Jules Michelet : Histoire de la révolution française
Livre VII - Chapitre VIII - Bataille de Valmy - 20 septembre 1792
C'est aujourd'hui, jeudi 20 septembre 2012, le 220ème anniversaire de la bataille de Valmy, et bien sûr, demain 21 septembre, ce sera celui de la République.
Pour fêter dignement cela, je vous propose de lire ce passage du livre de Jules Michelet, qui raconte la bataille de Valmy. Une victoire pas ordinaire, celle du premier peuple libre d'Europe, celle du peuple Français.
On a souvent critiqué Michelet sur sa façon de raconter l'histoire de France, un peu à la façon d'une légende dorée. Et alors ? L'histoire, comme toute les création de l'esprit humain, ne peut être objective. Qu'importe si celle-ci frôle parfois la légende, si le récit est beau et si il participe à la création d'un bel inconscient collectif unissant les citoyens d'un pays, et ce, quelques-soient leurs origines ?
Les français ont gagné cette bataille au cri de "Vive la Nation". Mais il ne s'agissait pas du nationalisme puant que nous avons connu depuis. Les idées de la révolution françaises se sont pensées universelles, offertes à tous. A l'époque, était Français, qui se réclamait de la Liberté ! Ont même participé à la bataille de Valmy, du côté Français, des Allemands, des Belges (Liégeois), des Irlandais et même un Vénézuelien, Francisco de Miranda !
Je ne supporte plus de voir le drapeau tricolore brandit par les représentants du FN, un parti fondé par des ennemis jurés de la République (anciens collabos, monarchistes, intégristes catholiques et j'en passe). Il est grand temps que la Gauche Française se réapproprie les symboles républicains et les valeurs de la Révolution Française.
N'oublions pas que le drapeau "bleu blanc rouge" était celui d'une révolution. N'oublions pas les idées généreuses de la Révolution Française.
N'oublions pas que le drapeau "bleu blanc rouge" était celui d'une révolution. N'oublions pas les idées généreuses de la Révolution Française.
N'oublions jamais : "Liberté, égalité, fraternité".
L'extrait ci-dessous provient du site : http://www.mediterranee-antique.info/Fichiers_PdF/Pdf_MNO.htm (que je remercie)
Et je ne puis résister au plaisir de vous offrir la photo de cette superbe Marianne, prise le 18 mars 2012, à la Bastille...
A présent, régalez-vous de la lecture de ce beau texte. Un petit cadeau vous attend à la fin ! ;-)
Livre VII - Chapitre VIII - Bataille de Valmy - 20 septembre 1792
Le
grand orateur avait été, en ce moment sublime, le pontife de la révolution. Il
avait trouvé, donné la formule religieuse du dévouement héroïque. Ainsi, dans
les vieilles batailles de Rome, quand la victoire balançait, quand les légions
chancelaient, le pontife, en blancs habits, s'avançait au front de l'armée, et
prononçait les paroles du rite sacré ; un homme se présentait, Décius ou
Curtius, qui répétait mot pour mot, et se donnait pour le peuple. Ici,
Vergniaud fut le pontife ; mais ce ne fut pas un homme qui répéta la formule,
ce fut tout le peuple même. La France fut Décius.
Non,
l'anarchie de Paris ne devait tromper personne sur le caractère de ce moment.
Cette mort était une vie. L'éloignement qu'on reprochait à la population pour
les travaux intérieurs tenait à son élan de guerre. Elle sentait très-bien
d'instinct que la bataille du monde ne se livrerait pas ici.
La
défense est à la main, et elle n'est pas au cœur. Préparer la défense à Paris,
c'est toujours le plus triste augure. Qu'on sache bien que le jour où le pesant
matérialisme de la royauté a fortifié Paris, il l'a énervé. Le jour où vous le
voudrez imprenable, vous abattrez ses remparts.
La
défensive ne va pas à la France. La France n'est pas un bouclier. La France est
une épée vivante. Elle se portait elle-même à la gorge de l'ennemi.
Chaque
jour, 1.800 volontaires partaient de Paris, et cela jusqu'à 20.000. Il y en
aurait eu bien d'autres, si on ne les eût retenus. L'Assemblée fut obligée
d'attacher à leurs ateliers les typographes qui imprimaient ses séances. Il lui
fallut décréter que telles classes d'ouvriers, les serruriers, par exemple,
utiles pour faire des armes, ne devaient pas partir eux-mêmes. Il ne serait
plus resté personne pour en forger.
Les
églises présentaient un spectacle extraordinaire, tel que, depuis plusieurs
siècles, elles n'en offraient plus. Elles avaient repris le caractère municipal
et politique qu'elles eurent au moyen-âge. Les assemblées des sections qui s'y
tenaient rappelaient celles des anciennes communes de France, ou des municipes
italiens, qui s'assemblaient dans les églises. La cloche, ce grand instrument
populaire dont le clergé s'est donné le monopole, était redevenue ce qu'elle
fut alors, la grande voix de la cité, —
l'appel au peuple. Les églises du moyen-âge avaient parfois reçu les foires,
les réunions commerciales. En 92, elles offrirent un spectacle
analogue (mais moins mercantile, plus touchant), les réunions d'industrie
patriotique, qui travaillaient pour le salut commun. On y avait rassemblé des
milliers de femmes pour préparer les tentes, les habits, les équipements
militaires. Elles travaillaient, et elles étaient heureuses, sentant que, dans
ce travail, elles couvraient, habillaient leurs pères ou leurs fils. A l'entrée
de cette rude campagne d'hiver qui se préparait pour tant d'hommes jusque-là
fixés au foyer, elles réchauffaient d'avance ce pauvre abri du soldat de leur
souffle et de leur cœur.
Près
de ces ateliers de femmes, les églises même offraient des scènes mystérieuses
et terribles, de nombreuses exhumations. Il avait été décidé qu'on emploierait
pour l'armée le cuivre et le plomb des cercueils. — Pourquoi non ? Et comment
a-t-on si cruellement injurié les hommes de 92, pour ce remuement des tombeaux
? Quoi donc La France des vivants, si près de périr, n'avait pas droit de
demander secours à la France des morts, et d'en obtenir des armes ? S'il faut,
pour juger un tel acte, savoir la pensée des morts même, l'historien répondra,
sans hésiter, au nom de nos pères dont on ouvrit les tombeaux, qu'ils les
auraient donnés pour sauver leurs petits-fils. — Ah ! si les meilleurs de ces morts avaient été interrogés,
si l'on avait pu savoir là-dessus l'avis d'un Vauban, d'un Colbert, d'un
Catinat, d'un chancelier l'Hôpital, de tous ces grands citoyens, si l'on eût
consulté l'oracle de celle qui mérita un tombeau ? non, un autel, la Pucelle
d'Orléans.... toute cette vieille France héroïque aurait répondu
: N'hésitez pas, ouvrez, fouillez, prenez nos cercueils, ce n'est pas
assez, nos ossements. Tout ce qui reste de nous, portez-le, sans hésiter,
au-devant de l'ennemi.
Un
sentiment tout semblable fit vibrer la France en ce qu'elle eut de plus
profond, quand un cercueil ; en effet, la traversa, rapporté de la frontière,
celui de l'immortel Beaurepaire, qui, non pas par des paroles, mais d'un acte
et d'un seul coup, lui dit ce qu'elle devait faire en sa grande circonstance.
Beaurepaire,
ancien officier des carabiniers, avait formé, commandé, depuis 89, l'intrépide
bataillon des volontaires de Maine-et-Loire. Au moment de l'invasion, ces
braves eurent peur de n'arriver pas assez vite. Ils ne s'amusèrent pas à parler
en route, traversèrent toute la France au pas de charge, et se jetèrent dans
Verdun. Ils avaient un pressentiment qu'au milieu des trahisons dont ils étaient
environnés, ils devaient périr. Ils chargèrent un député patriote de faire
leurs adieux à leurs familles, de les consoler et de dire qu'ils étaient
morts. —
Beaurepaire venait de se marier, il quittait sa jeune femme, et il n'en fut pas
moins ferme. Le commandant de Verdun assemblant un conseil de guerre pour être
autorisé à rendre la place, Beaurepaire résista à tous les arguments de la
lâcheté. Voyant enfin qu'il ne gagnait rien sur ces nobles officiers dont le
cœur, tout royaliste, était déjà dans l'autre camp : Messieurs,
dit-il, j'ai juré de ne me rendre que mort... Survivez à votre
honte... Je suis fidèle à mon serment ; voici mon dernier mot, je meurs...
Il se fit sauter la cervelle.
La
France se reconnut, frémit d'admiration. Elle se mit la main sur le cœur, et y
sentit monter la foi. La patrie ne flotta plus aux regards, incertaine et vague
; on la vit réelle, vivante. On ne doute guère des Dieux à qui l'on sacrifie
ainsi.
C'était
avec un véritable sentiment religieux que des milliers d'hommes, à peine armés,
mal équipés encore, demandaient à traverser l'Assemblée nationale. Leurs
paroles, souvent emphatiques et déclamatoires, qui témoignent de leur
impuissance pour exprimer ce qu'ils sentaient, n'en sont pas moins empreintes
du sentiment très-vif de foi qui remplissait leur cœur. Ce n'est pas dans les
discours préparés de leurs orateurs qu'il faut chercher ces sentiments, mais
dans les cris, les exclamations qui s'échappent de leur poitrine. Nous
venons comme à l'église, disait l'un. —
Et un autre : Pères de la patrie, nous voici ! Vous bénirez vos enfants.
Le
sacrifice fut, dans ces jours, véritablement universel, immense et sans bornes.
Plusieurs centaines de mille donnèrent leurs corps et leur vie, d'autres leur
fortune, tous leurs cœurs, d'un même élan...
Dans
les colonnes interminables de ces dons infinis d'un peuple, relevons telle
ligne, au hasard.
De
pauvres femmes de la Halle apportent quatre mille francs, le produit
apparemment de quelques grossiers joyaux, leur anneau de mariage ?...
Plusieurs
femmes des départements, spécialement du Jura, avaient dit que, tous les hommes
partant, elles pourraient monter la garde. C'est aussi ce qu'offrit, dans
l'Assemblée nationale, une mercière de la rue Saint-Martin, qui vint avec son
enfant. La mère donne sa croix d'or, un cœur en or et son dé d'argent.
L'enfant, une petite fille, donne ce qu'elle a, une petite timbale d'argent et
une pièce de quinze sols. Ce dé, l'instrument du travail pour la pauvre veuve,
la petite pièce qui fait toute la fortune de l'enfant !... Ah ! trésor !... Et
comment la France, avec cela, n'aurait-elle pas vaincu ?... Dieu te le rende au
ciel, enfant 1 C'est avec ton dé de travail et ta petite pièce d'argent que la
France va lever des armées, gagner des batailles, briser les rois à Jemmapes...
Trésor sans fond... On puisera, et il en restera toujours. Et plus il viendra
d'ennemis, plus on trouvera encore... Il y en aura, au bout de deux ans, pour
solder nos douze armées.
Nul
parti, il faut le dire, ne fut indigne de la France dans ce moment sacré.
Disons mieux, s'il y avait de violents dissentiments sur la question
intérieure, sur la question de la défense il n'y eut point de parti. Le peuple
fut admirable, et nos chefs furent admirables.
Remercions
à-la-fois la Gironde, les Jacobins et Danton,
Le
salut de la France tint certainement à un acte très-beau d'accord, d'unanimité,
de sacrifice mutuel, que firent à ce moment ces ennemis acharnés. Tous, ils
s'accordèrent pour confier la défense nationale à un homme que la plupart d'entre
eux haïssaient et détestaient.
Les
Girondins haïssaient Dumouriez, et non sans cause. Eux, ils l'avaient fait
arriver au ministère ; lui, il les en avait chassés avec autant de duplicité
que d'ingratitude. Ils l'allèrent chercher à l'armée du Nord, dans la petite
position où il était tombé, et le nommèrent général en chef.
Les
Jacobins n'aimaient nullement Dumouriez ils voyaient bien son double jeu. Ils
jugèrent néanmoins que cet homme voudrait, avant tout, la gloire, qu'il
voudrait vaincre. Ce fut l'avis d'un jeune homme très-influent parmi eux,
Couthon, ami de Robespierre ; ils approuvèrent et soutinrent sa nomination au
poste de général en chef.
Danton
fit plus. Il dirigea Dumouriez. Il lui envoya successivement sa pensée, Fabre
d'Églantine, son bras, Westermann, l'un des combattants du 10 août. Il
l'enveloppa, ce spirituel intrigant de l'ancien régime, du grand souffle
révolutionnaire, qui autrement lui eût manqué.
Il
y eut ainsi parfaite unanimité sur le choix de l'homme. Et même unanimité pour
concentrer toutes les forces dans sa main.
On
écarta ou l'on subordonna les officiers-généraux qui pouvaient prétendre à une
part du commandement. On envoya le vieux Luckner à Châlons former des recrues.
On ordonna b. Dillon, plus élevé que Dumouriez dans la hiérarchie militaire,
d'obéir à Dumouriez. Même ordre donné à Kellermann, qui gronda, mais obéit.
Toutes les forces de la France, et sa destinée, furent remises à un officier
peu connu, et qui jusque-là n'avait jamais commandé en chef. C'est ainsi que le
génie souverain de la Révolution élevait qui lui plaisait. Pourquoi devinait-il
si bien les hommes ? c'est qu'il les faisait lui-même.
Cette
fois, il fit un homme. Ce Dumouriez, qui avait traîné dans les grades
inférieurs, dans une diplomatie qui touchait à l'espionnage, la révolution le
prend, l'adopte, elle l'élève au-dessus de lui-même, et lui dit : Sois mon
épée.
Cet
homme, éminemment brave et spirituel, ne fut vraiment pas indigne de la
circonstance. Il montra une activité, une intelligence extraordinaires ;
ses Mémoires en témoignent. Ce qu'on n'y voit point toutefois, c'est
l'esprit de sacrifice, l'ardeur du dévouement qu'il trouva partout, et rendit
sa tâche aisée ; c'est la forte résolution qui se trouva dans tous les cœurs de
sauver la France à tout prix, en sacrifiant, non la vie seulement, non la
fortune seulement, mais l'orgueil, la vanité, ce qu'on appelle l'honneur. Un
seul fait pour faire comprendre. Le vaillant colonel Leveneur, qui s'est rendu
célèbre pour avoir pris (à lui seul, on peut le dire) la citadelle de
Namur, avait eu le malheur de suivre Lafayette dans sa fuite. Il se repentit,
revint. Il ne rentra dans l'armée que comme soldat, et, sans murmure, il porta
le sabre du simple hussard, jusqu'à ce que de nouveaux services lui eussent
fait rendre son épée.
L'unité
d'action était facile avec de tels hommes. Même les bandes indisciplinées de
volontaires qui arrivaient de Paris, une fois encadrées, contenues, Dumouriez
l'avoue lui-même, elles devenaient excellentes, surmontaient les fatigues, les
privations, mieux que les anciens soldats.
On
voit bien dans ses Mémoires tout ce qu'il fit pour l'armée, mais pas assez
comment cette armée fut soutenue. Il arrive à Dumouriez, comme à la plupart des
militaires, de ne pas tenir assez compte des causes morales [1]. Il fait abstraction du grand et terrible effet que produisit
sur l'armée allemande l'unanimité de la France. Il n'a pas l'air de voir tous
ces camps de gardes nationaux qui hérissaient les collines de la Meurthe, des
Vosges, de tant d'autres départements. Il ne voit pas, du Rhin à la Marne, le
paysan armé et debout sur son sillon. Mais l'ennemi l'a bien vu, et voilà
pourquoi il a si peu insisté, si peu combattu, si peu profité des fautes de
Dumouriez.
Voilà
le secret de toute cette campagne. Il ne faut pas le chercher exclusivement
dans les opérations militaires. Ici, parmi un désordre immense, mais tout
extérieur, il y avait une profonde unité de passion et de volonté. Et du côté
des allemands, avec toutes les apparences de l'ordre et de la discipline il y
avait division, hésitation, incertitude absolue sur les moyens et le but.
Pour
juger le commencement de la guerre, il faut en voir déjà la fin. Il faut, pour
mesurer la juste part d'estime que l'on doit à ces Croisés qui lèvent ici la
bannière contre la Révolution, il faut, dis-je, savoir à quel prix ils
s'arrangeront avec elle dans quelques années d'ici. Après tant de phrases
sonores sur le droit et la justice, les chevaliers s'avoueront pour ce qu'ils
sont, des voleurs. La Prusse volera sur le Rhin, et l'Autriche en Italie. L'une
et l'autre, n'ayant pu rien gagner sur l'ennemi, gagneront sur leurs amis.
Chose prodigieuse ! On les verra tendre la main à la France, et se faire donner
par elle (une ennemie victorieuse), donner leurs propres amis, et dire à
peu prés ceci : Je n'ai pu prendre ta vie. Donne-moi la vie de mon frère. — La Prusse ainsi dévorera
les petits princes allemands, et l'Autriche absorbera sa fidèle alliée, Venise.
Tout
cela se verra bientôt. Mais, sans attendre si loin, dans l'année même où nous
sommes, en 92, comment voir sans horreur la scène qui se passait dans le Nord
?... Quant à moi, je ne demande pas d'humanité à l'ours blanc de Russie, pas
davantage aux vautours de l'Allemagne. Qu'elle soit mangée, cette Pologne,
d'accord, je ne m'en étonnerai pas. Mais que ces bêtes sauvages aient pu
prendre des faces d'hommes, des voix douces, des langues mielleuses, cela
trouble, cela glace... Qu'avait besoin cette Prusse de s'engager, de promettre,
de pousser la Pologne à la liberté ? Quoi ! misérable, pour que, jetée sous la
dent de l'ours, elle te donnât Thorn et Dantzig ?... Et quelle chose effroyable
aussi de voir la Russie elle-même attester la liberté ! se plaindre
de ce que la Pologne n'est pas assez libre ! puis, mêlant la dérision
à l'exécrable hypocrisie, accuser tantôt sa victime d'être royaliste, tantôt
d'être jacobine !... Enfin, ces honnêtes gens vont dire en 93 que, dans leur
sollicitude pour cette pauvre Pologne, et de peur qu'elle ne se fasse du
mal à elle-même, ils croient de son intérêt qu'elle soit resserrée, encore
plus, en certaines limites.
C'est
en France que la Prusse et l'Autriche devaient trouver leur expiation. Ils
entrent en conquérants, et ils s'en vont en voleurs, sans guerre sérieuse, ni
combat. Quelques volées de boulets, et les huées de nos femmes, voilà ce qu'il
en a coûté. —
Le fameux duc de Brunswick s'en va, sans se retourner...
Dieu
nous garde d'insulter la Prusse du grand Frédéric ! ni ces excellents soldats
qu'on amenait à la mort !... La mauvaise conscience de leurs chefs,
l'hésitation naturelle au politique immoral qui suit l'intérêt jour par jour,
voilà ce qui perdit ces pauvres Allemands, et les rendit ridicules. Disons-le
aussi, leur bonhomie excessive, leur douceur, leur patience à suivre leurs
indignes rois.
Les
deux voleurs, le prussien et l'autrichien, n'agissaient nullement d'accord. Le
prussien, sollicité dès longtemps de traiter à part, était par cela même
suspect à son camarade. L'autrichien, qui se portait comme parent de la reine
de France, n'en avait pas moins la pensée secrète de faire son petit vol à part,
de se garnir les mains, vers l'Alsace ou les Pays-Bas, de profiter de la misère
de Louis XVI qu'il venait délivrer, pour le dépouiller lui-même.
Avec
ces bonnes pensées et ces vues secrètes, ils se gardèrent bien de donner à
Monsieur le titre de régent de France, qui eût groupé autour de lui tous les
royalistes, donné une énergie nouvelle à l'armée des émigrés. Ils ne voulaient
nullement réussir par les Français. Ils voulaient avoir du succès, et
craignaient d'eu avoir trop. Ils voulaient, ne voulaient pas.
S'il
se trouvait dans l'armée des émigrés quelque officier intelligent, intrépide,
comme M. de Bouillé, on se garda de l'employer ; on le tint sur les derrières,
on le laissa traîner au blocus de Thionville, on l'envoya sur le Rhin, en
Suisse, partout enfin où il était inutile.
Il
est intéressant de voir cette armée de la contre-révolution s'acheminer
pesamment par Coblentz et Trèves ; belle armée, du reste, bien organisée,
riche, surchargée d'équipages magnifiques, d'un train royal, et du train de je
ne sais combien de princes. Brunswick, le général en chef, avait dit
: C'est une promenade militaire. Le roi de Prusse avait quitté ses
maîtresses pour venir à la promenade. Sa présence, la conservation de sa
précieuse personne, eût rendu prudent Brunswick, quand même il ne l'eût pas
été. L'essentiel n'était pas de vaincre ; le capital intérêt était de ne pas
trop exposer le roi de Prusse, de le ramener sain et sauf. C'est la pensée que
le sage Brunswick dut incessamment ruminer, et c'est à quoi se borna le succès
de l'expédition.
Brunswick
était déjà un homme d'âge ; il était lui-même prince souverain ; c'était un
homme prodigieusement instruit, d'autant plus hésitant, sceptique. Qui sait
beaucoup doute beaucoup. La seule chose à laquelle il rêvait, c'était le
plaisir. Mais le plaisir, continué au-delà de l'âge, énerve
non-seulement le corps, mais la faculté de vouloir. Le duc était resté brave,
savant, spirituel, plein d'idées et d'expérience ; il n'avait perdu qu'une
chose, par quoi il était eunuque ; quelle chose ? la volonté.
Dans
cette armée de rois, de princes, il y avait entre autres un prince souverain,
le duc de Weimar, et avec lui, son ami, le prince de la pensée allemande, nous
l'avons dit, le célèbre Gœthe. Il était venu voir la guerre, et chemin faisant,
au fond d'un fourgon, il écrivait les premiers fragments du Faust, qu'il publia
au retour. Ce courtisan assidu de l'opinion, qui l'exprima fidèlement, ne la
devança jamais, disait alors, à sa manière, la décomposition, le doute, le
découragement de l'Allemagne. Il lui poétisait, dans une œuvre sublime, son
vide moral, sa vaine agitation d'esprit. Elle en sortit glorieusement par des
hommes de foi, par Schiller, par Fichte, surtout par Beethoven. Mais le temps
n'était pas venu.
Nulle
idée, nul principe, ne dominait cette armée. Elle avançait lentement, comme il
était naturel, n'ayant nulle raison d'avancer. Les émigrés étaient là priant,
suppliant, se mourant d'impatience. Brunswick songeait. Il pouvait prendre ce
parti, il est vrai ; mais cet autre parti valait bien autant, à moins que le
troisième ne fût meilleur encore. Enfin, quand on s'était décidé, à la longue,
à faire quelque chose, l'exécution commençait lentement par le sage prussien
Hohenlohe, ou l'autrichien plus sage encore, Clairfayt. Il faut se rappeler
qu'il n'y avait pas eu de guerre depuis trente ans. La guerre à coups de foudre
du grand Frédéric était un peu oubliée. La sage tactique des généraux
autrichiens était fort appréciée. Qu'avait-on besoin d'aller si vite, si l'on
pouvait, sans remuer presque, atteindre les meilleurs résultats ?
Ne
faut-il pas d'ailleurs, disait le duc de Brunswick à nos fougueux
émigrés, que je laisse un peu de temps à ces royalistes dont vous me
promettez les secours, pour se décider et se mettre en mouvement ? Elles vont
sans doute arriver, les députations d'un peuple heureux d'être délivré, qui
viendra saluer, nourrir ses libérateurs. Je ne les vois pas encore.
Et
bien loin qu'il pût les voir, le paysan, sur toute la ligne, restait
sournoisement immobile, cachait, serrait ses grains, les battait à la hâte et
les emportait. Les Allemands s'étonnaient de trouver si peu de ressource. Ils
prirent Longwy et Verdun, comme on a vu, mais par la trahison de quelques
officiers royalistes, par l'effroi de quelques bourgeois qui craignirent le
bombardement. Deux accidents, rien de plus. Les soldats des garnisons, les
volontaires des Ardennes, ceux de Maine-et-Loire, forcés ainsi de se rendre,
montrèrent la plus violente indignation. J'ai dit la mort de Beaurepaire. Le jeune
officier qu'on força de porter au roi de Prusse la capitulation de Verdun
n'obéit qu'en donnant les signes d'un véritable désespoir, son visage était
inondé de larmes. Le roi demanda le nom du jeune homme, qui était Marceau.
Mézières,
Sedan, Thionville, montraient bonne volonté de tenir mieux que Verdun. On
assiégea Thionville, et avec des forces considérables (les assiégeants
reçurent une fois un renfort de douze mille hommes). Le général français,
Wimpfen, qui était dedans, montra beaucoup de vigueur ; sa défense était
offensive : à chaque instant, il allait, par des sorties audacieuses, faire
visite à l'ennemi.
Brunswick,
entré dans Verdun, s'y trouva si commodément qu'il y resta une semaine. Là déjà
les émigrés qui entouraient le roi de Prusse commencèrent à lui rappeler les
promesses qu'il avait faites. Ce prince avait dit, au départ, ces étranges
paroles (Hardenberg les entendit) : Qu'il ne se mêlerait pas du
gouvernement de la France, que seulement il rendrait au Roi l'autorité absolue. Rendre
au Roi la royauté, les prêtres aux églises, les propriétés aux propriétaires,
c'était toute son ambition. Et pour ces bienfaits, que demandait-il à la France
? Nulle cession de territoire, rien que les frais d'une guerre entreprise pour
la sauver.
Ce
petit mot rendre les propriétés contenait beaucoup. Le grand
propriétaire était le clergé ; il s'agissait de lui restituer un bien de quatre
milliards, d'annuler les ventes qui s'en étaient faites pour un milliard dès
janvier 92, et qui depuis, en neuf mois, s'étaient énormément accrues. Que
devenaient une infinité de contrats dont cette opération immense avait été
l'occasion directe ou indirecte ? Ce n'étaient pas seulement les acquéreurs qui
étaient lésés, mais ceux qui leur prêtaient. de l'argent, mais les sous-acquéreurs
auxquels déjà ils avaient vendu, une foule d'autres personnes... Un grand
peuple, et véritablement attaché à la Révolution par un intérêt respectable.
Ces propriétés détournées depuis plusieurs siècles du but des pieux fondateurs,
la Révolution les avait rappelées à leur destination véritable, la vie et
l'entretien du pauvre. Elles avaient passé de la main morte à la
vivante, des paresseux aux. travailleurs, des abbés libertins, des chanoines
ventrus, des évêques fastueux, à l'honnête laboureur. Une France nouvelle
s'était faite dans ce court espace de temps. Et ces ignorants qui amenaient
l'étranger ne s'en doutaient pas. Ni les deux agents de Monsieur, ni M. de
Caraman, secret agent de Louis XVI, qui étaient auprès du roi de Prusse, ne
l'avertirent du danger qu'il y avait à toucher un peint si grave.
Il
était à peine à Verdun, qu'il ordonna (ou qu'on ordonna en, son
nom) aux officiers municipaux de tous les villages de chasser les prêtres
constitutionnels, de rétablir ceux qui n'avaient pas fait serment, et de leur
rendre les registres de l'état-civil, enfin, de restituer aux religieux ce. qui
leur appartenait. Il eu fut de même sur la frontière du Nord. Dans tous, les
villages de la Flandre française où pénétraient momentanément les Autrichiens, leur
premier soin était de rétablir les prêtres qui, n'avaient pas fait serment.
Si
Danton, si Dumouriez, avaient eu l'honneur d'être admis au conseil du roi de
Prusse, ils auraient sans aucun doute conseillé de telles mesures.
A
ces mots significatifs de restauration des prêtres, de restitution, etc., le
paysan dressa l'oreille, et comprit que c'était tonte la contre-révolution qui
entrait en France, qu'une mutation immense et des choses et des personnes
allait arriver.
Tous
n'avaient pas de fusils, mais ceux qui en eurent en prirent. Qui avait une
fourche prit la fourche ; et qui une faulx, une faulx.
Un
phénomène eut lieu sur la terre de France. Elle parut changée tout-à-coup au
passage de l'étranger. Elle devint un désert. Les grains disparurent, et comme si
un tourbillon les eût emportés, ils s'en allèrent à l'ouest. Il ne resta sur la
route qu'une chose pour l'ennemi, les raisins verts, la maladie et la mort.
Le
ciel était d'intelligence. Une pluie constante, infatigable, tombait sur les
Prussiens, les mouillait It fond, les suivait fidèlement, leur préparait la
voie. Ils trouvèrent déjà des boues en Lorraine ; vers Metz et Verdun la terre
commençait à se détremper ; et enfin la Champagne leur apparut une véritable
fondrière, où le pied, enfonçant dans un profond mortier de craie, semblait
partout pris au piège.
Les
souffrances étaient à peu près les mêmes dans les deux armées. La pluie, et peu
de subsistance, mauvais pain, mauvaise bière. Mais la différence était grande
dans la disposition morale. Le Français chantait, et il avait du vin au cœur ;
dans l'avoine ou le blé noir il savourait joyeusement le pain de la liberté.
Ce
hardi gascon aussi [2], qui le menait au combat, avait dans l'œil et la parole une
étincelle du Midi qui brillait dans ce temps sombre. Le regard de Dumouriez
réchauffait les cœurs. On savait que, hussard à vingt ans, il s'était fait
tailler en pièces ; eh bien ! il en avait cinquante, et il ne s'en portait que
mieux... Le général était gai, et l'armée l'était. Le corps qu'il avait
commandé du côté des Flandres, et qui vint le retrouver, très-hardi,
très-aguerri, n'avait guère passé de jours, dans ses premiers campements, sans
donner des bals, et souvent on les donnait sur le terrain ennemi. Au bal et à
la bataille, figuraient en première ligne deux jeunes et jolis hussards, qui
n'étaient rien moins que deux demoiselles, deux sœurs, parfaitement sages, si
la chronique en est crue.
Cette
armée était très-pure des excès de l'intérieur. Elle les apprit avec horreur,
et donna une violente leçon à la populace armée, qu'on lui envoya de CM-Ions.
C'était une tourbe de volontaires, moitié fanatiques et moitié brigands, qui,
sur la lecture de la circulaire de Marat, l'avaient appliquée à l'instant, en
tuant plusieurs personnes. Ils arrivaient, aboyant après Dumouriez, criant au
traître, demandant sa tète. Ils furent tout étonnés du vide immense qui se fit
autour d'eux. Personne ne leur parla. Le lendemain, revue du général. Ils se
voient entre une cavalerie, très-nombreuse et très-hostile, prête à les sabrer,
d'autre part une artillerie menaçante, qui les eût foudroyés au moindre signe.
Dumouriez vient alors à eux, avec ses hussards, et leur dit : Vous vous
êtes déshonorés. Il y a parmi vous des scélérats qui vous poussent au crime ;
chassez-les vous-mêmes. A la première mutinerie, je vous ferai tailler en
pièces. Je ne souffre ici ni assassins, ni bourreaux... Si vous devenez
comme ceux parmi lesquels vous avez l'honneur d'être admis, vous trouverez en
moi un père.
Ils
ne soufflèrent mot, et devinrent de très-bons soldats. Ils prirent l'esprit
général de l'armée. Cette armée était magnanime, vraiment héroïque, de courage
et d'humanité. On put l'observer, plus tard, dans la retraite des Prussiens.
Quand les Français les virent affamés, malades, livides, se traînant à peine,
ils les regardaient en pitié, et ils les laissaient passer. Tous ceux qui
venaient se rendre voyaient le camp français converti en hôpital allemand, et
trouvaient dans leurs ennemis des gardes-malades [3].
L'armée
française, d'abord très-faible, était, en récompense, bien autrement leste et
mobile que celle des Prussiens. Il s'agissait d'en réunir tes corps dispersés.
C'est ce que Dumouriez accomplit avec un coup-d'œil, une audace, une vivacité
admirables, saisissant tous les défilés de la forêt de l'Argonne, en présente de
l'ennemi. L'Autrichien, ayant passé la Meuse, touchait déjà la forêt ; il était
parfaitement maitre de l'interdire à Dumouriez. Celui-ci, par une fausse
attaque, lui fit repasser la Meuse, lui escamota, pour ainsi dire, la position
disputée, occupa les défilés à la barbe de l'Autrichien ébahi (7
septembre).
Lui
seul, il l'assure, soutint, contre tous, qu'il fallait défendre cette ligne de
l'Argonne ; qui sépare le riche pays de Metz, Toul et Verdun, de la Champagne
Pouilleuse. On insistait en vain pour qu'il se retirât vers Châlons et qu'il
défendit la ligne de la Marne. Il put mépriser les murmures ; tout autre
général est été forcé d'y céder. Mais Dumouriez avait pour lui, près de lui,
pendant la campagne, pour répondre de lui et le soutenir, Westermann,
c'est-à-dire Danton.
Il
eut seulement le tort d'écrire à Paris : Que l'Argon ne serait les
Thermopyles de la France, qu'il les défendrait, et serait plus heureux que
Léonidas. Le Léonidas français faillit périr comme l'autre. Il avoue lui-même,
avec une franchise qui n' appartient qu' aux hommes supérieurs, qu'il garda mal
un des passages de l'Argonne et qu'il se laissa tourner (13 sept.).
Deux
de ses lieutenants étaient en pleine retraite, et il ne savait plus même où ils
étaient. Il se vit un moment réduit à quinze mille hommes, perdu sans
ressources, si les Autrichiens qui avaient forcé les défilés, profitaient de
leurs avantages. Ils perdirent encore du temps. Au milieu d'une nuit pluvieuse,
Dumouriez, à petit bruit, exécuta sa retraite, et il fut suivi si lentement
qu'il put et réunir ses : troupes, et faire venir de Rethel Beurnonville avec
dix mille hommes. Cette retraite fut troublée deux fois par d'inexplicables
paniques, où 1.500 hussards autrichiens, traînant après eux quelque artillerie
volante, dissipèrent des corps six fois plus considérables. Le pis, c'est que
deux mille hommes, courant trente ou quarante lieues, allaient publiant partout
que l'armée était anéantie. Le bruit alla jusqu'à Paris, et l'on eut une vive
alarme, jusqu'à ce que Dumouriez lui-même écrivit la chose, exactement comme
elle était, à l'Assemblée nationale. L'Assemblée, et les ministres, tous ici
furent admirables. Malgré ce double accident, les ministres girondins, d'une
part, et Danton de l'autre, soutinrent unanimement Dumouriez. L'opinion resta
énergique et ferme pour le général en retraite. Dumouriez tourné, l'armée
poursuivie, s'arrêtèrent, portés sur le cœur invincible de la France.
Il
occupa le 11 septembre le camp de Sainte-Menehould, et devant lui, les.
Prussiens vinrent occuper les collines opposées, ce qu'on appela le camp de la
Lune. Ils étaient plus près de Paris, lui, plus près de l'Allemagne. Lequel des
deux tenait l'autre ? on pouvait controverser. Nous l'isolons de Paris,
disaient les Prussiens. En réalité, leur situation était très-mauvaise. Leur
lourde armée encombrée ne pouvait pas aisément poursuivre sa route, devant une
armée leste, ardente, qui la serrait de prés en queue. Elle ne pouvait pas se
nourrir ; ses convois ne lui venaient que du fond de l'Allemagne, et restaient
en route. La terre de France la rejetait, ne lui donnait rien pour vivre que la
terre même. A eux de manger cette terre, de voir quel parti ils pourraient
tirer de la craie. Leur armée, avec tous ses équipages royaux, n'en était pas moins
désormais comme une procession lugubre qui laissait des hommes sur tous les
chemins. Le découragement était extrême. Ils se voyaient engagés dans cette
boueuse Champagne, sous une implacable pluie, tristes limaces qui traînaient,
sans avancer presque, entre l'eau et l'eau.
Dumouriez,
rejoint, le 19, par Kellermann, se trouva fort de soixante-seize mille hommes,
plus nombreux que les Prussiens, qui n'en avaient que soixante-dix mille,
Ceux-ci, enfoncés en France, ayant laissé de côté Thionville et d'autres
places, apprenaient qu'au moment même une armée française était en pleine
Allemagne. Custine marchait vers Spire, qu'il prit d'assaut le 19. On
l'appelait à Mayence, à Francfort. Une Allemagne révolutionnaire, une France,
pour ainsi dire, se dressait inopinément pour donner la main à la France, de
l'autre côté du Rhin.
Ici,
la population courait au combat d'un tel élan, que l'autorité commençait à s'en
effrayer et la retenait en arrière. Des masses confuses, à-peu-près sans armes,
se précipitaient vers un même point ; on ne savait comment les loger, ni les
nourrir. Dans l'Est, spécialement en Lorraine, les collines, tous les postes
dominants, étaient devenus autant de camps grossièrement fortifiés d'arbres
abattus, à la manière de nos vieux camps du temps de César. Vercingétorix se
serait cru, à cette vue, en pleine Gaule. Les Allemands avaient fort à songer,
quand ils dépassaient, laissaient derrière eux ces camps populaires. Quel
serait pour eux le retour ? Qu'aurait été une déroute à travers ces masses hostiles,
qui de toutes parts, comme les eaux, dans une grande fonte de neige, seraient
descendues sur eux ?... Ils devaient s'en apercevoir : ce n'était pas à une
armée qu'ils avaient affaire, mais bien à la France. Ce corps de soixante-dix
mille Allemands, qu'était-ce en comparaison ? Il Se perdait comme une mouche,
dans cet effroyable océan de populations armées [4].
Telles
étaient leurs pensées, sérieuses en vérité, lorsqu'ils virent s'accomplir, sans
avoir pu l'empêcher, la jonction de Dumouriez et de Kellermann. Celui-ci, vieux
soudart alsacien de la guerre de sept ans, fort jaloux de Dumouriez, n'avait
nullement suivi ses directions. Il s'était un peu éloigné de lui. Dans la
vallée qui séparait les deux camps, le français et le prussien, il s'était
posté en avant sur une espèce de promontoire, de mamelon avancé, où était le
moulin de Valmy. Bonne position pour le combat, détestable pour la retraite.
Kellermann n'eût pu retourner qu'en faisant passer son armée sur un seul pont
avec le plus grand péril. Il ne pouvait se replier sur la droite de Dumouriez
qu'en traversant un marais où il se fût enfoncé ; encore moins sur la gauche de
Dumouriez, dont il était séparé par d'autres marais et par une vallée profonde.
Donc, nulle retraite facile ; mais, pour le combat, la position était d'autant
plus belle et hardie. Les Prussiens ne pouvaient arriver à Kellermann qu'en
recevant dans le flanc tous les feux de Dumouriez. Un beau lieu pour vaincre ou
mourir. Cette armée enthousiaste, mais peu aguerrie encore, avait peut-être
besoin qu'on lui fermât la retraite. Pour les Prussiens, d'autre part, c'était
un grand enseignement et matière à réfléchir : ils durent comprendre que ceux
qui s'étaient logés ainsi ne voulaient point reculer.
Nous
supprimons d'un récit sérieux les circonstances épiques dont la plupart des
narrateurs ont cru devoir orner ce grand fait national, assez beau pour se
passer d'ornements. A plus forte raison écarterons-nous les fictions
maladroites par lesquelles on a voulu confisquer au profit de tel ou tel
individu ce qui fut la gloire de tous.
Réservons
seulement la part réelle qui revient à Dumouriez. Quoique Kellermann se fût
placé lui-même autrement qu'il n'avait dit, quoiqu'il eût, contre son avis,
pris pour camp ce poste avancé, Dumouriez mit un zèle extrême à le soutenir, de
droite et de gauche. Toute petite passion, toute rivalité, disparaissait dans
une si grande circonstance. En eût-il été de même entre généraux de l'ancien
régime ? j'ai peine à le croire. Que de fois les rivalités, les intrigues des
généraux courtisans, continuées sur le champ de bataille, ont amené nos
défaites !
Non,
le cœur avait grandi chez tous ; ils furent au-dessus d'eux-mêmes. Dumouriez ne
fut plus l'homme douteux, le personnage équivoque ; il fut magnanime,
désintéressé, héroïque ; il travailla pour le salut de la France et la gloire
de son collègue ; il vint lui-même, plusieurs heures, dans ses lignes, partager
avec lui le péril, l'encourager et l'aider. Et Kellermann ne fut point
l'officier de cavalerie, le brave et médiocre général qu'il a été toute sa vie.
Il fut un héros, ce jour-là et à la hauteur du peuple ; car c'était le peuple,
vraiment, à Valmy, bien plus que l'armée. Kellermann s'est souvenu toujours
avec attendrissement et regret du jour où il fut un homme, non simplement un
soldat, du jour où son cœur vulgaire fut un moment visité du génie de la
France. Il a demandé que ce cœur pût reposer à Valmy.
Les
Prussiens ignoraient si parfaitement à qui ils avaient affaire, qu'ils crurent
avoir pris Dumouriez, lui avoir coupé le chemin. Ils s'imaginèrent que cette
armée de vagabonds, de tailleurs, de savetiers, comme disaient
les émigrés, avaient hâte d'aller se cacher dans Châlons, dans Reims. Ils
furent un peu étonnés quand ils les virent audacieusement postés à ce moulin de
Valmy. Ils supposèrent du moins que ces gens-là qui, la plupart, n'avaient
jamais entendu le canon, s'étonneraient au concert nouveau de soixante bouches
à feu. Soixante leur répondirent, et tout le jour, cette armée, composée en
partie de gardes nationales, supporta une épreuve plus rude qu'aucun combat :
l'immobilité sous le feu. On tirait dans le brouillard au matin, et plus tard,
dans la fumée. La distance néanmoins était petite. On tirait dans une masse ;
peu importait de tirer juste. Cette masse vivante, d'une armée toute jeune,
émue de son premier combat, d'une armée ardente et française, qui brûlait
d'aller en avant, tenue là sous les boulets, les recevant par milliers, sans
savoir si les siens portaient, elle subissait, cette armée, la plus grande
épreuve peut-être. On a tort de rabaisser l'honneur de cette journée. Un combat
d'attaque, ou d'assaut, aurait moins honoré la France.
Un moment,
les obus des Prussiens, mieux dirigés, jetèrent de la confusion. Ils tombèrent
sur deux caissons qui éclatèrent, tuèrent, blessèrent beaucoup de monde. Les
conducteurs de chariots, s'écartant à la hâte de l'explosion, quelques
bataillons semblaient commencer à se troubler. Le malheur voulut encore qu'à ce
moment un boulet vint tuer le cheval de Kellermann et le jeter par terre. Il en
remonta un autre avec beaucoup de sang-froid, raffermit les lignes flottantes.
Il
était temps. Les Prussiens, laissant leur cavalerie en bataille pour soutenir
l'infanterie, formaient celle-ci en trois colonnes, qui marchaient vers le
plateau de Valmy (vers onze heures). Kellermann voit ce moment, forme
aussi trois colonnes en face, et fait dire sur toute la ligne : Ne pas
tirer, mais attendre, et les recevoir à la baïonnette.
Il
y eut un moment de silence. La fumée se dissipait. Les Prussiens avaient
descendu, ils franchissaient l'espace intermédiaire avec la gravité d'une
vieille armée de Frédéric, et ils allaient monter aux Français. Brunswick
dirigea sa lorgnette, et il vit un spectacle surprenant, extraordinaire. A
l'exemple de Kellermann, tous les Français, ayant leurs chapeaux à la pointe
des sabres, des épées, des baïonnettes, avaient poussé un grand cri... Ce cri de
trente mille hommes remplissait toute la vallée : c'était comme un cri de joie,
mais étonnamment prolongé ; il ne dura guère moins d'un quart d'heure ; fini,
il recommençait toujours, avec plus de force ; la terre en tremblait... C'était
: Vive la Nation !
Les
Prussiens montaient, fermes et sombres. Mais, tout ferme que fût chaque homme,
les lignes flottaient, elles formaient par moments des vides, puis elles les
remplissaient. C'est que de gauche elles recevaient une pluie de fer, qui leur
venait de Dumouriez.
Brunswick
arrêta ce massacre inutile, et fit sonner le rappel.
Le
spirituel et savant général avait très-bien reconnu, dans l'armée qu'il avait
enlace, un phénomène qui ne s'était guère vu depuis les guerres de religion
: une armée de fanatiques, et, s'il l'eût fallu, de martyrs. Il répéta au
Roi ce qu'il avait toujours soutenu, contrairement aux émigrés, que l'affaire
était difficile, et qu'avec les belles chances que la Prusse avait en ce moment
pour s'étendre dans le Nord, il était absolument inutile et imprudent de se
compromettre avec ces gens-ci.
Le
Roi était extrêmement mécontent, mortifié. Vers quatre ou cinq heures, il se
lassa de cette éternelle canonnade qui n'avait guère de résultat que d'aguerrir
l'ennemi. Il ne consulta pas Brunswick, mais dit qu'on battît la charge.
Lui-même, dit-on, approcha avec son état-major, pour reconnaître de plus près
ces furieux, ces sauvages. Il poussa sa courageuse et docile infanterie sous le
feu de la mitraille, vers le plateau de Valmy. Et en avançant, il reconnut la
ferme attitude de ceux qui l'attendaient là-haut. Ils s'étaient déjà habitués
au tonnerre qu'ils entendaient depuis tant d'heures, et ils commençaient à s'en
rire. Une sécurité visible régnait dans leurs lignes. Sur toute cette jeune
armée planait quelque chose, comme une lueur héroïque, où le Roi ne comprit
rien (sinon le retour en Prusse).
Cette
lueur était la Foi.
Et
cette joyeuse armée qui d'en-haut le regardait, c'était déjà l'armée de la
RÉPUBLIQUE.
Fondée
le 20 septembre, à Valmy, par la victoire, elle fut, le 21, décrétée à Paris,
au sein de la Convention.
[1] C'est
le défaut trop ordinaire des écrivains militaires, spécialement des généraux
qui écrivent leur propre histoire. Ils font honneur de tout succès à leurs
calculs, oublient les hommes sans le dévouement desquels ces calculs ne
servaient à rien. —
Le plus grand est le plus coupable. Napoléon, dans ses Mémoires, donne volontiers
le chiffre des hommes, nullement la qualité, le personnel merveilleux, unique,
invincible, dont il disposait. Il a l'air d'ignorer l'infaillible épée que sa
mère, la Révolution, lui avait léguée en mourant. J'avais tant d'hommes,
tant sont morts, voilà toute l'oraison funèbre. Quoi ! c'est là tout, grand
Empereur ?... Pas un mot du cœur, pour tant de cœurs héroïques, qui ne vous
distinguaient plus de la patrie, et mouraient pour vous !
[3] Ce
n'est pas la première fois que les Français ont soigné, nourri leurs ennemis.
Cela se vit à la prise de La Rochelle (1627), et bien anciennement dans les
guerres espagnoles du XIVe siècle. Un Anglais leur rend ce témoignage
: Lorsque le duc de Lancastre envahit la Castille, et que ses soldats
mouraient de faim, ils demandèrent un sauf-conduit, et passèrent dans le camp
des Castillans, où il y avait beaucoup de Français auxiliaires. Ceux-ci furent
touchés de la misère des Anglais, ils les traitèrent avec humanité et ils les
nourrirent de leurs propres vivres (De suis victualibus refecerunt,
Walsingham, p. 342).
[4] Dumouriez
ménage habilement son coup de théâtre, supprime les grandes causes du succès,
fait ressortir, exagère les plus petits obstacles, par exemple quelques
gentilshommes verriers, ou partisans de Condé, qui se trouvaient dans la forêt
de l'Argonne. — D'autre
part, les Mémoires d'un homme d'État, écrits pour la Prusse par le
libraire Schœll sur les notes de Hardenberg, n'oublient rien pour embrouiller
les choses, et sauver l'honneur prussien.
Et voici le cadeau promis, le discours de Jean-Luc Mélenchon vendredi 21 septembre 2012 devant le Panthéon, pour l'anniversaire de la République ! (J'étais au premier rang, vous pouvez vous en douter).
P.S. : Cette Marianne est tellement jolie, que je vous offre ces autres photos d'elle trouvée sur le Web.
(Mais qui est-elle ?)
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