ce qui
plaît à l’un déplaît à l’autre. C’est un insupportable fou que celui qui veut
que tout aille à sa fantaisie. Les perfections ne dépendent pas d’une seule
approbation. Il y a autant de goûts que de visages, et autant de différence
entre les uns qu’entre les autres. Nul défaut n’est sans partisan, et il ne
faut point te décourager si ce que tu fais ne plaît pas à quelques-uns, attendu
qu’il y en aura toujours d’autres qui en feront cas. Mais ne t’enorgueillis
point de l’approbation de ceux-ci, d’autant que les autres ne laisseront pas de
te censurer. La règle pour connaître ce qui est digne d’estime, c’est
l’approbation des gens de mérite et des personnes reconnues capables d’être
bons juges de la chose. La vie civile ne roule pas sur un seul avis, ni sur un
seul usage.
CIII
Conserver la majesté propre à son état.
Que toutes tes actions soient, sinon d’un roi, du moins
dignes d’un roi, à proportion de ton état : c’est-à-dire procède royalement,
autant que ta fortune te le peut permettre. De la grandeur à tes actions, de
l’élévation à tes pensées, afin que, si tu n’es pas roi en effet, tu le sois en
mérite ; car la vraie royauté consiste en la vertu. Celui-là n’aura pas lieu
d’envier la grandeur, qui pourra en être le modèle. Mais il importe
principalement à ceux qui sont sur le trône, ou qui en approchent, de faire
quelque provision de la vraie supériorité, c’est-à-dire des perfections de la
majesté, plutôt que de se repaître des cérémonies que la vanité et le luxe ont
introduites. Ils doivent préférer le solide de la substance au vide de
l’ostentation.
Le plus court chemin pour devenir grand personnage est de
savoir choisir son monde.
La conversation est d’un grand poids. Les moeurs, les
humeurs, les goûts et l’esprit même se communiquent insensiblement. Ainsi
l’homme prompt en doit fréquenter un paisible, et chacun son contraire ; par où
l’on arrivera sans peine au tempérament requis. C’est beaucoup que de savoir se
modérer. La diversité alternative des saisons fait la beauté et la durée de l’univers. Si l’harmonie des choses naturelles vient de leur
propre contrariété, l’harmonie de la société civile devient plus belle par la
différence des moeurs. La prudence doit user de cette politique dans le choix
des amis et des domestiques, et, de cette communication des contraires, il en
naîtra un tempérament très agréable.
CIX
N’être point répréhensif.
Il y a des hommes rudes qui font des crimes de tout, non pas
par passion, mais par naturel. Ils condamnent tout : dans les uns ce qu’ils ont
fait, dans les autres ce qu’ils veulent faire ; ils exagèrent tout si fort que
des atomes ils en font des poutres à crever les yeux. Leur humeur, pire que
cruelle, serait capable de convertir les Champs élyséens en galère. Mais si la
passion s’en mêle, c’est alors qu’ils jugent à toute rigueur. Au contraire,
l’ingénuité interprète tout favorablement, sinon l’intention, du moins
l’inadvertance.
CXV
Se faire aux humeurs de ceux avec qui l’on a à vivre.
L’on s’accoutume bien à voir de laids visages, on peut donc
s’accoutumer aussi à de méchantes humeurs. Il y a des esprits revêches, avec
qui, ni sans qui l’on ne saurait vivre. C’est donc prudence que de s’y
accoutumer, comme l’on fait à la laideur, pour n’en être pas surpris ni
épouvanté dans l’occasion. La première fois ils font peur, mais l’on s’y fait
peu à peu, la réflexion prévenant ce qu’il y a de rude en eux, ou du moins
aidant à le tolérer.
CXIX
Ne pas faire le revêche.
Il ne faut jamais provoquer l’aversion ; elle vient assez
sans qu’on la cherche. Il y a beaucoup de gens qui haïssent gratuitement, sans
savoir ni comment, ni pourquoi. La haine est plus prompte que la bienveillance
; l’humeur est plus portée à nuire qu’à servir. Quelques-uns affectent d’être
mal avec tout le monde, soit par esprit de contradiction, ou par dégoût ; dès
que la haine s’empare de leur coeur, il est aussi difficile de l’en ôter que de
les désabuser. Les gens d’esprit sont craints ; les médisants sont haïs ; les
présomptueux sont méprisés ; les railleurs sont en horreur ; et les singuliers
sont abandonnés de tout le monde. Il faut donc estimer pour être estimé. Celui
qui veut faire sa fortune, fait cas de tout.
CXX
S’accommoder au temps.
Le savoir même doit être à la mode, et c’est être bien
habile que de faire l’ignorant où il n’y a point de savoir. Le goût et le
langage changent de temps en temps. Il ne faut point parler à la vieille mode,
le goût doit se faire à la nouvelle. Le goût des bonnes têtes sert de règle aux
autres, dans chaque profession ; et, par conséquent, il faut s’y conformer et
tâcher de se perfectionner. Que l’homme prudent s’accommode au présent, soit
pour le corps, ou pour l’esprit, quand même le passé lui semblerait meilleur.
Il n’y a que pour les moeurs que cette règle n’est pas à garder, attendu que la
vertu doit se pratiquer en tous temps. On ne sait déjà plus ce que c’est que de
dire la vérité, que de tenir sa parole. Si quelques-uns le font, ils passent
pour des gens du vieux temps ; de sorte que personne ne les imite, bien que
chacun les aime. Malheureux siècle, où la vertu passe pour étrangère, et la
malice pour une mode courante ! Que le sage vive donc comme il pourra, s’il ne
le peut pas comme il voudrait. Qu’il se tienne content de ce que le sort lui a
donné, comme s’il valait mieux que ce qu’il lui a refusé.
CXXI
Ne point faire une affaire de ce qui n’en est pas une.
Comme il y a des gens qui ne s’embarrassent de rien,
d’autres s’embarrassent de tout, ils parlent toujours en ministres d’État. Ils
prennent tout au pied de la lettre ou au mystérieux. Des choses qui donnent du
chagrin, il y en a peu dont il faille faire cas ; autrement on se tourmente bien
en vain. C’est faire à contresens que de prendre à coeur ce qu’il faut jeter
derrière le dos. Beaucoup de choses, qui étaient de quelque conséquence, n’ont
rien été, parce que l’on ne s’en est pas mis en peine ; et d’autres, qui
n’étaient rien, sont devenues choses d’importance, pour en avoir fait grand
cas. Du commencement, il est aisé de venir à bout de tout ; après cela, non.
Très souvent le mal vient du remède même. Ce n’est donc pas la pire règle de la
vie que de laisser aller les choses.
CXXVII
C’est la vie des grandes qualités, le souffle des paroles,
l’âme des actions, le lustre de toutes les beautés. Les autres perfections sont l’ornement de la
nature, le Je-ne-sais-quoi est celui des perfections. Il se fait remarquer
jusque dans la manière de raisonner ; il tient beaucoup plus du privilège que
de l’étude, car il est même au-dessus de toute discipline. Il ne s’en tient pas
à la facilité, il passe jusqu’à la plus fine galanterie. Il suppose un esprit
libre et dégagé, et à ce dégagement il ajoute le dernier trait de la
perfection. Sans lui toute beauté est morte, toute grâce est sans grâce. Il
l’emporte sur la valeur, sur la discrétion, sur la prudence, sur la majesté même.
C’est une route politique, par où l’on expédie bientôt les affaires ; et enfin
l’art de se retirer galamment de tout embarras.
CXXXIII
Être plutôt fou avec tous, que sage tout seul.
Car si tous le sont, il n’y a rien à perdre, disent les
politiques ; au lieu que si la sagesse est toute seule, elle passera pour
folie. Il faut donc suivre l’usage. Quelquefois le plus grand savoir est de ne
rien savoir, ou du moins d’en faire semblant. L’on a besoin de vivre avec les
autres, et les ignorants font le grand nombre. Pour vivre seul, il faut tenir
beaucoup de la nature de Dieu, ou être tout à fait de celle des bêtes. Mais,
pour modifier l’aphorisme, je dirais : Plutôt sage avec les autres que fou sans
compagnon. Quelques-uns affectent d’être singuliers en chimères.
CXLVIII
Savoir l’art de converser.
C’est par où l’homme montre ce qu’il vaut. Dans toutes les
actions de l’homme, rien ne demande plus de circonspection, attendu que c’est
le plus ordinaire exercice de la vie. Il y va de gagner ou de perdre beaucoup
de réputation. S’il faut du jugement pour écrire une lettre, qui est une
conversation par écrit, et méditée, il en faut bien davantage dans la
conversation ordinaire, où il se fait un examen subit du mérite des gens. Les
maîtres de l’art tâtent le pouls de l’esprit par la langue, conformément au
dire du sage : Parle, si tu veux que je te connaisse. Quelques-uns tiennent que
le véritable art de converser est de le faire sans art ; et que la conversation
doit être aisée comme le vêtement, si c’est entre bons amis. Car, lorsque c’en
est une de
cérémonie et de respect, il y doit entrer plus de retenue,
pour montrer que l’on a beaucoup de savoir-vivre. Le moyen d’y bien réussir est
de s’accommoder au caractère d’esprit de ceux qui sont comme les arbitres de
l’entretien. Garde-toi de t’ériger en censeur des paroles, ce qui te ferait
passer pour un grammairien ; ni en contrôleur des raisons, car chacun te
fuirait. Parler à propos est plus nécessaire que parler éloquemment.
CCXVI
Parler net.
Cela montre non seulement du dégagement, mais encore de la
vivacité d’esprit. Quelques-uns conçoivent bien, et enfantent mal ; car, sans
la clarté, les enfants de l’âme, c’est-à-dire les pensées et les expressions,
ne sauraient venir au jour. Il en est de certaines gens comme de ces pots qui
tiennent beaucoup et donnent peu : au contraire, d’autres en disent encore plus
qu’ils n’en savent. Ce que la résolution est dans la volonté, l’expression
l’est dans l’entendement ; ce sont deux grandes perfections. Les esprits nets
sont plausibles ; souvent les esprits confus ont été admirés pour n’avoir pas
été entendus. Quelquefois l’obscurité sied bien pour se distinguer du vulgaire.
Mais comment les autres jugeront-ils de ce qu’ils écoutent, si ceux qui parlent
ne conçoivent pas eux-mêmes ce qu’ils disent ?
CCXVII
Il ne faut ni aimer, ni haïr pour toujours.
Vis aujourd’hui avec tes amis comme avec ceux qui peuvent être demain tes pires ennemis. Puisque cela se voit
par l’expérience, il est bien juste de donner dans la prévention. Garde-toi de
donner des armes aux transfuges de l’amitié, d’autant qu’ils t’en font la plus
cruelle guerre. Au contraire, à l’égard de tes ennemis, laisse toujours une
porte ouverte à la réconciliation, c’est-à-dire celle de la galanterie, qui est
la plus sûre. Quelquefois la vengeance d’auparavant a été la cause du regret
d’après, et le plaisir pris à faire du mal s’est tourné en déplaisir de l’avoir
fait.
CCXLVII
Savoir un peu plus, et vivre un peu moins.
D’autres, au contraire, disent qu’un loisir honnête vaut
mieux que beaucoup d’affaires. Nous n’avons rien à nous que le temps, dont
jouissent ceux mêmes qui n’ont point de demeure. C’est un malheur égal
d’employer le précieux temps de la vie en des exercices mécaniques, ou dans
l’embarras des grandes affaires. Il ne se faut charger ni d’occupations, ni
d’envie ; c’est vivre en foule et s’étouffer. Quelques-uns étendent même ce
précepte jusqu’à la science. Ce n’est pas vivre que de ne pas savoir.
CCLIII
Ne se rendre pas trop intelligible.
La plupart n’estiment pas ce qu’ils comprennent, et admirent
ce qu’ils n’entendent pas. Il faut que les choses coûtent pour être estimées.
On passera pour habile, quand on ne sera pas entendu. Il faut toujours se
montrer plus prudent et plus intelligent qu’il n’est besoin avec celui à qui
l’on parle, mais avec proportion plutôt qu’avec excès. Et bien que le bon sens
soit de grand poids parmi les habiles gens, le sublime est nécessaire pour
plaire à la plupart du monde. Il faut leur ôter le moyen de censurer, en
occupant tout leur esprit à concevoir. Plusieurs louent ce dont ils ne
sauraient rendre raison quand on la leur demande, parce qu’ils respectent comme
un mystère tout ce qui est difficile à comprendre, et l’exaltent à cause qu’ils
l’entendent exalter.
Vous pouvez télécharger et lire cet indispensable manuel par le lien suivant :
Je vous conseille également la lecture de cet autre ouvrage de Baltasar Gracain, "Le Héros", que vous trouverez également chez nos amis Québéquois : http://beq.ebooksgratuits.com/Philosophie/Gracian-heros.pdf
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