dimanche 25 novembre 2012

Jules Michelet - Histoire de la Révolution Française « De la religion du moyen âge »


Jules Michelet - Histoire de la Révolution Française - Tome 1 – Introduction - Première partie : « De la religion du moyen âge ».

Je sais que je vous ai déjà donné à lire un extrait de la Révolution Française, à l’occasion de l’anniversaire de la bataille de Valmy. Mais je ne résiste pas à vous proposer un nouvel extrait. Vous découvrirez ainsi que Michelet n’est pas seulement un excellent narrateur au style évocateur, mais que c’est aussi un penseur.

L’histoire de la Révolution Française, commence en effet par une étonnante question formulée dès l’introduction : « La Loi, telle qu'elle apparut dans la Révolution, est-elle conforme, ou contraire, à la loi religieuse qui la précéda ? Autrement dit La Révolution est-elle chrétienne, antichrétienne ? ».

Michelet écrit en première phrase de son introduction : « JE définis la Révolution, l'avènement de la Loi, la résurrection du Droit, la réaction de la Justice. »

En lisant le texte qui suit, on réalise à quel point l’idée de justice est incompatible avec le dogme chrétien et l’on comprend peu à peu que dans une société où la religion règne encore dans les esprits, la justice ne peut s’accomplir.

Mon idée n’est pas de sonner une énième charge inutile contre la ou les religions. Je sais à quel point c'est vain. La religion est selon moi une sorte de bug de la pensée, hérité de notre longue évolution, une sorte de mise en veille ou de programme de sauvegarde, qui intervient lorsque l’esprit se fatigue de penser. (Lisez le formidable livre de Pascal Boyer "L'homme créa les dieux").
Tout irait pour le mieux si chacun se satisfaisait de son propre « bug » et ne cherchait pas à l’imposer aux autres. Libre à vous de croire ou de ne pas croire que des lutins célestes déversent la pluie avec des arrosoirs depuis les nuages, ou qu’un dieu jaloux et vengeur vous guide vers un nouveau pays de cocagne ou vous oblige à vous tailler les oreilles en pointes. Je souhaite seulement que la lecture de ce texte vous fera réfléchir sur l’idée de justice et que peut-être, il vous donnera aussi l’envie de lire cette histoire de la Révolution Française, malheureuse Révolution dont la bénéfique lumière disparaît peu à peu, masquée par les vapeurs délétères du ressentiment et du révisionnisme.

Je vous conseille également de lire les grands textes des pères fondateurs de l’église, Saint-Paul ou Saint Augustin par exemple. Peut-être vous rendrez-vous compte, si vous avez un peu d’humanité, que ces hommes étaient de grands tourmentés, voir de grands malades, comme ce triste Saint Augustin qui a inventé l’idée que nous naissions tous coupables afin de justifier la souffrance des enfants innocents (en réponse à une question de Saint Jérome).

Si l’on y réfléchit bien, qu’y a-t-il de plus insupportable en ce monde que l’injustice ?

Je remercie une fois de plus le site Méditerrannée-antique.info, sur lequel vous pourrez trouver ce texte, ainsi que de nombreux autres.



§ II

Plusieurs esprits éminents, dans une louable pensée de conciliation et de paix, ont affirmé de nos jours que la Révolution n'était que l'accomplissement du Christianisme, qu'elle venait le continuer, le réaliser, tenir tout ce qu'il a promis.

Si cette assertion est fondée, le dix-huitième siècle, les philosophes, les précurseurs, les maîtres de la Révolution, se sont trompés : ils ont fait tout autre choix que ce qu'ils ont voulu faire. Généralement, ils ont un tout autre but que l'accomplissement du Christianisme.

Si la Révolution était cela, rien de plus, elle ne serait pas distincte du Christianisme : elle en serait un âge ; elle serait son âge viril, son âge de raison.
Elle ne serai rien en elle-même. En ce cas, il n'y aurait pas deux acteurs, mais un seul, le christianisme. S'il n'y a qu'un acteur, il n'y a point de drame, point de crise ; la lutte que nous croyons voire est une pure illusion ; le monde paraît s'agiter, en réalité il est immobile.

Mais non, il n'en est pas ainsi. La lutte n'est que trop réelle. Ce n'est pas ici un combat simulé entre le même et le même. Il y a deux combattants.

Et il ne faut pas dire non plus que le principe nouveau n'est qu'une critique de l'ancien, un doute, une pure négation. — Qui a vu une négation ? Qu'est-ce qu'une négation vivante, une négation qui agi, qui enfante, comme celle-ci ?

Un monde est né d'elle hier... Non, pour produire, il faut être.

Donc il y a deux chose, et non pas une, nous ne pouvons le méconnaître, deux principes, deux esprits, l'ancien, le nouveau.

En vain le jeune, sûr de vivre et d'autant plus pacifique, dirait doucement à l'ancien : Je viens accomplir, et rien abolir... L'ancien ne soucie nullement accompli. Ce mot a pour lui quelque chose de funèbre et de sinistre, il repousse cette bénédiction finale, ne veut ni pleurs, ni prières, il écarte le rameau qu'on vient secouer sur lui.

Il faut sortir des malentendus si l'on veut savoir où l'on va.

La Révolution continue le Christianisme, et elle le contredit. Elle en est à la fois l'héritière et l'adversaire.

Dans ce qu'ils ont de général et d'humain, dans le sentiment, les deux principes s'accordent. Dans ce qui fait la vie propre et spéciale, dans l'idée mère de chacun d'eux, ils répugnent et se contrarient.

Ils s'accordent dans le sentiment de la fraternité humaine. Ce sentiment, né avec l'homme, avec le monde, commun à toute société, n'eu pas moins été étendu, a approfondi par le Christianisme. A son tour, la Révolution, fille du Christianisme, l'a enseignée pour le monde, pour toute race, toute religion qu'éclaire le soleil.

Voilà toute la ressemblance. Et voici la différence.

La Révolution fonde la fraternité sur l'amour de l'homme pour l'homme, sur le devoir mutuel, sur le Droit et la Justice. Cette base est fondamentale, et n'a besoin de nulle autre.

Elle n'a point cherché à ce principe certain un douteux principe historique. Elle n'a point motivé la fraternité par une parenté commune, une filiation qui, du père aux enfants, transmettrait avec le sang la solidarité du crime.

Ce principe charnel, matériel, qui met la justice et l'injustice dans le sang, qui les fait circuler, avec le flux de la vie, d'une génération à l'autre, contredit violemment la notion spirituelle de la Justice qui est au fond de l'âme humaine.
Non, la Justice n'est pas un fluide qui se transmette avec la génération. La volonté seule est juste ou injuste, le coeur seul se sent responsable ; la Justice est toute en l'âme ; le corps n'a rien à voir ici.

Ce point de départ, barbare et matériel, étonne dans une religion qui a poussé plus loin qu'aucune autre la subtilité du dogme. Il imprime à tout le système un caractère profond d'arbitraire, dont aucune subtilité ne le tirera. L'arbitraire atteint, pénètre les développements du dogme, toutes les institutions religieuses qui en dérivent, et enfin l'ordre civil, qui lui-même au moyen âge dérive de ces institutions, en imite les formes, en subit l'esprit.

Donnons-nous ce grand spectacle.

I. Le point du départ est celui-ci : Le crime vient d'un seul, le salut d'un seul ;
Adam a perdu, le Christ a sauvé.

Il a sauvé, pourquoi ? parce qu'il a voulu sauver.

Nul autre motif. Nulle vertu, nulle œuvre de l'homme, nul mérite humain ne peut mériter ce prodigieux sacrifice d'un Dieu qui s'immole. Il se donne, mais pour rien ; c'est là le miracle d'amour ; il ne demande à l'homme nulle œuvre, nul mérite antérieur.

II. Que demande-t-il, en retour de ce sacrifice immense ? Une seule chose : qu'on y croie, qu'on se croie en effet sauvé par le sang de Jésus-Christ. La foi est la condition du salut, non les œuvres de justice. Nulle justice hors de la Foi. Qui ne croit pas, est injuste. La Justice, sans la foi, sert-elle à quelque chose ? A rien.

Saint Paul, en posant ce principe du salut par la foi seule, a mis la Justice hors de cour. Elle n'est désormais tout au plus qu'un accessoire, une suite, un des effets de la foi.

III. Sortis une fois de la Justice, il nous faut aller toujours, descendre dans l'arbitraire.

Croire, ou périr !... La question posée ainsi, on découvre avec terreur qu'on périra, que le salut est attaché à une condition indépendante de la volonté. On ne croit pas comme on veut.

Saint Paul avait établi que l'homme ne peut rien par ses œuvres de justice, qu'il ne peut que la foi. Saint Augustin démontre son impuissance lui même. Dieu seul la donne, la donne gratuitement, sans rien exiger, ni foi, ni justice. Ce don gratuit, cette grâce, est la seule cause de salut. Dieu fait grâce à qui il veut.
Saint Augustin a dit : Je crois, parce que c'est absurde. Il pouvait dire en ce système : Je crois, parce que c'est injuste.

L'arbitraire ne va pas plus loin. Le système est consommé. Dieu aime, nulle autre explication, il aime qui lui plais, le dernier de tous, le pécheur, le moins méritant.
L'amour est sa raison à lui-même ; il n'exige aucun mérite.

Que serait donc le mérite, si nous pouvions encore employer ce mot ? Être aimé, élu de Dieu, prédestiné au salut.

Et le démérite, la damnation !... Être haï de Dieu, condamné d'avance, crée pour la damnation.

Hélas ! nous avions cru tout à l'heure que l'humanité était sauvée. Le sacrifice d'un Dieu semblait avoir effacé les péchés du monde ; plus de jugement, plus de Justice. Aveugles ! nous nous réjouissions, croyant la Justice noyée dans le sang de Jésus-Christ.... Et voilà que le jugement reparait plus dur, un jugement sans justice, ou du moins dont la justice nous sera toujours cachée. L'élu de Dieu, ce favori, reçoit de lui, avec le don de la foi, le don de faire des œuvres justes, le don du salut... Que la Justice soit un don !.... Nous, nous l'avions crue active, l'acte même de la volonté. Et voilà qu'elle est passive, qu'elle se transmet en présent, de Dieu à l'élu de son coeur.

Cette doctrine, formulée durement par les protestants, n'en est pas moins celle du monde catholique, telle que la reconnait le concile de Trente. Si la Grâce, dit-il avec l'apôtre, n'était pas gratuite, comme son nom même l'indique, si elle devait être méritée par des œuvres de justice, elle serait la Justice, et ne serait plus la Grâce (Conc. Trid. sess. VI, cap. VIII).

Telle a été, dit le concile, la croyance permanente de l'Église. Et il fallait bien qu'il en fût ainsi ; c'est le fond du Christianisme ; hors de là, il y a philosophie, et non plus religion. Celle-ci, c'est la religion de la Grâce, du salut gratuit, arbitraire, et du bon-plaisir de Dieu.

L'embarras fut grand, lorsque le Christianisme avec cette doctrine opposée à la Justice, fut appelé à gouverner, à juger le monde, lorsque la jurisprudence descendit de son prétoire, et dit à la nouvelle foi : Jugez à ma place.

On put voir alors, au fond de cette doctrine qui semblait suffire au monde, un abîme d'insuffisance, d'incertitude, de découragement.

Si l'on restait fidèle au principe que le salut est un don, et non le prix de la Justice, l'homme se croisait les bras, s'asseyait et attendait ; il savait bien que ses œuvres ne pouvaient rien pour son sort. Toute activité morale cessait en ce monde.

Et la vie civile, l'ordre, la justice humaine, comment les maintiendrait-on ? Dieu aime et ne juge plus. Comment l'homme jugera-t-il ? Tout jugement religieux ou politique est une contradiction flagrante dans une religion uniquement fondée sur un dogme étranger à la Justice.

On ne vit pas sans justice. Donc, il faut que le monde chrétien subisse la contradiction. Cela met dans beaucoup de choses du faux et du louche ; on ne se tire de cette double position que par des formules hypocrites. L'Église juge et ne juge pas, tue et ne tue pas. Elle a horreur de verser le sang ; voilà pourquoi elle brûle... Elle ne brûle pas. Elle remet le coupable à celui qui brûlera, et elle ajoute encore une petite prière, comme pour intercéder... Comédie terrible, où la justice, la fausse et cruelle justice, prend le masque de la Grâce.

Étrange punition de l'ambition extraordinaire qui voulut plus que la Justice, et la mépris ! Cette Église est restée incapable de justice. Quand elle voit, au moyen âge, celle-ci qui se relève, elle voudrait s'en rapprocher. Elle essaye de dire comme elle, de prendre sa langue, cale avoue que l'homme peut quelque chose pour son salut par les œuvres de justice. Vains efforts ! Le Christianisme ne peut se réconcilier avec Papinien, qu'en s'éloignant de saint Paul, en quittant sa propre base, s'inclinant hors de lui-même, au risque de perdre l'équilibre et de chavirer.

Parti de l'Arbitraire, ce système doit rester dans l'arbitraire, il n'en peut sortir d'un pas (1).

(1) Aujourd'hui, on a désespéré de concilier les deux points de vue. On n'essaie plus de faire la paix du dogme avec la Justice. On s'y prend mieux. Tour à tour, on le montre ou on le cache. Aux simples et confiantes personnes, aux femmes, aux enfants, qu'on tient dociles et courbés, on enseigne la vieille doctrine qui place un arbitraire terrible en Dieu et en l'homme de Dieu, qui livre sans défense au prêtre la tremblante créature ; cette terreur est toujours pour celle-ci la foi et la loi ; le glaive reste toujours affilé pour ces pauvres cœurs.
Au contraire, si l'on parle aux forts, aux raisonneurs, aux politiques, ça devient tout à coup facile : Le Christianisme, après tout, est-il ailleurs qu'en l'Évangile? La foi, la philosophie, sont-elles si loin de s'entendre ? La vieille dispute de la Grâce et de la Justice (c'est-à-dire la question de savoir si le Christianisme est juste) est tout à fait surannée.
Cette politique double a deux effets, et tous deux funestes. Elle pèse sur la femme, sur l'enfant, sur la famille où elle crée la discorde, maintenant en opposition deux autorités contraires, deux pères de famille.
Elle pèse sur le monde par une force négative, qui fait peu, mais qui entrave, par la facilité surtout de montrer d'une ou l'autre face : aux uns, la moralité élastique de l'Évangile ; aux autres, l'immuable fatalité, parée du nom de la Grâce. De là, bien des malentendus. De là, la tentation pour plusieurs de rattacher la foi moderne, celle de la Révolution et de la Justice, au dogme de l'injustice antique..


Tous les mélanges bâtards par lesquels les scolastiques, et d'autres depuis, ont vainement essayé de faire un dogme raisonnable, un christianisme philosophe et juriste, ces mélanges doivent être écartés. Ils n'ont ni vertu, ni force. On a été obligé de les laisser de côté ; on les a fait rentrer dans l'oubli et le silence. Il faut voir le système en lui, dans sa pureté terrible, qui a fait toute sa force, il faut le suivre dans son règne du moyen âge, le voir partir surtout à l'époque où, fixé enfin, complet, armé, inflexible, il prend possession du monde.



Sombre doctrine, qui, dans la destruction de l'empire romain, lorsque l'ordre civil périt, et que la justice humaine est comme effacée, ferme le recours du tribunal suprême, et, pour mille ans, voile la face de la Justice éternelle.

L'iniquité de la conquête, confirmée par arrêt de Dieu, s'autorise, et se croit juste. Les vainqueurs sont les élus ; les vaincus, les réprouvés. Damnation sans appel. De longs siècles peuvent se passer, la conquête s'oublier. Mais le ciel vide de justice n'en pinera pas moins sur la terre, la formant à son image. L'arbitraire, qui fait le fond de cette théologie, se retrouvera partout, avec une fidélité désespérante, dans les institutions politiques, dans celles même où l'homme avait cru bâtir un asile à la Justice. La monarchie divine, la monarchie humaine, gouvernent pour leurs élus.

Où donc se réfugiera l'homme ? La Grâce règne seule au ciel, et la faveur ici-bas.

Pour que la Justice, deux fois proscrite et bannie, se hasarde à relever la tête, il faut une chose difficile (tant le sens humain est étouffé sous la pesanteur des maux et la pesanteur des siècles), il faut que la Justice recommence à se croire juste, qu'elle s'éveille, se souvienne d'elle-même, reprenne conscience du Droit.

Cette conscience, éveillée lentement pendant six cents de tentatives religieuses, elle éclate en 89 dans le monde politique et social.

La Révolution n'est autre chose que la réaction tardive de la Justice contre le gouvernement de la faveur et la religion de la Grâce.


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