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Léon Tolstoï |
ARTICLE EN COURS DE REDACTION
Petit rappel...
Le but de ce blog-notes est plus
que jamais celui d’être un stock d’armes pour penser. Ce qui compte pour moi, c’est
de retrouver rapidement un texte que je considère important. Ces extraits de l’ouvrage
Guerre et Paix de Léon Tolstoï sont importants, car ils aident à penser l’histoire
intelligemment.
Littérature et histoire…
J’avais bien sûr lu les grands auteurs
russes quand j’avais une trentaine d’année et que je me constituais mon fond
classique, Dostoïevski, Gogol, etc. Mais curieusement, j’étais passé à côté de Tolstoï.
Il aura fallu que je rencontre récemment une Russe qui m’affirma que Guerre et
Paix était le plus grand roman de la littérature de tous les temps, pour que,
assailli par un doute, je me décide à le lire. Je ne vous cache pas que le
début m’ennuya un peu. Je ressentais la même impression pénible que celle que j’éprouve
chaque fois que j’essaye de lire Proust (Proust écrit divinement bien mais les
soucis de ses personnages me laissent de glace). Fort heureusement pour moi,
cette impression finit par s’estomper à la lecture de Tolstoï. Je ne dirai pas
que c’est le plus grand roman de tous les temps, car ce concept m’échappe
totalement. Mais assurément, c’est un monument qui vaut le détour.
La bonne surprise pour moi, fut
de découvrir parsemant ce roman, les passionnantes considérations de Tolstoï
sur l’histoire. Celles-ci sont d’une intelligence qui m’émerveilla. En toute
modestie, ses réflexions sur l’histoire entraient en parfaite résonnance avec
les miennes que j’avais déjà essayé de mettre au clair dans l’un de mes
articles : L'histoire, la vérité,
le bien, le mal, et toutes ces sortes de choses très relatives.
Pourquoi tant d’amour ?
Je me suis toujours demandé pour
quelle raison les Russes aimaient autant la France, pays qui les a agressés tant
de fois, et surtout pourquoi ils admiraient tant Napoléon. J’ai même posé la
question à des Russes lorsque j’ai fait un séjour en 2017 à Moscou avec
l’association de reconstitution historique dont j’étais l’un des membres. Ce
que j’ai compris de leurs réponses, c’est que Napoléon avait été le premier
homme à mettre en défaut la toute-puissance du Tsar et que l’invasion de la
Grande Armée avait eu des conséquences politiques en Russie, (réformes, etc.). J’avoue
ne pas avoir osé leur parler de l’invraisemblable guerre de Crimée menée contre
la Russie par la France de Napoléon III, allié aux Turcs…
Les bienfaits de la France en
Russie ?
Si l’on s’intéresse effectivement
au Tsar Alexandre 1er, l’adversaire de Napoléon en 1812, on constate que celui-ci avait été élevé
« à la française », tout comme la majorité des nobles de son empire.
Tous parlaient couramment français et affectionnaient la culture française et
la culture française. Et à l’époque, la culture française, c’était celle des
Lumières et de la Révolution. Alexandre faisait venir en Russie des musiciens
et des troupes de théâtre ; Boieldieu y resta de 1804 à 1810 et Mademoiselle George
de 1808 à 1812. Au début de son règne, Alexandre entreprit
même de réformer la Russie en s’inspirant de la France ! Il composa un
comité secret avec des amis (Adam Czartoryski, Pavel Stroganov, Nikolaï
Novossiltsev) et durant 4 ans, ce comité publia des manifestes rétablissant les
édits de Catherine II sur les privilèges de la noblesse et des villes,
abrogeant les interdictions auxquelles étaient soumises les industries,
réhabilitant les personnes disgraciées, autorisant l'achat de terre sans distinction
de rang ou de titre etc. Durant cette période, un grand nombre d'établissements
d'enseignement furent créés, dont les Universités de Kharkov, Kazan,
Dorpat (Tartu), Vilno (Vilnius), tandis que des établissements existants furent
rénovés. Ces "beaux jours", d'après Pouchkine, exercèrent une
influence positive sur la démographie. Alexandre 1er octroya au Sénat un droit
de remontrance et encouragea l'émancipation des serfs. Il envisagea même de doter la Russie d'une
constitution ! De semblables réformes politiques inspirées par la France
fleurirent dans toute l’Europe après la Révolution française, preuve que ladite
révolution avait semé des graines dans les esprits…
Il faut donc lire Guerre et Paix.
Je confirme, il faut lire Guerre
et Paix (Mon exemplaire pèse 1166 gr et compte 778 pages). Faites-le avant que
les neuneus du totalitarisme woke ne le condamne pour misogynie et ne le fasse
brûler. Les personnages féminins sont tous effectivement d‘une fadeur ou d’une
médiocrité affligeante. Il faut reconnaître que bien peu de femmes devaient
avoir la possibilité de s’épanouir intellectuellement, soumises qu’elles
étaient à la religion et à ce patriarcat autoritaire. Les histoires d’amour
existaient bien sûr, mais on verra par exemple que le Prince André finira par
préférer la guerre à la vie conjugale, tant l’ennui l’y accablait. Tolstoï étant
membre de cette noblesse dominante, il ne fallait pas s’attendre à ce que sa
lucidité concernant la société des hommes s’étendit jusqu’aux femmes. Ce sera
le travail d’autres auteurs. Mais aussi pourquoi ne s’est-il intéressé qu’à ces
princesses effectivement aussi frivoles que bigotes et n’a-t-il pas songé à
raconter les exploits de la mystérieuse starostine Vassillissa qui mena avec sa
troupe une guerre de partisan contre la Grande Armée napoléonienne en déroute ?
(Il ne l’évoque que très brièvement au chapitre 5 – 1 du Tome 3). Néanmoins, accordons le mérite à Tolstoï d’avoir mis
toute son intelligence à étudier les rouages d’une discipline qui me passionne,
à savoir, l’histoire.
En effet, ce qui m’a le plus
impressionné dans Guerre et Paix, ce sont les considérations de Tolstoï sur
l’histoire. Je les ai trouvées d’une lucidité étonnante ; une lucidité à
mille lieux de ce dont les historiens nous rebattent les oreilles dans leurs
savantes théories sur leur discipline.
Avertissement :
Voici donc quelques longs extraits de Guerre et Paix.
Tous traitent de l’histoire. Je me suis permis d’insérer des titres (en bleu) qui ne figurent
pas dans le texte, afin d’attirer l’attention sur certains sujets traités et j’ai
mis en gras et même en rouge certains passages.
J'ai également ajouté quelques liens, ainsi que quelques images, pour agrémenter la lecture. Mais le croquis de la bataille de Borodino figure bien dans Guerre et Paix.
Source du texte :
Comme j'en ai l'habitude, je vous donne ci-dessous des liens vers chaque tome de Guerre et Paix en PDF :
https://www.centremultimedia.be/IMG/pdf/tolstoi_guerre_et_paix_1.pdf
https://www.centremultimedia.be/IMG/pdf/tolstoi_guerre_et_paix_2.pdf
https://www.centremultimedia.be/IMG/pdf/tolstoi_guerre_et_paix_3.pdf
Guerre et Paix
Tome 2, chapitre IV
À la fin de l’année 1811, les
souverains de l’Europe occidentale renforcèrent leurs armements, et
concentrèrent leurs troupes. En 1812, ces forces réunies, qui se composaient de
millions d’hommes, y compris, et ceux qui les commandaient, et ceux qui devaient
les approvisionner, se mettaient en marche vers les frontières de la Russie,
qui, de son côté, dirigeait ses soldats vers le même but. Le 12 juin, les
armées de l’Occident entrèrent en Russie, et la guerre éclata !… C’est-à-dire
qu’à ce moment eut lieu un événement en complet désaccord avec la raison et
avec toutes les lois divines et humaines ! Ces millions d’êtres se livraient
mutuellement aux crimes les plus odieux : meurtres, pillages, fraudes,
trahisons, vols, incendies, fabrication de faux assignats… tous les forfaits
étaient à l’ordre du jour, et en si grand nombre, que les annales judiciaires
du monde entier n’auraient pu en fournir autant d’exemples pendant une longue
suite de siècles !… Et cependant ceux qui les commettaient ne se regardaient pas
comme criminels ! Où trouver les causes de ce fait aussi étrange que monstrueux
? Les historiens assurent naïvement qu’ils les ont découvertes dans l’insulte
faite au duc d’Oldenbourg, dans la non-observation du blocus continental, dans
l’ambition effrénée de Napoléon, dans la résistance de l’Empereur Alexandre,
dans les fautes de la diplomatie, etc., etc. Il aurait donc suffi, s’il fallait
les en croire, que Metternich, Roumiantzow ou Talleyrand eussent rédigé, entre
une réception de cour et un raout, une note bien tournée, ou que Napoléon eût
adressé à Alexandre un : « Monsieur mon frère, je consens à restituer le duché
d’Oldenbourg… », pour que la guerre n’eût pas lieu ! On conçoit aisément que
tel devait être le point de vue des contemporains. Ainsi qu’il l’a dit plus
tard à Sainte-Hélène, Napoléon attribuait exclusivement la guerre aux intrigues
de l’Angleterre, tandis que de leur côté les membres du Parlement anglais
donnaient pour prétexte son ambition insatiable ; le duc d’Oldenbourg,
l’insulte dont il avait été l’objet ; les marchands, le blocus continental qui
ruinait l’Europe ; les vieux soldats et les généraux, l’absolue nécessité de
les employer activement ; les légitimistes, le devoir sacré de soutenir les
bons principes ; les diplomates, l’alliance austro-russe de 1809, que l’on
n’avait pas su dissimuler au cabinet des Tuileries, et la difficulté que
présenterait la rédaction d’un mémorandum, portant, par exemple, le n° 178. Ces
raisons, jointes à une foule d’autres, d’une nature plus infime et provenant de
la diversité des points de vue personnels, ont pu sans doute satisfaire les
contemporains, mais pour nous, pour nous qui sommes la postérité, et qui
envisageons dans son ensemble la grandeur de l’événement et qui en
approfondissons la vraie raison d’être dans sa terrible réalité, elles ne
sauraient nous paraître suffisantes. Nous ne saurions comprendre que des
millions de chrétiens se soient entretués parce que Napoléon était un
ambitieux, parce qu’Alexandre avait montré de la fermeté, l’Angleterre de la
ruse, ou parce que le duc d’Oldenbourg avait été insulté ! Où est donc le lien
entre ces circonstances et le fait même du meurtre et de la violence ? Pourquoi
les habitants des gouvernements de Smolensk et de Moscou ont-ils été, en
conséquence de semblables motifs, égorgés et ruinés par des milliers d’hommes
venus du bout opposé de l’Europe ? Nous ne sommes pas des historiens, et nous
ne nous laissons pas entraîner à la recherche, plus ou moins subtile, des
causes premières : aussi, nous contentons-nous de juger les événements avec
notre simple bon sens, et plus nous les étudions de près, plus, nous leur
trouvons de motifs véritables. De quelque façon qu’on les envisage, ils nous
paraissent également justes ou également faux, si l’on en compare l’infime
valeur intrinsèque avec l’importance des faits qui en ont été la conséquence,
et nous restons convaincus que leur ensemble seul peut en donner une
explication plausible. Pris isolément, le refus de Napoléon, qui ne veut pas
rappeler ses troupes en deçà de la Vistule, ou rendre le grand-duché au
grand-duc d’Oldenbourg, nous paraît aussi valable, comme argument, que si l’on
disait : S’il avait plu à un caporal français de quitter le service, et si son
exemple avait été suivi par un grand nombre de ses camarades, le nombre des
soldats aurait été trop réduit, la guerre serait, en conséquence, devenue
impossible. Sans doute, si Napoléon ne s’était point offensé de ce qu’on
exigeait de lui, si l’Angleterre et le duc dépossédé n’avaient pas intrigué, si
l’Empereur Alexandre n’avait pas été profondément froissé, si la Russie n’avait
pas été gouvernée par un pouvoir autocratique, si les raisons qui ont amené la
révolution française, la dictature et l’Empire n’avaient point existé, il n’y
aurait pas eu de guerre ; mais, de même aussi, qu’une de ces causes vînt à
manquer, et rien de ce qui est arrivé n’aurait eu lieu ! C’est donc de leur
ensemble, et non de l’une d’elles en particulier, que les événements ont été la
conséquence fatale : ILS SE SONT ACCOMPLIS PARCE QU’ILS DEVAIENT S’ACCOMPLIR,
et il arriva ainsi que des millions d’hommes, répudiant tout bon sens et tout
sentiment humain, se mirent en marche de l’Ouest vers l’Est pour aller
massacrer leurs semblables, comme, quelques siècles auparavant, des hordes innombrables
s’étaient précipitées de l’Est vers l’Ouest, en tuant tout sur leur passage !
Considérés par rapport à leur libre arbitre, les actes de Napoléon et
d’Alexandre étaient aussi étrangers à l’accomplissement de tel ou tel événement
que ceux du simple soldat que le recrutement ou le tirage au sort obligeait à
faire la campagne. Comment d’ailleurs aurait-il pu en être autrement ? Pour que
leur volonté, maîtresse en apparence de tout diriger à leur gré, se fût
exécutée, il aurait fallu le concours d’une infinité de circonstances ; il
aurait fallu que ces milliers d’individus entre les mains desquels se trouvait
la force agissante, que tous ces soldats qui se battaient, ou qui
transportaient les canons et les vivres, consentissent à faire ce que leur ordonnaient
ces deux faibles unités, et que leur soumission unanime fût motivée par des
raisons aussi compliquées que diverses. Le fatalisme est inévitable dans
l’histoire si l’on veut en comprendre les manifestations illogiques, ou, du
moins celles dont nous n’entrevoyons pas le sens et dont l’illogisme grandit à
nos yeux, à mesure que nous nous efforçons de nous en rendre compte. Tout homme
vit pour soi, et jouit du libre arbitre nécessaire pour atteindre le but qu’il
se propose. Il a, et il sent en lui la faculté de faire ou de ne pas faire
telle ou telle chose, mais, du moment qu’elle est faite, elle ne lui appartient
plus, et elle devient la propriété de l’histoire, où elle trouve, en dehors du
hasard, la place qui lui est assignée à l’avance. La vie de l’homme est double
: l’une, c’est la vie intime, individuelle, d’autant plus indépendante que les
intérêts en seront plus élevés et plus abstraits ; l’autre, c’est la vie
générale, la vie dans la fourmilière humaine, qui l’entoure de ses lois et
l’oblige à s’y soumettre. L’homme a beau avoir conscience de son existence
personnelle, il est, quoi qu’il fasse, l’instrument inconscient du travail de
l’histoire et de l’humanité. Plus il est placé haut sur l’échelle sociale, plus
le nombre de ceux avec qui il est en rapport est considérable, plus il a de
pouvoir, plus sont évidentes la prédestination et la nécessité inéluctable de
chacun de ces actes : LE CŒUR DES ROIS EST DANS LA MAIN DE DIEU ! LES ROIS SONT
LES ESCLAVES DE L’HISTOIRE ! L’histoire, c’est-à-dire la vie collective de
toutes les individualités, met à profit chaque minute de la vie des rois, et
les fait concourir à son but particulier. Bien que Napoléon fût plus que jamais
convaincu, en l’an de grâce 1812, qu’il dépendait de lui seul de verser ou de ne
pas verser le sang de ses peuples, plus que jamais au contraire il était
assujetti à ces ordres mystérieux de l’histoire qui le poussaient fatalement en
avant, tout en lui laissant l’illusion de croire à son libre arbitre. Ainsi
donc, tout en obéissant, à leur insu, à la loi de la coïncidence des causes,
ces hommes qui marchaient en foule vers l’Orient, pour tuer et massacrer leurs
semblables, y étaient en même temps conduits par ces nombreuses et puériles
raisons qui, aux yeux du vulgaire, motivaient cette terrible perturbation. Ces
raisons, on les connaît, c’étaient : la violation du blocus continental, le
démêlé avec le duc d’Oldenbourg, l’entrée des troupes en Russie pour en
obtenir, comme le croyait Napoléon, une neutralité armée, son goût effrénée pour
la guerre, l’habitude qu’il en avait prise, jointe au caractère des Français, à
l’entraînement général causé par le grandiose des préparatifs, aux dépenses
qu’ils occasionnaient et à la nécessité par suite d’y trouver des
compensations, aux honneurs enivrants qu’il avait reçus à Dresde, aux
négociations diplomatiques qui, quoique animées, au dire des contemporains,
d’un sincère désir de paix, n’avaient cependant abouti qu’à froisser les
amours-propres de part et d’autre… et mille autres prétextes, plus ou moins
bons, qui, tous réunis, n’avaient, en définitive, d’autre résultat que le fait
qui devait fatalement s’accomplir. Pourquoi une pomme tombe-t-elle quand elle
est mûre ? Est-ce son poids qui l’entraîne ? Est-ce la queue du fruit qui meurt
? Est-ce le soleil qui la dessèche ? Est-ce le vent qui la détache, ou bien
est-ce tout simplement que le gamin qui est au pied de l’arbre a une envie
démesurée de la manger ? Prise à part, aucune de ces raisons n’est la bonne. La
chute de cette pomme est la résultante obligée de toutes les causes qui
produisent l’acte le plus minime de la vie organique. Par conséquent le
botaniste qui attribuera la chute de ce fruit à la décomposition du tissu
cellulaire aura tout aussi raison que l’enfant qui l’attribuera à son désir de
la croquer à belles dents et à la réalisation de son désir. De même aura tort
et raison à la fois celui qui dira que Napoléon a été à Moscou parce qu’il
l’avait résolu, et qu’il y a trouvé sa perte parce que telle était la volonté
d’Alexandre ; de même aura tort et raison celui qui assurera qu’une montagne
pesant plusieurs millions de pounds et sapée à sa base ne s’est écroulée qu’à
la suite du dernier coup de pioche donné par le dernier terrassier ! (NDT :
Un pound vaut un peu moins de 20 kilogrammes)
(Les grands hommes)
Les prétendus grands hommes ne
sont que les étiquettes de l’Histoire : ils donnent leurs noms aux événements,
sans même avoir, comme les étiquettes, le moindre lien avec le fait lui-même.
Aucun des actes de leur soi-disant libre arbitre n’est un acte volontaire : il
est lié à priori à la marche générale de l’histoire et de l’humanité, et sa
place y est fixée à l’avance de toute éternité.
Tome 3 Chapitre premier
Le 5 septembre eut lieu le combat
de Schevardino ; le 6, pas un coup de fusil ne fut tiré de part ni d’autre, et
le 7 vit la sanglante bataille de Borodino ! Pourquoi et comment ces
batailles furent-elles livrées ? On se le demande avec stupeur, car elles ne
pouvaient offrir d’avantages sérieux ni aux Russes ni aux Français. Pour les
premiers, c’était évidemment un pas en avant vers la perte de Moscou, catastrophe qu’ils redoutaient par-dessus tout, et, pour les seconds, un pas en
avant vers la perte de leur armée, ce qui devait sans nul doute leur causer la
même appréhension. Cependant, quoiqu’il fût facile de prévoir ces
conséquences, Napoléon offrit la bataille et Koutouzow l’accepta. Si des
raisons véritablement sérieuses eussent dirigé les combinaisons stratégiques
des deux commandants en chef, ni l’un ni l’autre n’aurait dû dans ce cas s’y
décider, car évidemment Napoléon, en courant le risque de perdre le quart de
ses soldats à deux mille verstes de la frontière, marchait à sa ruine, et
Koutouzow, en s’exposant à la même chance, perdait fatalement Moscou. Jusqu’à
la bataille de Borodino, nos forces se trouvaient, relativement aux forces
ennemies, dans la proportion de 5 à 6, et après la bataille, de 1 à 2, soit :
de 100 à 120 000 avant, et de 50 à 100 000 après ; et cependant l’expérimenté
et intelligent Koutouzow accepta le combat, qui coûta à Napoléon, reconnu pour
un génie militaire, le quart de son armée ! À ceux qui voudraient démontrer
qu’en prenant Moscou, comme il avait pris Vienne, il croyait terminer la
campagne, on pourrait opposer bien des preuves du contraire. Les historiens
contemporains eux-mêmes racontent qu’il cherchait depuis Smolensk l’occasion de
s’arrêter, car si d’un côté il se rendait parfaitement compte du danger de
l’extension de sa ligne d’opération, de l’autre il prévoyait que l’occupation
de Moscou ne serait pas pour lui une issue favorable. Il en pouvait juger par
l’état où on lui abandonnait les villes, et par l’absence de toute réponse à
ses tentatives réitérées de renouer les négociations de paix. Ainsi donc,
tous deux, l’un en offrant la bataille, l’autre en l’acceptant, agirent d’une
façon absurde et sans dessein arrêté. Mais les historiens, en raisonnant après
coup sur le fait accompli, en tirèrent des conclusions spécieuses en faveur du
génie et de la prévoyance des deux capitaines, qui, de tous les instruments
employés par Dieu dans les événements de ce monde, en furent certainement les
moteurs les plus aveugles. Quant à savoir comment furent livrées les
batailles de Schevardino et de Borodino, l’explication des mêmes historiens est
complètement fausse, bien qu’ils affectent d’y mettre la plus grande précision.
Voici en effet comment, d’après eux, cette double bataille aurait eu lieu : «
L’armée russe, en se repliant après le combat de Smolensk, aurait cherché la
meilleure position possible pour livrer une grande bataille, et elle aurait
trouvé cette position sur le terrain de Borodino ; les Russes l’auraient
fortifiée sur la gauche de la grand’route de Moscou à Smolensk, à angle droit
entre Borodino et Outitza, et, pour surveiller les mouvements de l’ennemi, ils
auraient élevé en avant un retranchement sur le mamelon de Schevardino. Le 5,
Napoléon aurait attaqué, et se serait emparé de cette position ; le 7, il
serait tombé sur l’armée russe, qui occupait la plaine de Borodino. » C’est
ainsi que parle l’histoire, et pourtant, si l’on étudie l’affaire avec soin, on
peut, si l’on veut, se convaincre de l’inexactitude de ce récit. Il n’est pas
vrai de dire que les Russes aient cherché une meilleure position : tout au
contraire, dans leur retraite, ils en ont laissé de côté plusieurs qui étaient
supérieures à celle de Borodino ; mais Koutouzow refusait d’en accepter une
qu’il n’eût pas choisie lui-même ; mais le patriotique désir d’une bataille
décisive ne s’était pas encore exprimé avec assez d’énergie ; mais
Miloradovitch n’avait pas encore opéré sa jonction. Il y a bien d’autres raisons
encore, qu’il serait trop long d’énumérer. Le fait est que les autres positions
étaient préférables, et que celle de Borodino n’était pas plus forte que toute
autre, prise au hasard, sur la carte de l’empire de Russie. Non seulement les
Russes n’avaient pas fortifié la gauche de Borodino, c’est-à-dire l’endroit où
la bataille a été précisément livrée, mais, le matin même du 6, personne ne
songeait encore à la possibilité d’un engagement sur ce point. Comme preuves à
l’appui, nous dirons ceci : 1° La fortification en question n’y existait pas le
6 ; commencée seulement à cette date, elle était encore inachevée le lendemain.
2° L’emplacement même de la redoute de Schevardino, en avant de la position où
fut livrée la bataille, n’avait aucun sens. Pourquoi en effet l’avait-on
fortifié plutôt que les autres points ? et pourquoi avait-on, dans la nuit du
5, compromis les forces disponibles et perdu 6 000 hommes, lorsqu’une
patrouille de cosaques eût été suffisante pour surveiller les mouvements de
l’ennemi ? 3° Ne savons-nous pas enfin que le 6, la veille de la bataille,
Barclay de Tolly et Bagration considéraient la redoute de Schevardino, non pas
comme un ouvrage avancé, mais comme le flanc gauche de la position, et
Koutouzow lui-même, dans son premier rapport, rédigé sous l’impression de la
bataille, ne donne-t-il pas également à cette redoute la même position !
N’est-ce donc pas là une preuve qu’elle n’avait été ni étudiée ni choisie à
l’avance ? Plus tard, lorsque arrivèrent les rapports détaillés de l’affaire,
pour justifier les fautes du général en chef, qui devait à tout prix rester
infaillible, on émit l’inconcevable assertion que la redoute de Schevardino
servait d’avant-poste, tandis qu’elle n’était, par le fait, qu’un point extrême
du flanc gauche, et l’on ne manqua pas d’insister sur ce que la bataille avait
été acceptée par nous dans une position fortifiée et préalablement déterminée,
tandis qu’au contraire la bataille avait eu lieu à l’improviste, dans un
endroit découvert et presque dépourvu de fortifications. En réalité, voici
comment l’affaire s’était passée : l’armée russe s’appuyait sur la rivière
Kolotcha, qui coupait la grand’route à angle aigu, de façon à avoir son flanc
gauche à Schevardino, le flanc droit au village de Novoïé, et le centre à Borodino,
au confluent des deux rivières Kolotcha et Voïna. Quiconque étudierait le
terrain de Borodino, en oubliant dans quelles conditions s’y est livrée la
bataille, verrait clairement que cette position sur la rivière Kolotcha ne
pouvait avoir d’autre but que d’arrêter l’ennemi qui s’avançait sur Moscou par
la grand’route de Smolensk. D’après les historiens, Napoléon, en se dirigeant
le 5 vers Valouïew, ne vit pas la position occupée par les Russes entre Outitza
et Borodino, ni leur avant-poste. C’est en poursuivant leur arrière-garde qu’il
se heurta, à l’improviste, contre le flanc gauche, où se trouvait la redoute de
Schevardino, et fit traverser à ses troupes la rivière Kolotcha, à la grande
surprise des Russes. Aussi, avant même que l’engagement fût commencé, ils
furent forcés de faire quitter à l’aile gauche le point qu’elle devait
défendre, et de se replier sur une position qui n’avait été ni prévue ni
fortifiée. Napoléon, en passant sur la rive gauche de la Kolotcha, à gauche du
grand chemin, avait transporté la bataille de droite à gauche du côté des
Russes dans la plaine entre Outitza, Séménovski et Borodino, et c’est dans
cette plaine que fut livrée la bataille du 7. Voici du reste un plan sommaire
de la bataille, telle qu’on l’a décrite, et telle qu’elle a été réellement
livrée.
Si Napoléon n’avait pas traversé
la Kolotcha le 24 au soir, et s’il avait commencé l’attaque immédiatement, au
lieu de donner l’ordre d’emporter la redoute, personne n’aurait pu dire que
cette redoute n’était pas le flanc gauche de cette position, et tout se serait
passé comme on s’y attendait. Dans ce cas, nous aurions évidemment opposé une
résistance encore plus opiniâtre pour la défense de notre flanc gauche ; le
centre et l’aile droite de Napoléon auraient été attaqués, et c’est le 24
qu’aurait eu lieu la grande bataille, à l’endroit même qui avait été fortifié
et choisi. Mais, l’attaque de notre flanc gauche ayant eu lieu le soir, comme
conséquence de la retraite de notre arrière-garde, et les généraux russes ne pouvant
et ne voulant pas s’engager à une heure aussi avancée, la première et la
principale partie de la bataille de Borodino se trouva par cela même perdue le
5, et eut pour résultat inévitable la défaite du 7. Les armées russes n’avaient
donc pu se couvrir le 7 que de faibles retranchements non terminés. Leurs
généraux aggravèrent encore leur situation en ne tenant pas assez compte de la
perte du flanc gauche, qui entraînait nécessairement un changement dans le
champ de bataille, et en laissant leurs lignes continuer à s’étendre entre le
village de Novoïé et Outitza, ce qui les obligea à ne faire avancer leurs
troupes de droite à gauche que lorsque la bataille était déjà engagée ! De
cette façon, les forces françaises furent dirigées tout le temps contre l’aile
gauche des Russes, deux fois plus faible qu’elles. Quant à l’attaque de
Poniatowsky sur le flanc droit des Français sur Outitza et Ouvarova, ce ne fut
là qu’un incident complètement en dehors de la marche générale des opérations.
La bataille de Borodino eut donc lieu tout autrement qu’on ne l’a décrite, afin
de cacher les fautes de nos généraux, et cette description imaginaire n’a fait
qu’amoindrir la gloire de l’armée et de la nation russes. Cette bataille ne fut
livrée ni sur un terrain choisi à l’avance et convenablement fortifié, ni avec
un léger désavantage de forces du côté des Russes, mais elle fut acceptée par
eux dans une plaine ouverte, à la suite de la perte de la redoute, et contre
des forces françaises doubles des leurs, et cela dans des conditions où il
était non seulement impossible de se battre dix heures de suite pour en arriver
à un résultat incertain, mais où il était même à prévoir que l’armée ne
pourrait tenir trois heures sans subir une déroute complète.
Tome 3, Chapitre 1 - 10
Plusieurs historiens assurent
que si les Français ont été battus à Borodino, c’est parce que Napoléon
souffrait ce jour-là d’un gros rhume. Sans ce rhume, ses combinaisons eussent
été marquées au sceau du génie pendant la bataille, la Russie eût été perdue,
et la face du monde changée ! Cette conclusion est d’une logique incontestable
pour les écrivains qui soutiennent que la Russie s’est transformée par la seule
volonté de Pierre le Grand ; que la république française s’est métamorphosée en
Empire, et que les armées françaises sont entrées en Russie, également par la
seule volonté de Napoléon. S’il avait dépendu de lui de livrer ou de ne pas
livrer la bataille de Borodino, de prendre ou de ne pas prendre telle décision,
il serait évident en ce cas que le rhume, qui aurait paralysé son action, eût
été la cause du salut de la Russie, et que le valet de chambre qui oublia, le
28, de lui donner une chaussure imperméable, eût été notre sauveur ! Dans cet
ordre d’idées, cette conclusion est aussi plausible que celle qu’en manière de
plaisanterie Voltaire tire de la Saint-Barthélemy, due, dit-il, à un
dérangement d’estomac de Charles IX. Mais, pour ceux qui n’admettent pas cette
manière de raisonner, cette réflexion est tout bonnement absurde, et contraire
en tous points à toute logique humaine. À la question de savoir quelle est
la raison d’être des faits historiques, il nous paraît bien plus simple de
répondre que la marche des événements de ce monde est arrêtée d’avance, et
dépend de la coïncidence de toutes les volontés de ceux qui participent aux
événements, et que celle des Napoléons n’y a qu’une influence extérieure et
apparente. Quelque étrange que paraisse à première vue de supposer que la
Saint-Barthélemy, voulue et commandée par Charles IX, n’ait pas été le fait de
sa volonté, et que le carnage de Borodino, qui a coûté 80 000 hommes, n’ait pas
été réellement ordonné par Napoléon, bien qu’il eût pris toutes les
dispositions à cet effet, la dignité humaine, en me démontrant que chacun de
noms est homme au même degré que Napoléon, autorise cette solution, confirmée à
plusieurs reprises par les recherches des historiens. Le jour de la bataille de
Borodino, Napoléon n’a ni visé ni tué personne : tout fut fait par ses soldats,
qui tuèrent leurs ennemis, non en conséquence de ses ordres, mais en obéissant
à leur propre impulsion. Toute l’armée, Français, Allemands, Italiens,
Polonais, affamés, déguenillés, fatigués par les marches qu’ils venaient de
faire, sentait, en face de cette autre armée qui lui barrait le passage, que le
vin était tiré et qu’il fallait le boire ! Si Napoléon leur avait défendu de se
battre contre les Russes, ils l’auraient égorgé, et se seraient battus quand
même, parce que c’était devenu inévitable ! À la lecture de la proclamation de
Napoléon, qui leur promettait, comme compensation aux souffrances et à la mort,
que la postérité dirait d’eux : « qu’eux aussi avaient pris part à la grande
bataille de la Moskwa », ils avaient répondu par le cri de : « Vive l’Empereur
! » comme ils l’avaient déjà fait devant le portrait de l’enfant qui jouait au
bilboquet avec la boule du monde, comme ils l’avaient acclamé à chaque non-sens
qu’il avait dit. Ils n’avaient donc plus qu’une chose à faire, répéter : « Vive
l’Empereur ! » et aller se battre pour gagner la nourriture et le repos qui,
une fois vainqueurs, les attendaient à Moscou. Ils ne tuaient donc pas leurs
semblables en vertu des ordres de leur maître ; Napoléon lui-même n’était
pour rien dans la direction de la bataille, puisqu'aucune de ses dispositions
n’a été exécutée et qu’il ignorait ce qui se passait. Ainsi donc la
question de savoir d’une manière précise si Napoléon avait ou non un rhume à ce
moment-là, n’a pas plus d’importance dans l’histoire que le rhume du dernier
soldat du train. Les historiens attribuent encore à ce rhume légendaire la
faiblesse de ses dispositions, qui, selon nous, étaient au contraire mieux
prises que celles qui lui avaient fait gagner d’autres batailles ; elles
paraissent inférieures aujourd’hui, parce que la bataille de Borodino fut la
première que perdit Napoléon. Les combinaisons les plus profondes et les plus
ingénieuses semblent toujours mauvaises, et donnent prise aux critiques
savantes des tacticiens, lorsqu’elles n’ont pas amené la victoire ; et vice versa.
Les dispositions de Weirother, à la bataille d’Austerlitz, étaient le modèle de
la perfection en ce genre, et cependant on les a désapprouvées, à cause même de
cette perfection et de leur minutie. Napoléon à Borodino avait joué son rôle de
représentant du pouvoir aussi bien et même mieux que dans ses autres batailles.
Il s’en était tenu aux mesures les plus sages. Aucune confusion, aucune
contradiction ne peut lui être imputée ; il n’a pas perdu la tête, il n’a pas
fui du champ de bataille, et son tact et sa grande expérience contribuèrent au
contraire à lui faire remplir, avec calme et dignité, le personnage de chef
suprême, qui semblait lui être attribué dans cette sanglante tragédie.
Tome 3, chapitre 2 – 1
L’intelligence humaine ne saurait
comprendre a priori la perpétuité absolue dans le mouvement des corps : elle
n’en conçoit les lois que lorsqu’elle peut en décomposer les unités et les
étudier séparément, mais en même temps ce partage arbitraire en unités précises
est la cause de la plupart de nos erreurs. Qui ne connaît le sophisme des
anciens qui consistait à dire qu’Achille ne saurait atteindre la tortue qu’il
voit marcher devant lui, quoique sa marche soit dix fois plus rapide que celle
de l’animal, car, chaque fois qu’Achille aura franchi la distance qui l’en
sépare, celui-ci aura repris de l’avance en parcourant la dixième partie de
cette même distance, et, lorsque Achille franchira la dixième, la tortue en
franchira la centième, et ainsi de suite à l’infini. Pour les anciens, c’était
là un problème insoluble. Le non-sens de cette proposition provient de ce qu’on
a admis des unités de mouvement avec arrêt, tandis que le mouvement d’Achille
et de la tortue est continu. En prenant pour base les unités les plus infimes
d’un mouvement quelconque, nous approchons de la solution sans jamais y
atteindre ; ce n’est qu’en admettant les infinitésimaux et leur progression
ascendante jusqu’à un dixième, et en faisant la somme de cette progression
géométrique, que nous obtenons la solution désirée. La nouvelle science de
l’emploi des infiniment petits résout actuellement des questions qui
paraissaient jadis insolubles. En admettant les infinitésimaux, elle rétablit
en effet la condition première du mouvement (sa perpétuité absolue), et corrige
par-là la faute inévitable que l’intelligence humaine est entraînée à commettre
en considérant les unités individuelles du mouvement, au lieu du mouvement
lui-même. Dans la recherche des lois de l’histoire il faudrait suivre le même
système. La marche de l’humanité, tout en étant la conséquence d’une multitude
innombrable de volontés individuelles, ne subit jamais d’interruption. L’étude
de ces lois est le but de l’histoire, et pour s’expliquer celles qui régissent
la somme des volontés de ce mouvement perpétuel, l’esprit humain admet des
unités indépendantes et séparées. Le premier procédé de l’histoire consiste,
après avoir pris au hasard une série d’événements qui se suivent, à les
examiner en dehors des autres, tandis qu’il ne saurait y avoir là ni
commencement ni fin, puisque toujours un fait découle forcément du précédent.
En second lieu, elle étudie les actions d’un seul homme, d’un roi ou d’un
capitaine, et les accepte comme la résultante des volontés de tous les hommes,
tandis que cette résultante ne se résume jamais dans l’activité d’une seule
personne, quelque grande qu’elle soit. Mais, quelque infimes que soient les
unités dont l’historien tient compte pour se rapprocher le plus possible de la
vérité, nous sentons qu’en les isolant l’une de l’autre, qu’en admettant que
toute manifestation a son origine propre, et que les volontés humaines se
traduisent dans les actes d’une seule figure historique, il est complètement
dans l’erreur. Il n’est pas de conclusion historique qui résiste au scalpel de
la critique, parce que la critique choisit pour ses observations, comme elle en
a le droit, un ensemble de faits plus ou moins grand. Ce n’est qu’en étudiant
les quantités différentielles de l’histoire, c’est-à-dire les courants
homogènes qui entraînent les hommes, et après en avoir trouvé l’intégrale, que
nous pouvons espérer d’en comprendre les lois. Les
quinze premières années du dix-neuvième siècle présentent à l’observateur un
mouvement inusité de millions d’hommes. Ils quittent leurs occupations, se
portent d’un côté de l’Europe à l’autre, pillent, s’entretuent, triomphent, et
sont battus tour à tour. Pendant cette période de temps la vie habituelle
change de cours, et tout à coup cette effervescence, qui semblait devoir aller
toujours en croissant, finit par s’affaiblir. Quelle est la cause de ce
phénomène ? Quelles en sont les lois ? se demande l’esprit humain. Les
historiens répondent à ces questions en nous racontant les actions et les
discours de quelques dizaines d’hommes dans un des édifices de la ville de
Paris, et ils donnent à ces actes et à ces discours le nom de Révolution ; puis
ils nous font une biographie détaillée de Napoléon et de quelques personnages,
qui lui sont bienveillants ou hostiles ; ils nous parlent de l’influence de ces
mêmes personnages les uns sur les autres et nous disent : « Voilà la cause du
mouvement ! Voilà ses lois ! » Mais l’esprit humain refuse d’accepter cette
explication et il la déclare erronée, parce qu’évidemment la cause indiquée est
trop faible pour l’effet produit. C’est la somme des volontés humaines qui a
amené la Révolution et Napoléon, de même que c’est encore elle qui les a
supportés et qui les a renversés. « Lorsqu’il y a des conquêtes, » nous dit
l’historien, « il y a des conquérants, et à chaque bouleversement dans un empire
il y a des grands hommes ! » C’est vrai, répond l’esprit humain, mais il ne
m’est pas démontré que les conquérants soient la cause des guerres, et que l’on
puisse prétendre que les lois de ces guerres résident dans l’action
individuelle d’un seul homme. Chaque
fois que je vois l’aiguille de ma montre indiquer le chiffre X, j’entends
aussitôt le carillon de l’église voisine, et cependant je ne saurais conclure
de là que la position de l’aiguille sur le cadran mette les cloches en branle.
Chaque fois que je vois une locomotive en mouvement, que j’entends son sifflet,
que sa soupape s’ouvre et se ferme, que ses roues tournent, je ne saurais pas
davantage en conclure que le sifflet et le mouvement des roues fassent marcher
la locomotive. Les paysans assurent qu’à la fin du printemps il souffle un vent
froid parce que les chênes bourgeonnent. Bien que la cause de ce vent froid me
soit inconnue, je ne puis pourtant partager l’avis des paysans et l’attribuer
au bourgeonnement des chênes. Je n’y vois que la réunion des conditions que je
rencontre dans toute manifestation de la vie, et j’aurais beau étudier
l’aiguille de ma montre, la soupape de la locomotive et les bourgeons du chêne,
je n’y découvrirais pas la raison d’être du carillon, du mouvement de la
locomotive et du vent froid de la fin du printemps. Pour en arriver là, il me
faut absolument changer mon point d’observation, et étudier les lois de la
vapeur, du son et du vent ! L’historien doit procéder de même (des
tentatives de ce genre ont déjà été faites), et, au lieu d’étudier seulement
les rois, les empereurs, les ministres, les généraux, chercher à se rendre
compte des éléments homogènes et infiniment petits qui dirigent les masses.
Personne ne peut dire à quel degré de vérité il parviendra en suivant cette
voie : il est évident que c’est la seule possible, et jusqu’à présent l’esprit
humain n’y a employé que la millionième partie des efforts qu’il a appliqués à
la description des souverains, des généraux, des ministres, et à l’exposition
des combinaisons suggérées par leurs actes.
II Les forces réunies des
différentes nationalités européennes se jetèrent sur la Russie : l’armée russe
et la population se retirèrent, en évitant toute collision avec l’ennemi,
jusqu’à Smolensk, et de Smolensk jusqu’à Borodino ; l’armée française se
portait vers Moscou par un mouvement de propulsion, dont la vitesse allait
croissant, comme celle d’un corps lancé vers la terre, qui s’accélère en se
rapprochant du but. Elle laissait derrière elle des milliers de verstes
dévastées d’une contrée ennemie. Chaque soldat de Napoléon le sentait et
obéissait à la force d’impulsion qui la poussait en avant. Dans l’armée russe,
plus la retraite s’accentuait, plus se développait et grandissait dans tous les
cœurs la haine de l’ennemi. À Borodino nous assistons à un choc terrible entre
les deux adversaires. Mais aucun des deux ne plie, et après cette rencontre,
l’armée russe continue sa retraite aussi fatalement qu’une balle qui dans
l’espace se serait heurtée à une autre. Les Russes se retirent à cent vingt
verstes au-delà de Moscou, les Français entrent dans cette ville, et,
semblables à la bête fauve acculée et blessée qui lèche ses plaies, ils s’y
arrêtent cinq semaines sans livrer bataille, pour fuir ensuite, sans raison,
par le chemin qui les avait amenés. Ils se jettent sur la route de Kalouga, et,
malgré la victoire de Malo-Yaroslavetz, ils reprennent leur course en arrière
jusqu’à Smolensk, Vilna, la Bérésina et au-delà. Le soir du 7 septembre,
Koutouzow et l’armée étaient persuadés que la bataille de Borodino était une
victoire. Le commandant en chef l’annonça à l’Empereur et donna l’ordre de se
préparer à une autre bataille pour écraser définitivement l’ennemi, mais dans
la soirée et le lendemain les nouvelles de pertes jusque-là inconnues
arrivèrent de tous côtés. L’armée se trouvait diminuée de moitié, et un second
engagement devenait impossible. Comment, en effet, pouvait-on songer à se
battre de nouveau sans avoir rassemblé des renseignements précis, relevé les
blessés, emporté les morts, nommé d’autres commandants, et sans donner aux
hommes le temps de se reposer et de manger ? Cependant, les Français, entraînés
en avant par la loi de la force de projection, les forçaient à reculer.
Koutouzow et l’armée désiraient que l’attaque eût lieu le lendemain, mais pour
attaquer il fallait plus qu’un simple désir : il fallait que ce fût possible,
et cette possibilité n’existait pas ! Il était nécessaire au contraire qu’on se
repliât à une journée de marche, et d’étape en étape, lorsque l’armée russe
arriva sous les murs de Moscou, les circonstances l’obligèrent, malgré la
violence du sentiment qui s’était élevé dans tous ses rangs, de reculer encore au-delà.
C’est ainsi que Moscou fut livré à l’ennemi. Ceux qui se figurent que les plans
de campagne et de bataille sont élaborés par les généraux dans le silence du
cabinet, oublient ou méconnaissent les conditions inévitables au milieu
desquelles se déploie l’activité d’un commandant en chef. Cette activité n’a
rien de commun avec celle que nous nous représentons en étudiant sur une carte
telle ou telle campagne, avec un certain nombre de troupes des deux côtés, un
terrain connu, et en combinant à loisir les mouvements. Le commandant en chef
n’est jamais dans de telles conditions. Au milieu des intrigues, des soucis,
des commandements, des menaces, des projets, des conseils, qui bourdonnent
autour de lui, il lui est impossible, bien qu’il se rende compte de la gravité
des événements, de les faire servir à l’accomplissement de ses desseins. Les
écrivains militaires nous disent très sérieusement que Koutouzow aurait dû
faire passer ses troupes sur la route de Kalouga avant d’arriver au village de
Fili, et que ce projet lui aurait même été présenté ; mais ils oublient qu’un
commandant en chef a toujours, dans des moments aussi critiques, dix projets
pour un devant les yeux, tous fondés sur la stratégie et la tactique, et
cependant se contrecarrant l’un l’autre. Sans doute, il semblerait que son
devoir consisterait à choisir l’un d’entre eux, mais cela même est impossible,
car le temps et les événements n’attendent pas. Supposons, en effet, qu’on lui
ait proposé, le 9, de passer sur la grand’route de Kalouga, et qu’à ce même
moment arrive un aide de camp de Miloradovitch pour lui demander s’il faut
attaquer les Français ou se retirer : il doit immédiatement répondre, et
l’ordre d’attaque qu’il vient de donner suffit pour l’éloigner de la
grand’route de Kalouga. L’intendant militaire lui demande également sur quel
endroit il doit diriger les approvisionnements, et le chef des ambulances, vers
quel point évacuer les blessés, tandis qu’un courrier arrivant de Pétersbourg
lui remet une lettre de l’Empereur qui n’admet pas qu’on puisse abandonner
Moscou, et qu’un rival, car il en a toujours plusieurs, lui présente un projet
diamétralement opposé à celui qu’il vient d’adopter. Ajoutez ceci à toutes ces
complications : le commandant en chef a besoin de repos et de sommeil pour
réparer ses forces épuisées, il est obligé d’écouter un général qui se plaint
d’un passe-droit, les prières d’habitants effarés qui craignent de se voir
abandonnés, le rapport d’un officier envoyé pour faire la reconnaissance du
terrain, en contradiction complète avec le précédent rapport, tandis que
l’espion, le prisonnier et un autre général viennent lui décrire la position de
l’ennemi ; et l’on comprendra dès lors que ceux qui s’imaginent aujourd’hui que
Koutouzow avait à Fili, à cinq verstes de la capitale, toute la liberté
d’esprit nécessaire pour décider la question de l’abandon ou de la défense de
Moscou, sont dans la plus complète erreur. Quand donc cette question fut-elle
résolue ? Elle le fut à Drissa et à Smolensk, et, d’une façon irrévocable, le 5
à Schevardino, le 7 à Borodino, et plus tard chaque jour, à chaque heure, à
chaque minute de la retraite.
Tome 3, chapitre 2 _ 4
Alors que la Russie, à moitié
conquise, voyait les habitants de Moscou s’enfuir dans les provinces éloignées,
que les levées de milices se succédaient sans interruption, il nous semble, à
nous qui n’avons pas vécu à cette époque, que tous, du petit au grand, ne
devaient avoir qu’une seule et même pensée : celle de tout sacrifier pour
sauver la patrie ou périr avec elle. Les récits d’alors ne sont remplis que de
traits de dévouement, d’amour, de désespoir et de douleur, mais la réalité
était loin d’être telle que nous nous la figurons. L’intérêt historique de ces
terribles années, en attirant seul nos regards, nous dérobe à la vue des petits
intérêts personnels, qui dissimulaient aux contemporains, par leur importance momentanée,
celle des faits qui se passaient autour d’eux. Les individus de cette époque,
dont la grande majorité se laissait guider par ces étroites considérations,
devenaient par cela même les agents les plus utiles de leur temps. Ceux au
contraire qui s’efforçaient de se rendre compte de la marche générale des
affaires, d’y participer par des actes d’abnégation et d’héroïsme, étaient les
membres les plus inutiles de la société. Ils jugeaient tout de travers, et ce
qu’ils faisaient à bonne intention n’était en définitive que folies sans but ;
exemples : les régiments de Pierre et de Mamonow, qui passaient leur temps à
piller les villages, et la charpie préparée par les dames, qui ne parvenait
jamais aux blessés. Enfin les discours de ceux qui ne cessaient de parler de la
situation du pays étaient involontairement empreints, ou d’une certaine
fausseté, ou de blâme et d’animosité contre les hommes qu’ils accusaient de
fautes dont la responsabilité ne retombait sur personne. C’est quand on écrit l’histoire que l’on comprend combien est
sage la défense de toucher à l’arbre de la science, car l’activité inconsciente
porte seule des fruits. Celui qui joue un rôle dans les événements n’en
comprend jamais la valeur, et, s’il essaye d’en saisir le sens et d’y prendre
une part immédiate, ses actes sont frappés de stérilité. À
Pétersbourg, ainsi que dans les gouvernements du centre, tous, miliciens et
dames, pleuraient sur le sort de la Russie et de la capitale, et ne parlaient
que de sacrifices et de dévouement ; l’armée, qui se repliait au-delà de
Moscou, ne songeait ni à ce qu’elle abandonnait, ni à l’incendie qu’elle
laissait derrière elle, et encore moins à se venger des Français ; elle pensait
au trimestre de la solde, à l’étape prochaine, à Matrechka la vivandière, et
ainsi de suite…
Tome 3, chapitre 4 – 1
La
corrélation des causes est incompréhensible pour l’esprit humain, mais le
besoin de s’en rendre compte est inné dans le cœur de l’homme. Celui qui
n’approfondit pas la raison d’être des événements s’empare de la première
coïncidence qui le frappe pour s’écrier : « Voilà la cause ! ». Mais lorsqu’on
pénètre au fond du moindre fait historique, c’est-à-dire au fond des masses où
il s’est produit, on constate que la volonté d’un individu, non seulement ne
guide pas ces masses, mais qu’elle-même est constamment dirigée par une force
supérieure. Si les événements historiques n’ont en réalité d’autre cause que le
principe même de toute cause, ils sont néanmoins dirigés par des lois qui nous
sont inconnues, ou que nous entrevoyons à peine et que nous ne saurions
découvrir, sinon à la condition de renoncer à en voir le mobile dans la volonté
d’un seul homme. C’est ainsi que la connaissance de la loi du mouvement des
planètes n’est devenue possible que lorsque l’homme eut répudié l’idée de
l’immobilité de la terre. Après la bataille de Borodino, après
que Moscou eût été occupé par l’ennemi et incendié, l’épisode le plus important
de la guerre de 1812 serait, au dire des historiens, la marche de l’armée russe
quittant la route de Riazan pour prendre celle de Kalouga et aller occuper le
camp de Taroutino. Ils attribuent la gloire de cet exploit héroïque à
différentes personnes, et les Français eux-mêmes, quand ils parlent de ce
mouvement de flanc, vantent le génie dont les généraux russes ont fait preuve
en cette occasion. Il est cependant impossible de voir là, avec les historiens,
une profonde combinaison trouvée par un seul individu pour sauver la Russie et
perdre Napoléon, et de découvrir dans ce fait la moindre trace de génie
militaire. Une grande intelligence n’est pas nécessaire en effet pour concevoir
que la meilleure position d’une armée non attaquée est de s’établir là où elle
est sûre de trouver des approvisionnements. L’enfant le moins intelligent
aurait deviné, en 1812, que la route de Kalouga offrait, après la retraite de
l’armée, les plus grands avantages. Par quelle filière de déductions Messieurs
les historiens arrivent-ils donc à découvrir dans cette manœuvre une
combinaison des plus habiles ? Où donc voient-ils que le salut de la Russie et
la perte de l’ennemi en ont été les résultats ? Cette marche de flanc pouvait
au contraire, par suite des circonstances qui l’ont précédée, qui l’ont
accompagnée et qui en ont été la conséquence, devenir la perte des Russes et le
salut des Français ; il n’en résulte donc pas que ce mouvement ait eu une
influence favorable sur la situation de l’armée. Si cette marche n’avait pas
coïncidé avec d’autres circonstances, elle n’aurait produit rien de bon. Que
serait-il arrivé si Moscou n’avait pas brûlé, si Murat n’avait pas perdu de vue
les Russes, si Napoléon n’était pas resté inactif, si l’armée russe avait livré
bataille en quittant Moscou, selon le conseil de Bennigsen et de Barclay, si
Napoléon avait, en s’approchant de Taroutino, attaqué les Russes avec le
dixième de l’énergie qu’il avait dépensée à Smolensk, si les Français avaient
marché sur Pétersbourg ?… etc., etc. Dans ces conditions, le salut se serait
tourné en désastre. Comment donc se fait-il que ceux qui ont étudié l’histoire
ferment les yeux à l’évidence, en attribuant cette marche à la volonté d’un
seul homme ? car personne n’avait mûri et préparé cette manœuvre à l’avance ;
et, à l’heure où elle s’est accomplie, elle était tout bonnement le résultat
forcé de l’ensemble des circonstances, et l’on ne s’est rendu compte de toutes
ses conséquences que lorsqu’elle fut tombée dans le domaine du passé. Lors du
conseil qui se tint à Fili, l’opinion des chefs militaires russes fut en
général pour la retraite en ligne droite sur le chemin de Nijni-Novgorod. On
trouve des preuves surabondantes de ce fait dans le nombre des voix qui
appuyèrent cet avis, et surtout dans la conversation qui eut lieu, après le
conseil, entre le commandant en chef et Lanskoï, chef de l’intendance. Lanskoï
annonça, dans son rapport, que les vivres pour l’armée étaient réunis
principalement le long de l’Oka, dans les gouvernements de Toula et de Kazan ;
donc, en cas de retraite sur Nijni, le transport des approvisionnements pour
l’armée serait intercepté par la rivière qu’on ne pouvait leur faire traverser
à l’entrée de l’hiver. Ce fut la première considération qui fit abandonner le
plan primitif, en somme le plus naturel. L’armée se tint donc à portée des
vivres. Puis l’inaction des Français, qui avaient perdu la trace des Russes, la
nécessité de couvrir et de défendre les manufactures d’armes, et surtout
l’avantage d’être à portée des vivres, forcèrent l’armée à incliner davantage
vers le sud. Après avoir passé sur la route de Toula par un mouvement désespéré,
les chefs de l’armée pensaient s’arrêter à Podolsk, mais l’apparition des
troupes françaises, d’autres circonstances, et entre autres l’abondance des
subsistances à Kalouga, engagèrent l’armée à continuer sa marche vers le sud,
et à passer de la route de Toula sur celle de Kalouga, en se dirigeant vers
Taroutino. De même qu’il est difficile, sinon impossible, de préciser l’instant
où l’abandon de Moscou avait été résolu, de même on ne peut exactement dire
avec précision quel est celui qui a décidé la marche sur Taroutino, et pourtant
chacun crut s’y être établi en vertu de la volonté et de la décision des chefs.
Tome 3, chapitre 5 – 1
Peu d’événements historiques sont
aussi instructifs que la bataille de Borodino, l’occupation de Moscou par les
Français et leur retraite sans nouveaux combats. Tous les historiens
s’accordent à dire que l’action extérieure des peuples et des empires se
traduit, dans leurs collisions mutuelles, par les guerres, et que leur force
politique diminue ou augmente en raison des succès militaires plus ou moins
grands qu’ils ont obtenus. Ils sont sans doute étranges les récits officiels
qui nous montrent comment un roi ou un empereur, en querelle avec un voisin,
rassemble son armée, se bat avec celle de son ennemi, emporte la victoire,
massacre quelques milliers d’hommes et conquiert tout un royaume de plusieurs
millions d’habitants. Sans doute on a peine à comprendre que la défaite d’une
armée, c’est-à-dire de la centième partie des forces de tout un peuple,
entraîne sa soumission, ces faits néanmoins confirment la justesse de
l’observation des historiens. Que l’armée gagne une grande bataille, et
aussitôt les droits du vainqueur s’augmentent au détriment du vaincu ; que
l’armée au contraire soit battue, et le peuple qu’elle a derrière elle perd ses
droits dans la mesure de l’échec qu’elle a subi, et, si la déroute est
complète, se soumet complètement. Cela a toujours été ainsi (du moins selon
l’histoire), depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, et les
guerres de Napoléon confirment cette règle. À la suite de la défaite des
troupes autrichiennes, l’Autriche perd ses droits, et ceux de la France
s’accroissent d’autant ; la victoire d’Iéna et d’Auerstaedt met fin à
l’existence indépendante de la Prusse ; mais qu’en 1812 les Français entrent en
vainqueurs dans Moscou, et, au lieu de porter un coup mortel à l’existence de
la Russie, la destruction des six cent mille hommes de leur armée en est la
conséquence. Quoi qu’on en puisse dire, il n’est pas possible de plier le fait aux exigences de l’histoire, et de soutenir en conséquence que le champ
de bataille de Borodino est resté aux Russes, et qu’après l’évacuation de
Moscou l’armée française a été détruite par les combats qui lui ont été livrés
! Toute la campagne de 1812, à partir de la bataille de Borodino jusqu’à la
sortie du dernier Français, prouve d’abord qu’une bataille gagnée n’a pas
forcément pour résultat une conquête, et n’en est même pas un indice certain,
et, en second lieu, que la force, qui décide du sort des peuples, ne réside pas
dans les conquérants, dans les armées et dans les batailles, mais qu’elle a une
tout autre origine. En parlant de la situation de la grande armée, les
historiens français nous assurent que tout y était dans l’ordre le plus
parfait, excepté toutefois la cavalerie, l’artillerie et les trains de bagages
; ils ajoutent même que le fourrage manquait pour les chevaux et le bétail, et
qu’on ne pouvait remédier à cet inconvénient, parce que les paysans des
alentours brûlaient leur foin pour ne pas le vendre. Il s’ensuit donc qu’une
bataille gagnée n’eut pas ses conséquences accoutumées, parce que ces mêmes
paysans qui vinrent à Moscou après le départ des Français pour piller la ville,
et ne faisaient certainement pas preuve en cela de sentiments héroïques,
aimèrent mieux brûler leur foin que d’en fournir à l’envahisseur, malgré le
prix élevé qu’il leur en offrait ! Représentons-nous pour un moment deux
hommes qui vont se battre à l’épée selon toutes les lois de l’escrime, et
supposons que l’un d’eux, se sentant atteint mortellement, jette là son arme
pour prendre une massue, et s’en serve pour sa défense. Bien qu’il ait trouvé
là le moyen le plus simple d’en arriver à ses fins, les sentiments
chevaleresques dont il est animé l’obligent à dissimuler cette dérogation aux
coutumes établies et à soutenir qu’il s’est battu et a vaincu selon toutes les
règles… et l’on comprendra dès lors combien il peut se produire de confusion
dans le récit d’un semblable duel. Le Français c’est le duelliste qui exige que
la lutte ait lieu d’une manière courtoise. L’adversaire qui jette là l’épée
pour ramasser la massue, c’est le Russe, et les hommes qui se travaillent à
expliquer le duel selon tous les principes, ce sont les historiens. À dater de
Smolensk commença une guerre à laquelle ne pouvait s’appliquer aucune des
traditions reçues. L’incendie des villes et des villages, la retraite après les
batailles, le coup de massue de Borodino, la chasse aux maraudeurs, la guerre
de partisans, tout se faisait en dehors des lois habituelles. Napoléon, arrêté
à Moscou dans la pose correcte d’un duelliste, le sentait mieux que personne ;
aussi ne cessa-t-il de s’en plaindre à Koutouzow et à l’Empereur Alexandre ;
mais, malgré ses réclamations, et malgré la honte qu’éprouvaient peut-être
certains hauts personnages à voir le pays se battre de cette façon, la massue
nationale se leva menaçante, et, sans s’inquiéter du bon goût et des règles,
frappa et écrasa les Français jusqu’au moment où, de sa force brutale et
grandiose, elle eut complètement anéanti l’invasion ! Heureux le peuple qui, au
lieu de présenter son épée par la poignée à son généreux vainqueur, prend en
main la première massue venue, sans s’inquiéter de ce que feraient les autres
en pareille circonstance, ne la dépose que lorsque la colère et la vengeance
ont fait place dans son cœur au mépris et à la compassion ! II Une des
exceptions les plus frappantes et les plus fécondes en résultats aux prétendues
lois de la guerre est sans contredit l’action isolée des individus contre les
masses compactes d’ennemis qui tiennent la campagne. Ce genre d’opérations se
produit toujours dans une guerre nationale, c’est-à-dire qu’au lieu de se
réunir en nombre, les hommes se divisent par petits détachements, attaquent à
l’improviste et se débandent dès qu’ils sont assaillis par des forces
considérables, pour reprendre ensuite l’offensive, à la première occasion
favorable. Ainsi ont fait les guérillas en Espagne, les montagnards au Caucase,
les Russes en 1812. En lui donnant le nom de « guerre de partisans », on s’est
imaginé en préciser la signification, tandis qu’en réalité ce n’est pas « une
guerre » proprement dite, puisqu’elle est en opposition avec toutes les règles
habituelles de la tactique militaire, qui prescrivent au contraire à
l’agresseur de concentrer ses troupes, afin de se trouver, au moment de
l’attaque, plus fort que son adversaire. La guerre de partisans, toujours
heureuse, comme le démontre l’histoire est en contradiction flagrante avec ce
principe, et cette contradiction provient de ce que, pour les stratégistes, la
force de troupes est identique à leur nombre. Plus il y a de troupes plus il
y a de forces, dit la science, donc les gros bataillons ont toujours raison. En
soutenant cette proposition, la science militaire est semblable à une théorie
de la mécanique, qui, en ne se fondant que sur le rapport des forces avec les
masses subordonnerait directement les premières aux secondes. La force (la
quantité de mouvement) est le produit de la masse multipliée par la vitesse.
Dans la guerre, la force des troupes est également le produit de la masse, mais
multipliée par un x inconnu. La science militaire, trouvant dans l’histoire une
foule d’exemples où l’on voit que le nombre des troupes ne constitue pas
toujours leur force effective, et que les petits détachements mettent parfois
les grands en déroute, admet confusément l’existence d’un multiplicateur
inconnu, et cherche à le découvrir tantôt dans l’habileté mathématique des
dispositions prises, tantôt, dans le mode d’armement du soldat, ou, le plus
souvent, dans le génie des généraux. Cependant
les résultats attribués à la valeur de ce multiplicateur sont loin de
s’accorder avec les faits historiques, et, pour dégager cet x inconnu, il
suffirait de renoncer, une fois pour toutes, à faire la cour aux héros, en
exaltant outre mesure l’efficacité des dispositions prises en temps de guerre
par les commandants supérieurs. x, c’est l’esprit des troupes, c’est-à-dire le
désir plus ou moins vif de se battre, de s’exposer aux dangers, sans tenir
compte du génie des commandants en chef, de la formation sur deux ou sur trois
lignes, et de la quantité de massues, ou de fusils tirant trente coups par
minute, dont les hommes seraient armés. Ceux chez qui le désir de se battre est
le plus vif seront toujours placés dans les meilleures conditions pour une
lutte. L’esprit des troupes, c’est le multiplicateur de la masse, donnant comme
produit la force. Le définir et en préciser la valeur, c’est le problème de la
science, et il sera possible de le résoudre exactement le jour seulement où
nous cesserons de substituer arbitrairement à cette « inconnue » les
dispositions prises par le commandant en chef, l’armement du soldat, etc. ;
alors seulement, en exprimant par équations certains faits historiques, et en
les comparant à la valeur relative, on peut espérer déterminer « l’inconnue »
elle-même. Dix hommes, dix bataillons ou dix divisions se battant
contre quinze hommes, quinze bataillons ou quinze divisions, ont le dessus,
c’est-à-dire qu’ils ont tué et fait prisonniers le reste sans exception, en
perdant 4 de leur côté, donc 4 x = 15 y, soit x : y : : 15 : 4. L’équation ne
donne pas la valeur de l’« inconnue », mais indique le rapport entre les deux «
inconnues », c’est-à-dire entre l’esprit de corps (x et y) qui animait chacun
des belligérants. En appliquant ainsi le système des équations différentes aux
différents faits historiques (batailles, campagnes, durée des guerres), il en
résulte une série de nombres, qui renferment assurément et peuvent fournir au
besoin de nouvelles lois. La règle de tactique qui prescrit d’agir par masses à
l’attaque, et par fractions à la retraite prouve une fois de plus, sans le
savoir, que la force d’une armée gît dans l’esprit qui l’anime. Pour conduire
ses hommes au feu, il faut plus de discipline (et elle ne s’obtient que sur des
masses mises en mouvement) que pour se défendre contre les assaillants. aussi
la loi qui ne tient pas compte de « l’esprit des troupes » n’aboutit-elle, le
plus souvent, qu’à des appréciations mensongères partout où une violente
exaltation ou un grand affaissement viennent à se produire dans « l’esprit des
troupes », comme, par exemple, dans les guerres nationales. Les Français, au
lieu de se défendre isolément pendant leur retraite, se serrent en masses, car,
l’esprit de l’armée étant à bas, la force seule de la masse pouvait contenir
les unités. Les Russes au contraire, qui, selon ces lois de la tactique,
auraient à attaquer par masses, se divisent, parce que l’esprit des troupes est
surexcité, et l’on voit des individus isolés battre les Français sans en
attendre l’ordre, et s’exposer, sans y être contraints, aux fatigues et aux
dangers les plus grands. Cette guerre de partisans commença à l’entrée de
l’ennemi à Smolensk, avant même d’avoir été officiellement acceptée par notre
gouvernement ; des milliers d’hommes de l’armée ennemie, des traînards, des
maraudeurs, des fourrageurs, avaient été tués par nos cosaques et par nos
paysans, avec aussi peu de remords que s’il se fût agi de chiens enragés. Denis
Davidow fut le premier à comprendre, avec son flair patriotique, la tâche qui
était réservée à cette terrible massue, qui, sans inquiéter des règles
militaires, frappait les Français sans merci, et à lui revient tout l’honneur
de ce mode de guerre. Le 24 du mois d’août, le premier détachement de partisans
de Davidow fut organisé, et beaucoup d’autres suivirent son exemple. Plus la
campagne se prolongeait, plus il s’en formait. Les partisans détruisaient en
détail la grande armée, et balayaient devant eux ces feuilles mortes qui se
détachaient elles-mêmes de l’arbre desséché. Au mois d’octobre, lorsque les
Français couraient vers Smolensk, on comptait déjà une centaine de ces
détachements, de forces numériques et d’allures différentes. Les uns avaient
conservé toute l’apparence des troupes régulières, avec de l’infanterie, de
l’artillerie et tout le confort habituel de la vie. D’autres ne se composaient
que de cosaques et de cavalerie ; d’autres encore étaient un mélange de
cavalerie et d’infanterie, et enfin quelques-uns étaient formés uniquement de
paysans et de propriétaires, qui restèrent inconnus. On citait un sacristain
qui, à la tête d’un de ces derniers, avait fait quelques centaines de
prisonniers, et une certaine starostine Vassillissa qui en avait aussi beaucoup sur la conscience. Cette
guerre prit tout son développement à la fin du mois d’octobre, et les
partisans, étonnés de leur propre audace et s’attendant à tout instant à être
entourés et pris par l’ennemi, se cachaient dans les forêts et ne dessellaient
jamais leurs chevaux. La guerre une fois en train, chacun savait ce qu’il
pouvait entreprendre. Les petits détachements qui, les premiers, commencèrent à
suivre de près les Français, trouvaient faisable ce que les chefs de corps plus
nombreux n’auraient pas osé prendre sur eux de risquer. Quant aux
cosaques et aux paysans qui parvenaient à se faufiler jusqu’au milieu des
troupes ennemies, ils croyaient tout possible.
Tome 3, chapitre 5 – 18
Quel est celui de nous autres
Russes qui, en lisant la description de la dernière partie de la campagne de
1812, n’a pas éprouvé un sentiment de pénible et vague dépit ? Qui ne s’est
demandé comment notre armée, après avoir accepté la bataille de Borodino,
lorsqu’elle était inférieure en nombre à celle des Français, n’avait pas pu,
après les avoir cernés de trois côtés à la fois, leur couper la retraite et les
faire tous prisonniers ; car, mourant de froid et de faim, ils se rendaient par
détachements entiers ? L’histoire (du moins celle qui s’accorde ce titre) nous
répond qu’il faut en rendre responsables Koutouzow, Tormassow, et autres, qui
n’ont pas su, en temps utile, prendre certaines dispositions ; mais alors
pourquoi ne pas les avoir jugés et condamnés ? Même en leur imputant ce
prétendu oubli de leur devoir, il est difficile en effet de comprendre, eu
égard aux conditions dans lesquelles se trouvait l’armée russe à Krasnoé et à
la Bérésina, comment elle ne s’est pas emparée de toute l’armée française, avec
ses maréchaux, ses rois et son empereur, surtout si, comme on l’assure, c’était
là le dessein arrêté en haut lieu ! Expliquer cet étrange phénomène, en disant
que Koutouzow a entravé la réussite, c’est complètement inadmissible, puisque
nous savons tous, aujourd’hui, que, malgré sa volonté bien arrêtée de ne pas
prendre l’offensive, il n’avait pas pu s’opposer au désir manifesté par ses
troupes à Viazma et à Taroutino. Si, comme on le prétend, le projet des Russes
était de couper la retraite à l’armée française et de la faire prisonnière en
masse, et que leurs tentatives en ce sens n’aient abouti qu’à des échecs, il
s’ensuit naturellement que les Français doivent considérer cette dernière
période de la campagne comme une série de victoires pour leurs armes, et que
les historiens militaires russes ont tort d’y voir une marche triomphale pour
nos soldats. Car, s’ils veulent être logiques, malgré leur enthousiasme
lyrique et patriotique, ils sont bien obligés de reconnaître que la retraite
des Français, depuis Moscou, a été une suite ininterrompue de succès pour
Napoléon et de défaites pour Koutouzow. Mais, en
mettant de côté pour un moment tout amour propre national, on sent qu’il y a
évidemment dans cette conclusion une contradiction flagrante, puisqu’en
définitive les victoires successives de l’ennemi ont abouti à son
anéantissement, tandis que les défaites russes ont eu pour résultat la
libération de la patrie. La cause réelle de cette contradiction gît
dans le fait que les historiens, en se bornant à étudier les événements dans la
correspondance des Empereurs et des généraux, dans les récits et dans les
rapports officiels, ont faussement supposé que le plan était de couper la
retraite à Napoléon et à ses maréchaux, et de les faire prisonniers. Ce plan
n’a jamais existé et ne pouvait exister, car il n’avait aucune raison d’être.
De plus, il était impossible de l’exécuter, car l’armée de Napoléon s’enfuyait
avec une précipitation qui tenait du vertige, hâtant ainsi elle-même le dénouement
désiré. Il aurait donc été absurde d’entreprendre des opérations habilement
combinées contre des fuyards, dont la plus grande partie mourait en route, et
dont la capture, même celle de leur Empereur et de leurs généraux, n’aurait
fait qu’embarrasser l’action des poursuivants. L’idée de couper la retraite à
Napoléon était aussi peu sensée qu’impraticable, car l’expérience nous
prouve que jamais un mouvement de colonne exécuté pendant une bataille, à cinq
verstes de distance, ne concorde, à point nommé, avec le plan primitif. On a
beau s’imaginer bénévolement que Tchitchagow, Koutouzow et Wittgenstein se
rencontreraient à l’heure dite, à l’endroit désigné par avance, c’était en
réalité aussi invraisemblable qu’impossible ; Koutouzow le sentait bien,
lorsque, en recevant le plan qu’on lui envoyait de Saint-Pétersbourg, il disait
que les dispositions faites à distance n’avaient jamais le résultat qu’on en
attendait. Quant à l’expression militaire de « couper une retraite », c’est
également un non-sens, et rien de plus : on coupe un morceau de pain, on ne coupe
pas une armée. Quoi qu’on dise ou qu’on fasse, on ne peut ni couper une armée,
ni lui barrer le chemin, car il y a toujours moyen de faire un détour, et
messieurs les tacticiens devraient savoir, par l’exemple de Krasnoé et de la
Bérésina, combien la nuit est favorable aux mouvements imprévus. Quant aux
prisonniers, on ne prend que ceux qui le veulent bien, comme l’hirondelle qui
ne se laisse attraper que lorsqu’elle se pose sur la main, ou comme les
Allemands qui se rendent méthodiquement, selon toutes les règles de la
stratégie et de la tactique. Quant aux Français, ils pensaient avec raison
qu’il n’y avait pas plus d’avantage pour eux d’un côté que de l’autre, car,
prisonniers ou fuyards, ils n’avaient d’autre perspective que de mourir de
froid ou de faim. Dans sa marche de Taroutino à Krasnoé, l’armée russe, sans
livrer un seul combat, perdit 50 000 hommes en malades et traînards. Pendant
cette période de la campagne, nos troupes, manquant de vivres, de chaussures,
de vêtements, bivouaquaient des mois entiers dans la neige, par quinze degrés
de froid ; les jours n’avaient que sept ou huit heures de durée, les nuits
étaient sans fin, il n’y avait plus, par conséquent, de discipline,
puisqu’elles luttaient à tout instant contre la mort et les souffrances.
Là-dessus les historiens se contentent de vous dire que Miloradovitch aurait dû
exécuter une marche de flanc pendant que Tormassow en aurait fait une autre de
son côté, et que Tchitchagow se serait avancé (ayant de la neige au-dessus des
genoux) pour refouler et culbuter l’ennemi. Que ne nous disent ils plutôt que
ceux qui mouraient ainsi de froid et de faim ont fait tout ce qui était
possible et indispensable pour l’honneur de la nation. Ce n’est pas leur faute
si, pendant ce temps, d’autres Russes, confortablement assis dans des chambres
bien closes, s’amusaient à combiner des plans irréalisables ! Cette étrange
et inconcevable contradiction du fait réel et de la description officielle
provient de ce que les historiens s’attachent à nous décrire les sentiments
sublimes et à nous répéter les paroles mémorables de certains généraux, au lieu
de dépeindre prosaïquement les événements. Les grandes phrases de
Miloradovitch, les récompenses reçues par tel ou tel militaire pour ses
profondes combinaisons stratégiques ont seules le don de les intéresser, mais
les 50 000 hommes disséminés dans les hôpitaux et dans les cimetières
n’attirent pas leur attention, comme s’ils étaient indignes de leurs savantes
recherches… Et cependant ne suffit-il pas de laisser de côté l’étude des
rapports et des plans de bataille, et de pénétrer dans le mouvement intime de
ces centaines de milliers d’individus qui prennent une part immédiate aux
événements pour donner à des questions jusque-là insolubles en apparence une
solution claire comme le jour ?
Tome 3, chapitre 6 – 1
Lorsqu’un homme voit mourir un
animal quelconque, il est pris d’un sentiment involontaire de terreur, car il
assiste à l’anéantissement d’une fraction de cette nature animale à laquelle il
appartient ; mais, lorsqu’il s’agit d’un être aimé, on ressent, en dehors de la
terreur causée par le spectacle de la destruction, un déchirement intérieur, et
cette blessure de l’âme tue ou se cicatrise, comme une blessure ordinaire ;
mais elle reste toujours sensible, et frissonne au moindre attouchement.
Après le choc des deux armées qui
avait eu lieu à Viazma, et où il avait été impossible à Koutouzow d’arrêter
l’élan de ses troupes, désireuses de culbuter l’ennemi et de lui couper la retraite,
la fuite des Français et la poursuite des Russes continuèrent sans nouvelle
bataille. La fuite de l’armée française était tellement rapide, que l’armée
russe ne pouvait l’atteindre ; les chevaux de l’artillerie tombaient, épuisés,
sur la route, et nos soldats, exténués de fatigue par cette course incessante
de quarante verstes par vingt-quatre heures, ne pouvaient plus en accélérer la
vitesse. Voici qui suffira à donner une idée du degré d’épuisement auquel notre
armée était arrivée ; depuis Taroutino elle n’avait perdu, en blessés et en
morts, que 5 000 hommes, dont une centaine à peine avaient été faits
prisonniers, tandis qu’en arrivant à Krasnoé elle était déjà réduite à la
moitié des 100 000 hommes d’effectif qu’elle comptait à sa sortie de Taroutino.
La rapidité de sa poursuite agissait par conséquent sur elle d’une façon
aussi dissolvante que la fuite sur les Français, avec cette différence
toutefois qu’elle marchait de plein gré, sans se sentir, comme l’ennemi,
menacée d’un anéantissement complet, et que ses traînards étaient recueillis
par leurs compatriotes ; au contraire, les Français restés en arrière tombaient
infailliblement entre les mains des Russes. Koutouzow employa, autant qu’il le
put, toute son activité à ne pas entraver la retraite des Français, à la
favoriser au contraire, tout en facilitant le mouvement en avant de nos
troupes. Depuis les fatigues et les pertes qu’elles avaient subies, une
autre raison le forçait encore à temporiser ! c’était seulement à condition de
suivre les Français à distance, qu’on pouvait espérer les tourner dans leur
course désordonnée. Koutouzow sentait, comme tout soldat russe, que l’ennemi
était vaincu et irrémédiablement vaincu par la seule force des circonstances. Mais ses généraux, surtout les étrangers, brûlant de désir de
se distinguer personnellement, de faire prisonnier un duc ou un roi, s’obstinaient
à trouver le moment propice pour livrer une bataille en règle, et pourtant rien
n’était plus absurde. Aussi ne cessaient-ils de lui présenter des plans,
dont le seul résultat était l’augmentation des marches forcées et un surcroît
de fatigue pour les hommes, tandis que le plan unique, fermement poursuivi par
Koutouzow, de Moscou à Vilna était de diminuer pour ses soldats les misères de
cette campagne. Malgré tous ses efforts, il fut néanmoins impuissant à
mettre un frein à toutes ces ambitions qui s’agitaient autour de lui, et qui se
manifestaient surtout lorsque les troupes russes venaient à tomber inopinément
sur les troupes françaises. C’est ce qui arriva à Krasnoé ; là, au lieu d’avoir
affaire à une colonne française isolée, on se heurta contre Napoléon lui-même
entouré de 16 000 hommes ; là il fut impossible à Koutouzow d’épargner à son
armée une funeste et inutile collision ; le carnage des hommes débandés de
l’armée française par les hommes épuisés de l’armée russe continua trois joursdurant. On fit un grand nombre de prisonniers, on prit de canons et un bâton
qu’on appelait « bâton de maréchal », chacun enfin tint à prouver qu’il s’était
« distingué ». Après l’affaire, ce fut une altercation générale : tous se
reprochaient les uns aux autres de n’avoir pris ni Napoléon ni aucun de ses
maréchaux. Ces hommes, entraînés par leurs passions, n’étaient que les
instruments aveugles de l’inexorable nécessité : ils se regardaient comme des
héros, et demeuraient persuadés qu’ils s’étaient conduits de la manière la plus
noble et la plus méritoire. Koutouzow surtout était l’objet de leur
animosité : ils l’accusaient de les avoir empêchés, dès le début de la
campagne, de battre Napoléon, de ne penser qu’à ses intérêts, et de n’avoir
arrêté la marche de l’armée à Krasnoé que parce qu’il avait perdu la tête en
apprenant sa présence, d’être en relations avec lui, même de lui être vendu,
etc. Non seulement, sous l’influence de ces sentiments
passionnés, les contemporains ont ainsi jugé Koutouzow ; mais, tandis que la
postérité et l’histoire décernent à Napoléon le nom de « Grand », les étrangers
le dépeignent, lui, comme un vieillard usé, comme un courtisan corrompu et
affaibli, et les Russes, comme un être indéfinissable, une sorte de mannequin,
utile dans le moment, grâce à son nom essentiellement russe !
5
Dans
les années 1812 et 1813, on l’accusait tout haut. L’Empereur en était
mécontent, et dans un livre d’histoire, récemment écrit par ordre supérieur,
Koutouzow est représenté comme un courtisan intrigant et fourbe, tremblant même
au seul nom de Napoléon, et capable d’avoir empêché, par ses doutes, les
troupes russes de remporter à Krasnoé et à la Bérésina une éclatante victoire. Tel est le sort de ceux qui ne sont pas proclamés
de « grands hommes », tel est le sort de ces individualités isolées qui,
devinant les desseins de la Providence, y soumettent leur volonté : la foule
les punit d’avoir compris les lois supérieures qui régissent les affaires de ce
monde en déversant sur elles le mépris et l’envie. Chose étrange et terrible à dire ! Napoléon, cet infime
instrument de l’histoire, est pour les Russes eux-mêmes un sujet inépuisable
d’exaltation et d’enthousiasme : il est « grand » à leurs yeux. Mettez
en parallèle Koutouzow, qui, du commencement à la fin de 1812, de Borodino à
Vilna, ne s’est pas une fois démenti, ni par une action, ni par une parole, qui
est un temple sans précédent de l’abnégation la plus absolue, qui pressent,
avec une si rare clairvoyance, dans les événements qui se passent autour de
lui, l’importance qu’ils doivent avoir pour l’avenir. Koutouzow est représenté
par eux comme un être incolore, digne tout au plus de commisération, et ils ne
parlent plus souvent de lui qu’avec un sentiment de honte mal déguisée !… Et
cependant, où trouver un personnage historique qui ait tendu vers un seul et
même but avec plus de persévérance, et qui l’ait atteint d’une manière plus
complète et plus conforme à la volonté de tout un peuple ? Il n’a jamais parlé des « quarante siècles qui regardaient
ses soldats du haut des Pyramides », des sacrifices qu’il avait faits à « la
patrie, de ses intentions et de ses plans » ! Encore moins parlait-il de
lui-même. Il ne jouait aucun rôle : à première vue, c’était un homme tout rond,
tout simple, ne disant que des choses tout ordinaires. Il écrivait à ses
filles, à Mme de Staël, lisait des romans, aimait la société des jolies femmes,
plaisantait avec les généraux, les officiers, les soldats, et ne contredisait
jamais une opinion contraire à la sienne. Lorsque
le comte Rostoptchine lui adressa des reproches tout personnels pour avoir
abandonné Moscou, en lui rappelant sa promesse de ne pas le livrer sans
bataille, Koutouzow lui répondit : « C’est ce que j’ai fait. » Et cependant
Moscou était déjà abandonné ! Lorsque Araktchéïew vint lui dire de la part de
l’Empereur qu’il fallait nommer Yermolow commandant de l’artillerie, Koutouzow
répondit : « C’est ce que je venais de dire, » bien qu’un moment avant il eût
dit tout le contraire ! Que lui importait à lui, qui, seul au milieu de
cette foule inepte, se rendait compte des conséquences immenses de l’événement,
que ce fût à lui ou au comte Rostoptchine qu’on imputât les malheurs de la
capitale ? et que lui importait surtout la nomination de tel ou tel chef
d’artillerie ? Dans ces circonstances, comme dans
toutes les autres, ce vieillard, arrivé par l’expérience de la vie à la
conviction que les paroles ne sont pas les véritables moteurs des actions
humaines, en prononçait souvent qui n’avaient aucun sens, les premières
qui lui venaient à l’esprit. Mais cet homme qui attachait si peu
d’importance à ses paroles, n’en a jamais prononcé une seule, pendant toute sa
carrière active, qui ne tendît au but qu’il voulait atteindre. Involontairement
cependant, et malgré la triste certitude qu’il avait de ne pas être compris, il
lui est arrivé plus d’une fois d’exprimer nettement sa pensée, et cela dans des
occasions bien différentes les unes des autres. N’a-t-il pas toujours
soutenu, en parlant de la bataille de Borodino, première cause des dissentiments
entre lui et son entourage, que c’était une victoire ? Il l’a dit, il l’a écrit
dans ses rapports et répété jusqu’à sa dernière heure. N’a-t-il pas aussi
déclaré que la perte de Moscou n’était pas la perte de la Russie ? et, dans sa
réponse à Lauriston, n’a-t-il pas affirmé que la paix n’était pas possible, du
moment qu’elle était contraire à la volonté nationale ? N’a-t-il pas été le
seul, pendant la retraite, à envisager nos manœuvres comme inutiles, persuadé
que tout se terminerait de soi-même, mieux que nous ne pouvions le désirer ;
qu’il fallait faire à l’ennemi « un pont d’or » ; que les combats de Taroutino,
de Viazma, de Krasnoé étaient inopportuns ; qu’il fallait atteindre la
frontière avec le plus de forces possible, et que pour dix Français il ne
sacrifierait pas un Russe. ? Lui, qu’on nous dépeint comme un courtisan
mentant à Araktchéiew afin de plaire à l’Empereur, est le seul qui, à Vilna,
ait osé dire tout haut, en s’attirant ainsi la disgrâce impériale, que la
continuation de la guerre au-delà des frontières était fâcheuse et sans objet.
Il ne suffît pas d’ailleurs d’affirmer qu’il comprenait l’importance de la
situation ; ses actes sont là pour le démontrer : il commence par concentrer
toutes les forces de la Russie avant d’en venir aux mains avec l’ennemi, il le
bat, et le chasse enfin du pays, en allégeant, autant qu’il lui était possible,
les souffrances du peuple et de l’armée. Lui, ce temporiseur dont la devise
était : « temps et patience, » lui, l’adversaire déclaré des décisions
énergiques, il livre la bataille de Borodino en donnant à tous les préparatifs
une solennité sans exemple, et soutient ensuite, contre l’avis des généraux,
malgré la retraite de l’armée victorieuse, que la bataille de Borodino est une
victoire pour la Russie, et insiste sur la nécessité de ne plus en livrer
d’autres, de ne pas commencer une nouvelle guerre, de ne pas franchir les
frontières de l’Empire ! Comment ce vieillard a-t-il pu, en opposition avec
tout le monde, deviner aussi sûrement le sens et la portée des événements, au
point de vue russe ? C’est que cette merveilleuse faculté d’intuition prenait
sa source dans le sentiment patriotique, qui vibrait en lui dans toute sa
pureté et dans toute sa force. Le peuple l’avait compris, et c’était ce qui l’avait
amené à réclamer, contre la volonté du Tsar, le choix de ce vieillard disgracié
comme le représentant de la guerre nationale. Porté par cette acclamation du
pays à ce poste élevé, il y employa tous ses efforts, comme commandant en chef,
non pour envoyer ses hommes à la mort, mais pour les ménager et les conserver à
la patrie ! Cette figure simple et modeste, et par
conséquent « grande » dans la véritable acception du mot, ne pouvait être
coulée dans le moule mensonger du héros européen, du soi-disant dominateur des
peuples, tel que l’histoire l’a inventé !… Il ne saurait y avoir de «
grands hommes » pour les laquais, parce que les laquais entendent mesurer les
autres à leur taille !
Epilogue
ÉPILOGUE 3940 39
Malgré le talent hors ligne
déployé par l’auteur dans l’exposé philosophique de la première partie de cet
épilogue, nous avons cru pouvoir l’omettre dans notre traduction, sans
inconvénient pour la marche et la clarté du récit (Note du traducteur.) 40 Nous
avons intégré, en caractères italiques, les parties supprimées de cette
édition, soit la première partie, I à IV, et la deuxième partie de l’épilogue.
Ces parties intégrées sont issues de la traduction d’Henri Mongault. (Note du
correcteur – « Ebooks libres et gratuits ».)
PREMIÈRE PARTIE I
Sept ans, plus tard, l’océan
démonté de l’histoire avait regagné ses rives. Il semblait apaisé, mais les
forces mystérieuses qui meuvent l’humanité (mystérieuses, parce que nous
ignorons les lois de leur mouvement) continuaient à agir. Bien que tout parût immobile
à la surface de cet océan de l’histoire, l’humanité continuait son mouvement
ininterrompu comme celui du temps. Divers groupements humains s’agrégeaient ou
se désagrégeaient. Des causes nouvelles de formations et de dislocations
d’États mûrissaient, des migrations de peuples se préparaient. L’océan de
l’histoire ne se portait plus comme auparavant par à-coups d’une de ses rives à
l’autre : il bouillonnait dans les profondeurs. Les personnages historiques
n’étaient plus portés par les vagues d’une rive à l’autre ; maintenant, ils
semblaient tourner sur place. Les personnages historiques qui, auparavant, à la
tête des troupes, traduisaient le mouvement des masses par des ordres de
guerres, des campagnes, des batailles, cherchaient maintenant à traduire ce
mouvement par des combinaisons politiques et diplomatiques, des lois, des
traités. Cette activité des personnages historiques est appelée par les
historiens réaction. En décrivant l’activité de ces personnages historiques,
cause, d’après eux, de ce qu’ils appellent la réaction, les historiens les
condamnent. Tous les gens connus de cette époque, d’Alexandre et de Napoléon à
Mme de Staël, Photius, Schelling, Fichte, Chateaubriand et autres, tous passent
devant leur sévère tribunal et sont absous ou condamnés suivant qu’ils ont pris
part au PROGRÈS ou à la RÉACTION. D’après les historiens, une réaction se
produisait aussi en Russie durant cette période, et le principal responsable en
était Alexandre Ier, ce même Alexandre qui, toujours selon eux, avait été le
principal instigateur des initiatives libérales du début de son règne et du
salut de la Russie. Aujourd’hui, dans la littérature russe, depuis le collégien
jusqu’à l’historien le plus savant, il n’y a pas un homme qui ne jette la
pierre à Alexandre 1er pour les fautes qu’il a commises dans cette période de
son règne. « Il aurait dû agir de telle ou telle manière. En telle
circonstance, il a bien agi, en telle autre, il a mal agi. Il s’est
admirablement conduit au début de son règne et en 1812 ; mais il a mal agi en
donnant une constitution à la Pologne, en faisant la Sainte-Alliance, en
donnant pleins pouvoirs à Araktchéiev, en soutenant Golitsyne et le mysticisme,
puis en encourageant Chichkov et Photius. Il a mal agi en s’occupant
d’exercices militaires en cassant le régiment Sémionovski », etc. Il faudrait
des pages et des pages pour énumérer les innombrables griefs que lui font les
historiens au nom de cette science du bonheur de l’humanité qu’ils prétendent
posséder. Que signifient ces griefs ? Les actes pour lesquels les historiens
approuvent Alexandre 1er, c’est-à-dire le libéralisme du début son règne, sa
lutte contre Napoléon, la fermeté qu’il a montrée durant l’année 1812, puis la
campagne de 1813, ne proviennent-ils pas des mêmes sources que les actes qu’ils
blâment, comme la Sainte Alliance, la restauration de la Pologne, la réaction
de 1820 ? – et ces sources sont l’hérédité, l’éducation, les conditions
d’existence qui ont fait de la personnalité d’Alexandre 1er ce qu’elle a été.
Et en quoi consistent exactement ces griefs ? En ceci : un personnage
historique de la taille d’Alexandre 1er, placé au pinacle de la puissance
humaine et, pour ainsi dire, dans le foyer éblouissant de la lumière de tous
les rayons historiques concentrés en lui ; un personnage soumis aux influences
les plus puissantes du monde, qui sont inséparables du pouvoir : intrigues,
mensonges, flatteries et aveuglement sur soi-même ; un personnage qui se
sentait à chaque instant responsable de tout ce qui s’accomplissait en Europe ;
un personnage non pas imaginaire, mais bien vivant, autant que n’importe quel
autre homme, avec ses habitudes particulières, ses passions, ses élans vers le
bien, le beau, le vrai ; – ce personnage a eu le tort, il y a cinquante ans,
non d’avoir été sans vertu (les blâmes des historiens ne portent pas là-dessus)
mais d’avoir eu sur le bonheur de l’humanité un avis tout différent de celui
d’un professeur d’aujourd’hui qui s’occupe de science depuis sa jeunesse,
c’est-à-dire qu’il lit des livres, débite des cours, et consigne par écrit
lectures et cours dans un cahier. Mais si l’on suppose
même qu’Alexandre 1er s’est trompé, il y a cinquante ans dans ses vues
concernant le bonheur des peuples, à plus forte raison peut-on supposer que
l’historien qui le juge, au bout d’un certain temps, paraîtra lui aussi avoir
eu des vues erronées sur ce même bonheur de l’humanité. Cette supposition est
d’autant plus naturelle et inévitable que, si l’on suit l’évolution de
l’histoire, l’on s’aperçoit qu’avec chaque année, avec chaque auteur, le point
de vue change en ce qui concerne le bonheur de l’humanité ; de telle sorte que
ce qui a paru d’abord un bien devient un mal dix ans plus tard et
réciproquement. Bien plus, l’on trouve aussi dans l’histoire des
opinions émises simultanément et tout à fait contradictoires concernant le bien
et le mal : les uns font un mérite à Alexandre Ier de la constitution donnée à
la Pologne et de la Sainte Alliance, les autres un crime. On ne peut dire de l’activité d’Alexandre 1er non plus que de
celle de Napoléon, qu’elle a été utile ou nuisible, si l’on ne peut expliquer
en quoi elle l’a été. Si cette activité ne plaît pas à tel ou tel, c’est
simplement parce qu’elle ne cadre pas avec la notion bornée qu’il se fait de la
nature du bien. Si le bien est pour moi que se soit conservée intacte en
1812 la maison de mon père à Moscou, si c’est la gloire des armes russes ou la
prospérité de l’université de Pétersbourg ou d’autres centres, ou la liberté de
la Pologne, ou la puissance de la Russie, ou cette forme de civilisation
européenne connue sous le nom de progrès, je suis cependant bien obligé de
reconnaître que l’activité de chaque personnage historique a eu, à part ces
buts, d’autres buts d’ordre beaucoup plus général et qui dépassent ma compréhension.
Mais admettons que ce qu’on appelle la science ait
la possibilité de réduire toutes les contradictions et dispose tant pour les
personnages historiques que pour les événements, d’un moyen infaillible de
mesurer le bien et le mal. Admettons
qu’Alexandre eût pu agir en toute circonstance autrement qu’il ne l’a fait.
Admettons qu’il eût pu, selon les prescriptions de ceux qui l’accusent et
prétendent connaître le but final vers lequel tend l’humanité, admettons qu’il
eût pu suivre le programme d’intérêt national, de liberté, d’égalité, de
progrès (et il n’y en a pas de plus nouveau, semble-t-il) que lui traceraient
ses détracteurs d’aujourd’hui. Admettons que ce programme eût été applicable,
bien établi, et qu’Alexandre 1er l’eût suivi. Que serait-il advenu de
l’activité de tous les gens qui s’opposaient alors à la direction prise par le
gouvernement – activité qui, d’après les opinions des historiens, était bonne
et utile ? Elle n’aurait pas existé ; il n’y aurait pas eu de vie ; il n’y
aurait rien eu. Admettre que la vie de l’humanité
puisse être dirigée par la raison, c’est nier toute possibilité de vie.
II
Admettre, comme le font les
historiens, que les grands hommes conduisent l’humanité vers la réalisation de
buts bien connus – que ce soit la grandeur de la Russie ou celle de la France,
ou l’équilibre de l’Europe, ou le progrès universel, ou n’importe quoi d’autre
– rend impossible d’expliquer les événements de l’histoire sans faire appel aux
concepts de HASARD et de GÉNIE. Si le but des
guerres européennes au commencement de notre siècle était la grandeur de la
Russie, ce but pouvait être atteint sans aucune des guerres qui ont précédé
l’invasion, et sans l’invasion elle-même. Si ce but était la grandeur de la
France, il pouvait être atteint sans la Révolution et sans l’Empire. Si ce but
était la propagation de certaines idées, l’imprimerie l’aurait rempli beaucoup
mieux que les soldats. Si ce but était le progrès de la civilisation, on
admettra sans aucune difficulté qu’il est des moyens plus efficaces de répandre
la civilisation que celui qui consiste à anéantir les hommes et leurs
richesses. Pourquoi donc
les choses se sont-elles passées ainsi et non pas autrement ? Parce qu’elles se
sont passées ainsi. « Le HASARD a créé telle situation : le GÉNIE s’en est
servi », dit l’histoire. Mais qu’est-ce que le HASARD ?
Qu’est-ce que le GÉNIE ? Les mots HASARD et GÉNIE ne signifient rien qui soit
réellement existant, aussi ne peuvent-ils être définis. Ces mots ne désignent
qu’un degré déterminé dans la compréhension des phénomènes ; je ne sais pas
pourquoi tel ou tel phénomène se produit ; je pense que je ne peux pas le
savoir ; par suite, je ne veux pas le savoir et je dis : HASARD. Je vois une
force produisant un effet hors de proportion avec les capacités communes des
hommes ; je ne comprends pas pourquoi cela se produit et je dis : GÉNIE. Pour
le troupeau, le mouton que chaque soir le berger mène dans un enclos spécial
afin d’être nourri à part, et qui devient deux fois plus gros que les autres,
doit paraître un génie. Et le fait que chaque soir ce soit toujours le même
mouton qui, au lieu d’entrer dans la bergerie, passe dans un enclos spécial
pour recevoir sa ration d’avoine, le fait que ce soit celui-là précisément qui,
une fois gras à lard, est tué pour sa viande, ce fait doit apparaître comme une
étonnante conjonction du génie et de toute une série de hasards
extraordinaires. Mais il suffit aux moutons de cesser de penser que ce qui leur
arrive provient de ce qu’ils ont à atteindre des buts dévolus à la gent
moutonnière ; il leur suffit d’admettre que tout ceci peut avoir un but qui
leur est inconnu et aussitôt ils verront unité et suite logique dans ce qui
arrive à l’un des leurs mis à l’engrais. S’ils ne savent pas dans quel but le
mouton a été engraissé, ils sauront au moins que tout ce qui lui est arrivé ne
s’est pas produit sans raison, et ils n’auront plus désormais besoin de
recourir au HASARD ou au GÉNIE. C’est seulement
en renonçant à connaître le but proche et compréhensible, et en avouant que le
but final nous est inaccessible, que nous verrons une suite logique dans la vie
des personnages historiques : c’est alors que nous découvrirons la raison de la
disproportion qui existe entre leurs actes et la capacité d’action commune à
tous les hommes, et que nous n’aurons plus besoin des mots HASARD et GÉNIE. Il suffit d’admettre que le but de l’agitation des
peuples de l’Europe nous est inconnu, que nous ne connaissons que des faits
consistant en tueries, d’abord en France, puis en Italie, en Afrique, en
Prusse, en Autriche, en Espagne, en Russie, et que les mouvements de l’Occident
vers l’Orient et de l’Orient vers l’Occident constituent l’essence et le but de
ces événements, alors non seulement nous n’aurons plus besoin de voir rien
d’exceptionnel et de génial dans le caractère de Napoléon et d’Alexandre, mais
nous n’aurons plus besoin non plus de nous représenter ces personnages
autrement que comme des hommes pareils aux autres ; non seulement nous n’aurons
plus besoin d’expliquer par le hasard les menus événements qui ont fait ces
hommes tels qu’ils ont été, mais nous verrons clairement que tous ces menus
événements étaient inévitables. Si nous renonçons à connaître le but final,
nous comprendrons clairement que, de même qu’on ne peut imaginer pour une
plante une couleur ou une semence mieux à sa nature que celles qu’elle produit,
de même il nous est impossible d’imaginer deux autres hommes avec tout un passé
qui répondrait aussi précisément, et jusque dans les plus infimes détails, à la
mission qu’ils avaient à remplir.
III Le sens profond des
événements européens du début du XIXème siècle réside dans le mouvement
guerrier des masses populaires d’Europe, de l’Occident vers l’Orient, puis de
l’Orient vers l’Occident. Le mouvement de l’Occident vers l’Orient a été le
premier. Pour que les peuples d’Occident pussent pousser leur marche
belliqueuse jusqu’à Moscou, il était nécessaire :
1° qu’ils s’unissent en une
masse guerrière d’une telle ampleur qu’elle fût en état de supporter le choc de
la masse guerrière de l’Orient ;
2° qu’ils renonçassent à
toutes leurs traditions et à toutes leurs habitudes ;
3° que, pour mener à bien leur
assaut, ils eussent à leur tête un homme qui pût et pour lui-même et pour eux
justifier les fourberies, les pillages, les massacres qui devaient en être et
qui en furent l’accompagnement.
Tout d’abord, l’ancien
groupement de forces insuffisamment important est dissous en France par la
Révolution ; les traditions et les coutumes anciennes sont anéanties ; un
nouveau groupement s’élabore peu à peu sur une nouvelle échelle plus
considérable, avec de nouvelles habitudes et traditions ; alors se prépare
l’homme qui doit se mettre à la tête du mouvement futur et prendre toute
responsabilité des événements qui doivent s’accomplir. Cet homme sans
convictions, sans passé, sans traditions, sans nom, et qui n’est pas même
Français, se faufile, par un concours de circonstances des plus étranges,
semble-t-il, parmi tous les partis de la France en ébullition et, sans
s’attacher à aucun, se fait porter au premier rang. L’ignorance de ses
compagnons, la faiblesse et la nullité de ses adversaires, le cynisme, la
brillante et vaniteuse étroitesse d’esprit de cet homme le mettent à la tête de
l’armée. La valeur des soldats de l’armée d’Italie, la répugnance à se
battre de ses adversaires, sa témérité et sa présomption puériles lui valent la
gloire militaire. Une quantité innombrable de « hasards » lui font partout
cortège. La disgrâce dans laquelle il tombe auprès des dirigeants français le
sert. Les tentatives qu’il entreprend pour changer de voie ne lui réussissent
pas ; on refuse ses services en Russie et il ne parvient pas à s’établir en
Turquie. Durant la guerre d’Italie, il se trouve plusieurs fois à deux doigts
de sa perte, et chaque fois il échappe d’une façon imprévue. Les armées russes,
les seules qui pourraient faire écrouler sa gloire, n’avancent pas en Europe
par suite de diverses combinaisons diplomatiques, tant que lui-même y est. À
son retour d’Italie, il trouve à Paris le gouvernement dans un tel état de
décomposition que ceux qui en font partie sont inévitablement balayés et
anéantis. Et une issue se présente d’elle-même pour le tirer de sa situation
dangereuse : une expédition insensée, absurde, en Afrique. De nouveau les mêmes
« hasards » lui font cortège. Malte réputée imprenable se rend sans un coup de
feu. Les décisions les plus risquées sont couronnées de succès. La flotte
ennemie, qui par la suite ne laissera pas passer une seule barque, livre
passage à toute une armée. En Afrique, les pires abominations sont commises sur
des populations presque sans armes. Et les auteurs de ces forfaits, leur chef
en tête, se persuadent que tout cela est splendide, que c’est glorieux ! que
c’est digne de César, et d’Alexandre de Macédoine, que c’est bien. Cet idéal de
gloire et de grandeur qui consiste non seulement à croire que l’on ne fait rien
de mal, mais encore à être fier de tous les crimes que l’on commet, en leur
attribuant une signification incompréhensible et surnaturelle, cet idéal qui
doit guider cet homme, ainsi que ceux qui se sont liés à sa fortune, s’élabore
dans l’immense étendue de l’Afrique. Tout ce qu’il entreprend lui réussit. La
peste l’épargne. Les massacres cruels des prisonniers ne lui sont pas imputés à
crimes. Son départ d’Afrique, d’une maladresse puérile, injustifiable,
l’abandon de ses compagnons dans le malheur, lui est profitable, et de nouveau
la flotte ennemie le laisse échapper par deux fois. C’est à ce moment où il a
la tête tournée par la réussite de tous ses crimes que, prêt à jouer son rôle,
mais sans but défini, il arrive à Paris. La décomposition du gouvernement
républicain qui, un an auparavant, aurait pu causer sa perte, est arrivée à son
dernier stade et son état d’homme étranger aux partis ne peut maintenant que
servir à son élévation. Il n’a aucun plan d’action ; il a peur de tout ; mais
les partis cherchent à se raccrocher à lui et réclament sa collaboration. Lui
seul, avec l’idéal de gloire et de grandeur qu’il s’est créé en Italie et en
Égypte, avec sa folle adoration de lui-même, avec son audace dans le crime,
avec son cynisme, lui seul peut justifier les événements qui doivent s’accomplir.
Il est l’homme nécessaire pour la place qui l’attend. Ainsi, presque
indépendamment de sa volonté, malgré son manque de décision, son absence de
plan, toutes les fautes qu’il accumule, il est entraîné dans un complot qui se
propose de le porter au pouvoir et ce complot est couronné de succès. On
l’entraîne à une séance du Directoire. Effrayé, il cherche à fuir et se croit
perdu ; il fait semblant de tomber en pâmoison ; il tient des discours insensés
qui devraient le perdre. Mais les dirigeants, jusque-là fiers et avisés,
sentent maintenant leur rôle terminé, et, plus troublés encore que lui,
prononcent les paroles qui sont le moins propres à leur conserver le pouvoir et
ruiner cet homme. C’est le HASARD, ce sont des millions de hasards qui lui donnent
le pouvoir, et tous les hommes, comme obéissant à un mot d’ordre, contribuent à
consolider ce pouvoir. Ce sont des HASARDS qui font les caractères des
dirigeants de la France d’alors ; ce sont des HASARDS qui font le caractère de
Paul 1er , qui reconnaît son autorité ; c’est le HASARD qui ourdit contre lui
un complot, qui au lieu de l’ébranler, raffermit sa puissance ; c’est le HASARD
qui lui livre le duc d’Enghien, et le pousse à le faire assassiner inopinément,
cherchant par ce moyen, plus fort que tous les autres, à convaincre la foule
qu’il a le droit, puisqu’il a la force. C’est le HASARD qui fait qu’il tend
toutes ses forces pour une expédition contre l’Angleterre, qui, évidemment,
aurait causé sa ruine, et jamais il ne réalise ce dessein, mais, tout à coup,
il tombe sur Mack et ses Autrichiens qui se rendent sans combat. C’est le
HASARD et le GÉNIE qui lui donnent la victoire d’Austerlitz, et par HASARD,
tous les hommes, non seulement de la France, mais de toute l’Europe, à
l’exception de l’Angleterre qui ne prendra aucune part aux événements en train
de s’accomplir, tous les hommes, malgré leur horreur initiale et leur aversion
pour les crimes de cet homme, reconnaissent maintenant son pouvoir, le titre
qu’il s’est donné, et son idéal de grandeur et de gloire, que chacun à l’envi
prend pour quelque chose de merveilleux et de raisonnable. Comme pour essayer
par avance leur mouvement futur, les forces de l’Occident se sont dirigées à
plusieurs reprises vers l’Orient, en 1805, 1806, 1807, 1809, chaque fois plus
puissantes et plus nombreuses. En 1811, la masse d’hommes agglomérée se fond
avec une autre énorme masse de peuples du centre de l’Europe. Plus grandit
cette masse d’hommes, plus se trouve justifié celui qui est à la tête du
mouvement. Pendant la période de dix ans qui prépare ce grand mouvement, cet
homme entre en pourparlers avec toutes les têtes couronnées de l’Europe. Les
puissances de ce monde, dépouillées de leur autorité, ne peuvent opposer à
l’idéal de GLOIRE et de GRANDEUR de Napoléon qui n’a aucun sens, aucun autre
idéal raisonnable. L’un après l’autre, ils s’empressent de lui donner le
spectacle de leur néant. Le roi de Prusse envoie sa femme mendier les faveurs
du grand homme ; l’empereur d’Autriche considère comme une grâce que ce grand
homme veuille bien recevoir dans son lit la fille des Césars ; le pape, gardien
des trésors sacrés des peuples, fait servir sa religion à l’élévation du grand
homme. Ce n’est pas tant Napoléon en personne qui se prépare à remplir son
rôle, que son entourage qui l’amène à prendre sur lui toute la responsabilité
des événements présents et futurs. Pas un acte frauduleux, pas un crime, pas
une basse trahison qu’il commette sans qu’aussitôt, dans la bouche de son
entourage, tout cela ne se transforme en acte magnifique. Pour lui plaire, les
Allemands ne trouvent rien de mieux que de fêter leur défaite d’Iéna et
d’Auerstaedt. Et il n’y a pas que lui qui soit grand, ses aïeux, ses frères,
ses beaux-fils, ses beaux-frères le sont aussi. Tout concourt à le priver des
derniers vestiges de sa raison et à le préparer à son effroyable rôle. Et une
fois qu’il est prêt, les forces qu’il lui faut sont prêtes aussi. L’invasion
déferle sur l’Orient, atteint son but final, qui est Moscou. La capitale est
prise, l’armée russe est anéantie, plus que ne le furent jamais les armées
ennemies dans les guerres précédentes, d’Austerlitz à Wagram. Et soudain, à la
place de ces hasards et de ces coups de génie, qui avec tant de constance ont
porté Napoléon de succès en succès jusqu’au but fixé apparaît une série
innombrable de hasards contraires, depuis le rhume de cerveau de Borodino
jusqu’aux froids de l’hiver et à l’étincelle qui a mis le feu à Moscou. Et à la place du génie apparaissent une sottise et une
lâcheté sans exemple. L’invasion
fuit, revient en arrière et fuit encore, et maintenant, sans arrêt, les
hasards, au lieu d’être pour Napoléon, sont contre lui. Un mouvement contraire
s’accomplit d’Orient en Occident, présentant de remarquables analogies avec le
précédent mouvement d’Occident en Orient. Mêmes tentatives préalables d’Orient
en Occident qu’en 1805, 1806 et 1809, avant le grand ébranlement : même
formidable concentration d’hommes ; même adhésion des peuples du centre de
l’Europe au mouvement, même hésitation au milieu du chemin, et même
accroissement de vitesse à mesure qu’on approche du but. Paris, le but extrême,
est atteint. Le gouvernement de Napoléon, ainsi que son armée, sont détruits.
Napoléon lui-même n’a plus de raison d’être ; tous ses actes sont dès lors
pitoyables et bas ; mais de nouveau un hasard inexplicable entre en jeu ; les
alliés haïssent Napoléon qu’ils accusent d’être la cause de leurs malheurs ;
dépouillé de sa force et de son pouvoir, convaincu de crimes et de perfidies,
il devrait leur paraître tel qu’ils le voyaient dix ans plus tôt et qu’ils le
verront un an plus tard : un bandit hors la loi. Mais par un hasard étrange,
personne ne voit cela. Son rôle n’était pas encore terminé. L’homme que dix ans
plus tôt et un an plus tard l’on considéra comme un bandit hors la loi fut
envoyé à deux journées de voyage de France, dans une île dont on lui donna la
souveraineté, avec sa garde et des millions qui le payaient de Dieu sait quoi.
IV
Le mouvement des peuples
commence à s’assagir dans ses rives. Les vagues de la grande marée se sont
retirées et sur la mer calmée se forment des cercles sur lesquels voguent les
diplomates qui s’imaginent avoir produit eux-mêmes cette bonace. Mais la mer
calmée se soulève. Les diplomates croient aussitôt que ce sont eux et leurs
désaccords qui causent cette nouvelle tension des forces, ils s’attendent à une
guerre entre les souverains ; la situation leur semble sans issue. Mais la
vague dont ils sentent la montée ne déferle pas de la direction où ils
l’attendent. C’est toujours la même vague, et c’est toujours le même point de
départ : Paris. C’est le dernier rejaillissement du flux venu de l’Occident,
rejaillissement qui doit résoudre des difficultés diplomatiques apparemment
insolubles, et mettre fin aux mouvements guerriers de cette période. L’homme
qui a dévasté la France revient dans cette France, seul, sans qu’il soit besoin
d’un complot, sans soldats. Le premier garde-champêtre venu peut lui mettre la
main au collet, et, par un hasard étrange, non seulement personne ne lui met la
main au collet, mais tous avec enthousiasme viennent accueillir cet homme
qu’ils maudissaient hier et qu’ils recommenceront à maudire dans un mois. Cet
homme est encore nécessaire pour justifier le dernier acte collectif. Cet acte
fut accompli. Le dernier rôle est joué. L’acteur est prié d’enlever son costume
et de se démaquiller ; on n’a plus besoin de lui. Et quelques années se
passent, pendant lesquelles cet homme, dans la solitude de son île, se joue à
lui-même une piteuse comédie ; il intrigue, il ment pour justifier ses actes,
alors que déjà toute justification est inutile ; il montre à l’univers ce que
vaut le personnage qu’on prenait pour une force, alors qu’une invisible main le
conduisait. Le metteur en scène, une fois le drame joué et l’acteur déshabillé,
nous le montre : – Regardez celui en qui
vous avez cru ! Le voici ! Voyez-vous maintenant que ce n’est pas lui, mais moi
qui vous menais ? Mais aveuglés par la force qui les avait mis en branle, les
hommes, longtemps, ne comprirent pas cela. Plus grande encore est la logique et
la nécessité que présente la vie d’Alexandre 1er, personnage qui se trouvait à
la tête du mouvement en sens inverse, d’Orient en Occident. Que fallait-il à
l’homme qui, en éclipsant les autres, prendrait la tête de ce mouvement ? Il
lui fallait posséder le sentiment de la justice, prendre part aux affaires de
l’Europe, mais de loin, pour que des intérêts mesquins n’obscurcissent pas sa
vision ; il lui fallait dominer par sa hauteur morale ses associés, les souverains
d’alors ; il lui fallait une personnalité aimable et séduisante ; il fallait
qu’il eût subi une offense personnelle de Napoléon. Toutes ces conditions sont
réunies en Alexandre 1er ; tout cela est le fruit d’innombrables « hasards »,
semés le long de sa vie passée, et par son éducation, et par ses initiatives
libérales, et par les conseillers de son entourage, et par Austerlitz, et par
Tilsit, et par Erfurt.
|
Alexandre 1er et Napoléon 1er le 9 juillet 1807 à Tilsit. |
Pendant la guerre populaire, il reste inactif parce
qu’on n’a pas besoin de lui. Mais aussitôt qu’apparaît la nécessité d’une
guerre européenne, sa personnalité apparaît à sa place au moment voulu ; il
fait l’union de tous les peuples européens et les conduit au but. Le but est
atteint. Après la dernière guerre de 1815, Alexandre se trouve au sommet de la
puissance qu’un homme puisse atteindre. De quelle façon s’en sert-il ?
Alexandre 1er, le pacificateur de l’Europe, l’homme qui dès ses jeunes années
n’a cherché que le bonheur de son peuple, l’instigateur des réformes libérales
introduites dans sa patrie au moment où, semble-t-il, il dispose du pouvoir le
plus étendu et par conséquent des moyens de réaliser le bonheur de son peuple,
au moment où Napoléon en exil dresse des plans puérils et mensongers sur la
façon dont il rendrait le monde heureux si on le laissait faire, à ce moment
précis, Alexandre 1er , ayant accompli sa mission et sentant sur soi la main de
Dieu, reconnaît tout à coup le néant de ce soi-disant pouvoir, le remet aux
mains de gens méprisables et méprisés et dit simplement : – « Non pas pour
nous, Seigneur, non pas pour nous, mais pour Ton Nom (Psaume CXV, v. 1.) ! » Je
suis un homme comme vous ; laissez-moi vivre en homme ; laissez-moi penser à
mon âme et à Dieu. De même que le soleil, comme chaque atome de l’éther, est
une sphère parfaite en soi et en même temps un seul atome de l’infini
inaccessible à l’homme dans son immensité, de même chaque individu porte en soi
des buts qui lui sont propres et cependant il les porte pour servir des buts
généraux, inaccessibles à l’homme. Une abeille posée sur une fleur a piqué un
enfant. L’enfant a peur des abeilles et dit que leur but est de piquer les
gens. Le poète admire l’abeille qui butine dans le calice de la fleur, et dit
que le but de l’abeille est de butiner l’arôme des fleurs. Un apiculteur,
remarquant que l’abeille amasse du pollen et le porte à sa ruche, dit que le
but de l’abeille est de récolter du miel. Un autre apiculteur qui a étudié de
plus près la vie de l’essaim, dit que l’abeille amasse le pollen pour nourrir
le jeune couvain et pour élever la reine, et que son but est la conservation de
l’espèce. Le botaniste remarque que l’abeille emporte du pollen de la fleur
dioïque sur la fleur femelle qu’elle féconde, et il voit en cela le but des
abeilles. Un autre, s’intéressant à la propagation des plantes, voit que
l’abeille y contribue, et ce nouveau chercheur de conclure que tel est le but
des abeilles. Cependant, le véritable but des abeilles ne se réduit ni au
premier, ni au second, ni au troisième des buts que l’esprit humain s’est trouvé
en état de découvrir. Plus l’esprit humain se hausse dans la découverte de ces
fins, plus il se rend clairement compte que la fin dernière lui est
inaccessible. Une seule chose est accessible à l’homme
: l’observation des corrélations qui existent entre la vie des abeilles et
d’autres phénomènes de la vie. Il en est de même des fins que poursuivent les
personnages historiques et les peuples.
Epilogue 2ème partie
DEUXIÈME PARTIE
I
L’objet de l’histoire est la
vie des peuples et de l’humanité. Mais saisir d’une prise directe, embrasser
avec des mots, décrire la vie non seulement de l’humanité mais même d’un seul
peuple paraît impossible. Tous les historiens de l’antiquité ont usé d’un seul
et même procédé pour décrire et saisir cet élément qui paraît insaisissable :
la vie d’un peuple. Ils ont décrit l’activité de ses dirigeants, pris
isolément, et cette activité exprimait pour eux celle du peuple entier. Aux
deux questions : comment des individus isolés forçaient-ils des peuples à agir
suivant leur volonté et par quoi cette volonté était-elle dirigée, les
historiens de l’antiquité répondaient à la première en attribuant à la volonté
de la Divinité la soumission des peuples à la volonté d’un seul, à la seconde
en affirmant que cette même Divinité dirigeait la volonté de l’élu vers un but
prédestiné. Donc, pour les Anciens, ces questions étaient résolues par la foi
en la participation directe de la Divinité dans les affaires humaines. L’histoire moderne dans sa théorie a rejeté ces deux propositions.
On aurait pu croire qu’en se débarrassant de la croyance antique à la
soumission des hommes à la Divinité et à un but prédestiné vers lequel les
peuples sont conduits, l’histoire moderne avait choisi d’étudier, au lieu des
manifestations du pouvoir, les causes de celui-ci. Mais l’histoire moderne ne
l’a pas fait. Si elle rejette les conceptions antiques en théorie, elle les
suit dans la pratique. Au lieu de
personnages doués d’un pouvoir divin et mus directement par la volonté de la
Divinité, l’histoire moderne nous présente, ou bien des héros doués de qualités
hors du commun, surhumaines ou, tout simplement, des individus de divers
mérites, depuis les rois jusqu’aux journalistes, qui mènent les foules ; à la
place des buts assignés auparavant par la Divinité à certains peuples, les
Hébreux, les Grecs, les Romains, pour guider l’humanité, l’histoire moderne a
ses buts à elle : le bonheur des peuples français, allemand, anglais et, en
poussant l’abstraction au plus haut degré, le bien de la civilisation de
l’humanité tout entière, l’humanité qu’elle réduit d’ordinaire aux peuples
occupant la parcelle nord-est du globe terrestre. L’histoire moderne a rejeté les croyances des Anciens sans
les remplacer par de nouvelles, et la logique a forcé les historiens, qui
avaient prétendu rejeter le pouvoir divin des rois et le fatum antique, à
revenir par un autre chemin au même point de départ : à reconnaître que
1° les
hommes sont conduits par des individus isolés ;
2° il
existe un but bien déterminé vers lequel marchent les peuples et l’humanité.
Tous les ouvrages les plus
modernes des historiens, depuis Gibbon jusqu’à Buckle, malgré leurs divergences
extérieures et la nouveauté apparente de leurs vues, ont pour fondement ces
deux vieux axiomes inévitables. D’abord l’historien décrit l’activité de
certains individus isolés qui, à son idée, mènent l’humanité. L’un ne compte
dans ce nombre que les rois, les généraux, les ministres ; un autre place, à
côté des monarques, les orateurs, les savants, les réformateurs, les
philosophes, les poètes. En second lieu, le but vers lequel marche l’humanité
est bien connu de l’historien : pour l’un, c’est la grandeur de l’État romain,
espagnol, français, pour l’autre, la liberté, l’égalité, la civilisation d’une
espèce déterminée de cette parcelle du monde appelée Europe.
En 1789, une agitation se
produit à Paris ; elle grandit, déborde et prend la forme d’un mouvement des
peuples d’Occident en Orient. À plusieurs reprises, ce mouvement se dirige vers
l’Orient et s’y heurte à un mouvement contraire d’Orient en Occident. En 1812,
il atteint sa limite extrême, Moscou, et, avec une symétrie remarquable,
revient sur lui-même d’Orient en Occident, entraînant avec lui, au retour comme
à l’aller, les peuples du centre de l’Europe. Ce mouvement inverse revient à
son point de départ – Paris – et s’arrête. Durant cette période d’une vingtaine
d’années, une quantité énorme de champs sont laissés en friche, des maisons
sont incendiées, le commerce change de direction, des millions de gens
s’appauvrissent, s’enrichissent, se déplacent et des millions de chrétiens qui
pratiquent la loi de l’amour du prochain s’entre-tuent. Qu’est-ce que tout cela signifie ? D’où cela est-il venu ? Qu’est-ce qui
poussait ces gens à brûler des maisons et à massacrer leurs semblables ?
Quelles sont les causes de ces événements ? Quelle force a poussé ces gens à de
tels actes ? Voilà les questions involontaires, naïves et pourtant des plus
légitimes que se pose l’homme lorsqu’il se trouve en face des monuments et des
traditions de la période passée de ce mouvement. C’est pour résoudre ces
questions que nous nous tournons vers la science de l’histoire, qui se propose
de révéler aux peuples et à l’humanité la connaissance d’eux-mêmes.
Si l’histoire s’en tenait au point de vue antique, elle devrait dire : la
Divinité, afin de récompenser ou de punir son peuple, a donné le pouvoir à
Napoléon et en a fait l’instrument de sa volonté pour l’accomplissement de ses
buts. Cette réponse serait ainsi claire et complète. L’on peut croire ou
refuser de croire à la mission divine de Napoléon ; mais pour celui qui croit,
toute l’histoire de cette période devient compréhensible et ne laisse place à
aucune contradiction. Mais l’histoire moderne ne saurait répondre de cette
façon. La science n’admet plus l’idée antique de l’intervention directe de la
Divinité dans les actes de l’humanité, et, par conséquent, elle doit apporter
d’autres réponses. L’histoire moderne, en répondant à ces questions, nous
dit : vous tenez à savoir la signification et l’origine de ce mouvement, et
quelle force a produit de tels événements ? Écoutez : Louis XIV était un
personnage particulièrement fier et présomptueux ; il avait telles maîtresses
et tels ministres et il gouvernait mal la France. Ses successeurs furent des
hommes faibles qui, eux aussi, gouvernaient mal. Eux aussi avaient tels favoris
et telles favorites. De plus, quelques gens ont écrit des livres durant cette
époque-là. À la fin du XVème siècle, se trouvaient réunis à Paris une vingtaine
d’hommes qui se mirent à dire que tous les hommes sont égaux et libres. Il en
résulta que partout en France des gens se mirent à tuer, à noyer leurs
semblables. Ces gens-là tuèrent leur roi, ainsi qu’une quantité d’autres
personnes. À ce même moment, il y avait en France un homme de génie,
Napoléon. Il remportait partout des victoires, c’est-à-dire qu’il tuait
beaucoup de monde parce qu’il était un grand génie. Et il partit tuer, on ne
sait pourquoi, des Africains ; il les tuait si proprement, il était si rusé et
si intelligent, qu’à son retour en France il put donner à tous l’ordre de lui
obéir. Et tous lui obéirent. S’étant fait empereur, il partit encore une fois
tuer du monde en Italie, en Autriche, en Prusse. Et il en tua beaucoup. En
Russie régnait alors l’empereur Alexandre qui avait décidé de rétablir l’ordre
en Europe, et pour cette raison faisait la guerre à Napoléon. Mais en 1807, il
devint tout à coup son ami jusqu’en 1811, où il se brouilla de nouveau avec lui
et où de nouveau tous deux tuèrent de compagnie quantité de gens. Et Napoléon
amena six cent mille hommes en Russie et conquit Moscou. Alors l’empereur
Alexandre, conseillé par Stein et d’autres, unit toute l’Europe contre celui
qui troublait sa tranquillité. Tous les alliés de Napoléon devinrent soudain
ses ennemis, et cette levée en masse partit à la rencontre des nouvelles forces
recrutées par Napoléon. Les Alliés furent vainqueurs, entrèrent à Paris,
obligèrent Napoléon à renoncer au trône et l’envoyèrent à l’île d’Elbe, mais
sans le dépouiller de son titre d’empereur et en témoignant toutes sortes
d’égards à cet homme qui, cinq ans auparavant et un an plus tard, fut considéré
par tous comme un brigand hors la loi. Et Louis XVIII, dont jusque-là les
Français et les Alliés n’avaient fait que rire, se mit à régner. Quant à
Napoléon, il abdiqua en versant quelques larmes devant sa vieille Garde, et
partit pour l’exil. Ensuite des hommes d’État et des diplomates habiles (en
particulier Talleyrand qui avait eu le temps de s’asseoir avant tout autre dans
certain fauteuil, et d’élargir par ce moyen les frontières de la France) eurent
des entretiens à Vienne, et par ces entretiens rendirent les peuples heureux ou
malheureux. Mais tout à coup voilà les diplomates et les monarques qui se
querellent ; ils sont déjà prêts à donner l’ordre à leurs armées de
s’entre-tuer ; mais à ce moment Napoléon rentra en France avec un bataillon ;
et les Français qui le haïssaient se soumirent tous aussitôt à lui. Les
monarques alliés s’en irritèrent et revinrent encore guerroyer contre les
Français. Et ils furent vainqueurs du génial Napoléon, qu’ils déportèrent dans
l’île de Sainte-Hélène en le traitant soudain comme un brigand. Là, l’exilé,
loin des êtres chers à son cœur et de sa France bien-aimée, mourut d’une mort lente
sur un rocher en instituant la postérité légataire de ses hauts faits. Et en
Europe la réaction s’établit, et tous les gouvernants recommencèrent à opprimer
leurs peuples. Il serait vain de penser que tout ceci
est une plaisanterie, une caricature des récits historiques. C’est au contraire
l’expression la plus adoucie de ces réponses contradictoires et qui ne
répondent à aucune question, que nous offre l’histoire tout entière, depuis les
fabricants de mémoires et d’histoires d’États séparés, jusqu’aux auteurs
d’histoires générales ou d’histoires de la culture, ce nouveau genre
contemporain. L’étrangeté et le
ridicule de ces réponses viennent de ce que l’histoire ressemble à un sourd qui
répondrait à des questions que personne ne lui pose. Si le but de l’histoire
est de décrire les mouvements de l’humanité et des peuples, la première
question nécessitant une réponse, sans laquelle tout ce qui suit est
incompréhensible, est celle-ci : quelle est la force qui met les peuples en
mouvement ? En réponse à cette question, l’histoire moderne raconte d’un air
soucieux, ou bien que Napoléon avait un génie supérieur, ou bien que Louis XIV
était très orgueilleux, ou bien encore que tels ou tels auteurs ont écrit tels
ou tels livres. Tout cela est fort possible et l’humanité est prête à y
consentir ; mais la question n’est pas là. Tout cela pourrait être intéressant
si nous voulions admettre qu’une puissance divine, inconditionnée et toujours
égale à elle-même, gouverne les peuples par l’entremise des Napoléon, des Louis
XIV et des écrivains ; mais nous ne reconnaissons pas cette puissance ; aussi,
avant de parler des Napoléon, des Louis XIV et des écrivains, faudrait-il nous
montrer le lien qui existe entre ces personnages et les mouvements des peuples.
Si une autre force a pris la place de la Divinité,
il faut expliquer en quoi consiste cette force, car c’est en elle, justement,
que réside l’intérêt de l’histoire. L’historien semble supposer que cette force
va de soi et que chacun la connaît. Toutefois, malgré le désir général de
supposer cette force connue, celui qui dépouille un grand nombre d’ouvrages
historiques doute malgré lui et se demande si cette force, si différemment
comprise par les historiens eux-mêmes, est vraiment bien connue d’eux tous. II
Quelle est la force qui met les peuples en mouvement ? Les auteurs de
biographies individuelles et les historiens des peuples isolés considèrent
cette force comme une puissance propre aux héros et aux chefs. D’après leurs
descriptions, les événements sont exclusivement produits par la volonté des
Napoléon, des Alexandre, ou, en général, de ces personnages dont l’historien
décrit la vie particulière. Les réponses données par ce genre d’historiens à
cette question sur la force qui met en branle les événements sont satisfaisantes,
mais seulement tant qu’il n’y a qu’un seul historien pour chaque événement.
Aussitôt que des historiens de nationalités et d’opinions différentes se
mettent à décrire le même événement, les réponses données par eux perdent toute
valeur, car chacun d’eux comprend cette force, non seulement différemment, mais
souvent d’une façon complètement opposée à son voisin. L’un soutient
que l’événement est dû à la puissance de Napoléon ; un autre qu’il a été
provoqué par la puissance d’Alexandre ; un troisième, par celle d’un troisième
personnage. De plus, les historiens de cette espèce se contredisent jusque
dans les explications qu’ils donnent de la force d’où naît la puissance du même
personnage. Thiers, qui est bonapartiste, attribue le pouvoir de Napoléon à sa
vertu et à son génie ; Lanfrey, qui est républicain, à ses escroqueries et à
ses tromperies à l’égard du peuple. Ainsi, tout en suivant respectivement leurs
thèses, les historiens de cette espèce détruisent par cela même la conception
d’une force qui serait à l’origine des événements, et ne donnent aucune réponse
à la question essentielle de l’histoire. Les
historiens qui s’occupent d’histoire générale, ayant affaire à tous les
peuples, semblent admettre la fausseté du point de vue des historiens particuliers
sur la force qui est à l’origine des événements. Ils ne la reconnaissent pas
comme une puissance inhérente aux héros et aux chefs, mais comme la résultante
de nombreuses forces aux directions diverses. Lorsqu’ils décrivent une guerre
ou la conquête d’un peuple, ils recherchent la cause des événements, non pas
dans le pouvoir d’un seul personnage, mais dans l’action et la réaction
réciproques des nombreux personnages liés à l’événement. D’après ce point de
vue, le pouvoir des personnages historiques, présenté comme le produit de
forces multiples, ne peut plus désormais, semblerait-il, être considéré comme
une force se suffisant à elle-même pour produire les événements. Et cependant
les auteurs d’histoires générales font appel à ce concept d’un pouvoir considéré
comme une force se suffisant à elle-même pour produire les événements et se
comportant à l’égard de ces événements comme une cause. D’après leur exposé,
tantôt le personnage historique est le produit de son temps et son pouvoir
n’est que le produit de forces différentes, tantôt son pouvoir est la force
même qui crée les événements. Gervinus,
Schlosser, par exemple, et d’autres encore, démontrent tantôt que Napoléon est
le produit de la Révolution, des idées de 1789, etc., et tantôt déclarent tout
net que la campagne de 1812, ainsi que d’autres faits historiques qui leur
déplaisent, sont dus uniquement à la volonté mal dirigée de Napoléon, et que
ces mêmes idées de 1789 ont été enrayées dans leur développement par son
arbitraire. Les idées révolutionnaires et l’état d’esprit général ont fait le
pouvoir de Napoléon. Et le pouvoir de Napoléon a étouffé les idées
révolutionnaires et l’état d’esprit général. Cette étrange contradiction n’est
pas l’effet du hasard. Non seulement on la rencontre à chaque pas, mais encore
c’est d’une succession conséquente de contradictions analogues que sont
composées les descriptions des auteurs d’histoires générales. Elle provient de
ceci qu’après s’être engagés sur le terrain de l’analyse, les historiens de
cette espèce s’arrêtent à mi-chemin. Pour trouver les composantes égales au
composé ou résultante, il est nécessaire que la somme des composantes égale le
composé. Voilà justement la condition que n’observent pas les auteurs
d’histoires générales. Aussi, pour expliquer la résultante, doivent-ils
nécessairement admettre, outre des composantes insuffisantes, une nouvelle
force inexpliquée agissant d’après le composé. L’historien individualiste,
qui décrit la campagne de 1813 ou la Restauration des Bourbons, affirme
carrément que ces événements sont dus à la volonté d’Alexandre. Mais Gervinus,
auteur d’une histoire générale, repousse cette assertion et s’efforce de
démontrer que la campagne de 1813 et la Restauration sont dues, outre la
volonté d’Alexandre, à l’action de Stein, de Metternich, de Mme de Staël, de
Talleyrand, de Fichte, de Chateaubriand et de plusieurs autres. Gervinus, de
toute évidence, a décomposé Alexandre en ses composantes : Talleyrand,
Chateaubriand, etc. ; la somme de celles-ci, c’est-à-dire l’action réciproque
de Chateaubriand, Talleyrand, Mme de Staël et autres n’est pas égale à la
résultante, c’est-à-dire à ce fait que des millions de Français se sont soumis
aux Bourbons. Du fait que Chateaubriand, Mme de
Staël et autres ont échangé tels ou tels propos découlent seulement leurs
relations mutuelles et non la soumission de millions de gens. Et pour expliquer comment cette soumission a découlé
de ces relations, c’est-à-dire comment, de composantes égales à un A, il est
sorti une résultante égale à mille A, l’historien est dans l’obligation
d’admettre cette force du pouvoir qu’il nie, en la définissant comme la
résultante de plusieurs forces, c’est-à-dire qu’il doit admettre une force
inexpliquée qui résulte du composé. C’est exactement ce que font tous les
historiens d’histoires universelles. Et c’est pour cette raison qu’ils se
trouvent en contradiction, et avec les auteurs d’histoires particulières, et
avec eux-mêmes. Les habitants des campagnes, qui ne savent pas très exactement
d’où vient la pluie, disent, selon qu’ils désirent la pluie ou le beau temps :
le vent a chassé les nuages ou le vent a amené les nuages. C’est exactement ce
que font les auteurs d’histoires générales ; quand la chose convient à leurs
théories, ils disent que le pouvoir est le résultat des événements, et, quand
ils ont besoin de prouver autre chose, ils disent que c’est le pouvoir qui a
produit les événements. Une troisième catégorie d’historiens qui s’appellent
historiens de la culture, emboîtant le pas aux historiens d’histoires
universelles, vont jusqu’à croire parfois que les écrivains et les dames sont
les forces qui produisent les événements. Mais ces historiens comprennent
encore ces forces de façons absolument différentes. Ils les découvrent dans la
« culture », dans l’activité intellectuelle. Les historiens de la culture sont
tout à fait conséquents à l’égard de ceux qui leur ont donné naissance : les
historiens d’histoires universelles ; car si l’on peut expliquer les événements
historiques par le fait que certains personnages ont eu telles ou telles
relations réciproques, dès lors pourquoi ne pas les expliquer par le fait que
tels ou tels gens ont écrit tels ou tels livres ? Ces historiens tirent de la
foule énorme des manifestations qui accompagnent tout phénomène vivant un signe
d’activité intellectuelle, et déclarent que cette activité est la cause du
reste. Mais malgré tous leurs efforts pour démontrer que la cause des
événements se trouve dans l’activité intellectuelle, il faut beaucoup de bonne
volonté pour reconnaître qu’il y a quelque chose de commun à l’activité
intellectuelle et au mouvement des peuples ; en aucun cas, il n’est possible
d’admettre que cette activité dirige les peuples. Car des phénomènes comme les
effroyables tueries de la Révolution française découlant de la proclamation des
droits de l’homme, les guerres impitoyables et les exécutions découlant d’un
prêche sur la loi d’amour contredisent cette hypothèse. Admettons cependant
la justesse de toutes les dissertations subtiles dont ces historiens débordent
; admettons que les peuples soient régis par une force indéfinissable qui porte
le nom d’idée, le problème essentiel de l’histoire reste quand même insoluble,
ou bien c’est qu’à la puissance des monarques, précédemment envisagée, et à
l’influence, déjà acceptée par les auteurs d’histoires universelles, de
conseillers et autres personnages vient s’ajouter encore la force nouvelle de
l’idée, dont le lien avec les masses exige une nouvelle explication. On peut
comprendre que, Napoléon détenant le pouvoir, tel événement ait pu s’accomplir
; on peut encore comprendre avec un peu de complaisance que Napoléon, secondé
par d’autres influences, ait été la cause de certains événements ; mais que le
Contrat social ait eu pour effet de pousser les Français à s’entre-tuer, voilà
qui est incompréhensible sans l’explication du lien causal qui existe entre
cette nouvelle force et les événements. Le lien qui existe entre tous les
individus vivant à la même époque ne fait aucun doute ; aussi est-il possible
de trouver quelque rapport entre l’activité intellectuelle des gens et leur
mouvement historique, exactement comme on en trouve un entre les mouvements de
l’humanité et le commerce, les métiers, l’horticulture et tout ce qu’on voudra.
Mais pourquoi l’activité intellectuelle de certains hommes apparaît-elle aux
historiens de la culture comme la cause ou l’expression de tout un mouvement
historique ? Voilà qui est difficile à comprendre. Les historiens n’ont dû être amenés à une telle conclusion
que par les considérations suivantes :
1° ce
sont les savants qui écrivent l’histoire ; aussi leur est-il naturel et
agréable de croire que l’activité de leur corporation anime le mouvement de
l’humanité entière, exactement comme il est naturellement agréable aux
marchands, aux cultivateurs, aux soldats, d’avoir la même idée (s’ils ne
l’expriment pas, c’est uniquement parce que ce ne sont pas eux qui écrivent
l’histoire) ;
2°
l’activité spirituelle, l’instruction, la civilisation, la culture, l’idée,
tout cela ce sont des notions abstraites, indéterminées, sous le couvert
desquelles il est extrêmement facile d’employer des mots encore plus obscurs,
que l’on peut par conséquent accorder avec n’importe quelles théories. Mais à
part les mérites intrinsèques de ce genre historique, sans doute utile à
quelqu’un ou à quelque chose, les histoires de la culture qui commencent à
absorber toutes les histoires générales ont ceci de remarquable qu’elles font
par le menu et sérieusement le bilan des doctrines religieuses, philosophiques,
politiques dans lesquelles elles trouvent les causes des événements ; puis,
sitôt qu’elles en viennent à décrire un événement historique réel, comme la campagne
de 1812, elles le décrivent malgré elles comme produit par le pouvoir, et
déclarent sans ambages que cette campagne a son origine dans la volonté de
Napoléon.
En
parlant ainsi, les historiens de la culture, ou bien se contredisent sans le
vouloir, ou bien démontrent que la force nouvelle qu’ils ont inventée
n’explique pas les phénomènes historiques, et que l’unique moyen de comprendre
ces phénomènes est de revenir à ce pouvoir qu’ils font semblant de méconnaître.
III
Une locomotive est en
mouvement. On se demande ce qui produit ce mouvement. Un paysan dit : C’est le
diable qui la pousse. Un autre dit que la locomotive avance parce que ses roues
tournent. Un troisième affirme que la cause du mouvement est dans la fumée
qu’emporte le vent. On ne peut pas prouver au premier paysan qu’il se trompe.
Il faudrait trouver le moyen de le convaincre que le diable n’existe pas, ou
bien qu’un autre paysan lui explique que ce n’est pas le diable, mais un
Allemand qui fait marcher la locomotive. Seule la contradiction leur fera voir
qu’ils n’ont raison ni l’un ni l’autre. Mais celui qui dit que le mouvement
provient des roues qui tournent se contredit lui-même, et puisqu’il est parti
sur le chemin de l’analyse, il doit aller toujours plus loin, et expliquer la cause
du mouvement des roues. Tant qu’il ne sera pas arrivé à la cause dernière du
mouvement de la locomotive, la pression de la vapeur dans la chaudière, il
n’aura pas le droit de s’arrêter dans la recherche des causes. Quant à celui
qui a expliqué le mouvement de la locomotive par la fumée que rabat le vent, il
s’est aperçu que l’explication par les roues ne donnait pas la cause, et il a
pris la première apparence venue pour en faire une cause. L’unique notion qui
puisse expliquer le mouvement de la locomotive est celle d’une force égale au
mouvement apparent. L’unique notion, par conséquent, qui puisse expliquer le
mouvement des peuples est celle d’une force égale à ce mouvement. Toutefois les divers historiens entendent par cette notion
l’entrée en action de forces dissemblables et non égales au mouvement. Les uns
y voient une force inhérente aux héros, comme le paysan voit un diable dans la
locomotive ; d’autres une force produite par d’autres forces, comme le
mouvement des roues ; d’autres encore une influence intellectuelle, comme la
fumée emportée par le vent. Tant qu’on écrira seulement l’histoire de
personnages isolés, fût-ce celle de César, d’Alexandre, de Luther ou de
Voltaire, et non l’histoire de tous les individus sans exception qui ont pris
part à un événement, il ne sera pas possible d’expliquer les mouvements de
l’humanité sans concevoir une force contraignant les hommes à tendre leur
activité vers un but unique. Et les
historiens n’en connaissent à cet égard qu’une seule, la puissance. Ce concept
est l’unique manette permettant de se rendre maître de la matière de l’histoire
telle qu’on la comprend aujourd’hui. Briser cette manette, comme l’a fait
Buckle, sans posséder d’autre outil, c’est se priver de la dernière possibilité
de traiter la matière de l’histoire. L’impossibilité où l’on est de ne pas
recourir au concept de puissance est démontré le mieux du monde, tant par les
historiens d’histoires générales eux-mêmes que par les historiens de la culture
qui feignent de renoncer à ce concept, et cependant l’emploient inéluctablement
à chaque pas. En ce qui concerne les questions touchant l’humanité, la
science historique a jusqu’à ce jour été semblable à la monnaie en cours,
billet de banque ou espèces sonnantes. Les biographies et histoires particulières
sont des sortes d’assignats. Elles peuvent entrer en circulation en remplissant
leur office sans dommage pour personne, et même avec utilité, tant qu’on ne
soulève pas la question de leur couverture en or. Il
suffit de ne pas demander comment la volonté des héros peut produire les
événements pour que les histoires des Thiers soient intéressantes, instructives
et même colorées de poésie. Mais on en vient vite à mettre en doute la valeur
réelle du billet de banque si l’on considère à quel point les facilités de sa
fabrication incitent à en augmenter le nombre, ou si l’on veut le convertir en
or. On doute de même de la signification réelle des histoires de ce
genre lorsqu’on considère leur nombre élevé, ou bien lorsqu’on se demande en
toute simplicité quelle force a agi sur Napoléon, c’est-à-dire lorsqu’on veut
échanger ses billets contre l’or pur de l’exact vérité. Les auteurs d’histoires
générales et les historiens de la culture ressemblent à des gens qui, après
avoir reconnu l’incommodité des billets de banque, auraient décidé de
fabriquer, pour les remplacer, une monnaie sonnante avec un métal ne possédant
pas la densité de l’or. Ce serait là, en effet, une monnaie sonnante, mais rien
que sonnante ; car le billet de banque peut encore tromper les ignorants ; mais
la monnaie sonnante sans valeur ne peut tromper personne. De même que l’or
n’est vraiment de l’or que lorsqu’il peut être employé pour lui-même, et non
pour le troc seul, de même les auteurs d’histoires générales ne feront vraiment
de l’or que lorsqu’ils auront pu répondre à cette question essentielle de
l’histoire : qu’est-ce que la puissance ? Ils font à cette question des
réponses contradictoires, tandis que leurs confrères qui traitent de la culture
l’écartent carrément et parlent de tout autre chose. L’emploi de jetons en
place d’or ne peut être courant que parmi des gens qui veulent bien les
accepter pour tels, ou encore ne savent pas la valeur de l’or. Les livres des
historiens universels et des historiens de la culture jouent un rôle identique
; en ne donnant pas réponse aux questions essentielles de l’humanité, ils se
servent de jetons pour leurs desseins particuliers aux universités et à la
foule des lecteurs, amateurs de livres sérieux, comme ils les appellent.
IV Après avoir renoncé à la doctrine antique
de la soumission imposée par la Divinité, de la volonté du peuple à un unique
élu, et de la soumission de cette volonté à la Divinité, il devient impossible
à l’histoire de faire un pas sans se heurter à des contradictions si elle ne choisit
pas de deux choses l’une : ou bien revenir à la croyance antérieure de
l’intervention directe de la Divinité dans les affaires humaines, ou bien
donner une explication précise de cette force qui produit les événements et
qu’on appelle puissance. Revenir à la première affirmation est impossible : la
foi a été détruite. Aussi est-il nécessaire d’expliquer cette puissance. Napoléon a donné l’ordre de réunir une armée et de
partir en guerre. Nous nous sommes familiarisés à un tel degré avec cette
manière de voir que la question de savoir pourquoi six cent mille hommes
partent à la guerre sur un mot de Napoléon nous paraît absurde. Il avait le
pouvoir, on a donc exécuté ses ordres. Cette explication est entièrement
satisfaisante si l’on croit que Napoléon tenait son pouvoir de la Divinité.
Mais elle ne l’est plus dès que nous nous refusons à le croire, et il devient
alors nécessaire de définir la nature de ce pouvoir d’un seul sur tous les
autres. Ce pouvoir ne peut être le pouvoir direct qui provient de la
supériorité physique d’un être fort sur un être faible, supériorité basée sur
l’emploi, ou la menace d’emploi, de la force physique : tel est le pouvoir d’un
Hercule. Il ne peut être davantage basé sur la supériorité de la force morale,
comme le croient, dans leur naïveté, quelques historiens qui tiennent que les
acteurs de l’histoire sont des héros, c’est-à-dire des hommes doués d’une force
exceptionnelle d’âme et d’intelligence, appelée génie. Ce pouvoir ne peut
pas être fondé sur la supériorité de la force morale, car, sans parler des
génies-héros du genre de Napoléon, dont les qualités morales sont fort
différemment jugées, l’histoire nous montre que ni les Louis XIV, ni les
Metternich, qui manœuvraient des millions d’hommes, ne possédaient ce qui fait
proprement la force morale et qu’au contraire ils étaient pour la plupart
moralement plus faibles que chaque homme de ces foules qu’ils gouvernaient. Si
la source du pouvoir ne se trouve ni dans les qualités physiques ni dans les
qualités morales de celui qui tient le pouvoir, elle doit se trouver de toute
évidence en dehors de lui, c’est-à-dire dans ses relations avec les masses sur
lesquelles il exerce son pouvoir. C’est ainsi
que l’envisage la science du droit, ce comptoir de change de l’histoire, qui
promet d’échanger la compréhension historique du pouvoir contre de l’or pur. Le
pouvoir est la somme des volontés des masses, que celles-ci, par un
consentement exprimé ou tacite, transfèrent sur leurs élus. Dans le domaine de
la science du droit, science faite de considérations sur la façon dont il
faudrait organiser l’État et le pouvoir si on avait la possibilité de le faire,
tout cela est très clair, mais cette définition du pouvoir exige des
éclaircissements si on l’applique à l’histoire. La science du droit regarde
l’État et le pouvoir comme les Anciens regardaient le feu, c’est-à-dire comme
une chose existant en soi. Pour l’histoire, au contraire, l’État et le pouvoir
sont simplement des phénomènes, exactement comme pour la physique de notre
temps, le feu est, non pas un élément, mais un phénomène. Il ressort de cette
différence fondamentale de vues entre l’histoire et la science du droit, que la
science du droit peut disserter tant qu’il lui plaît sur la manière dont il
faudrait organiser le pouvoir et sur la nature de ce pouvoir, considéré comme
immobile hors du temps ; mais elle est dans l’impossibilité de donner une réponse
aux questions qui relèvent de l’histoire, concernant la signification d’un
pouvoir dont le temps fait varier les formes. Si le pouvoir représente la somme des volontés de la masse
reportée sur un gouvernant, Pougatchev est-il le représentant de la volonté des
masses ? S’il ne l’est pas, pourquoi Napoléon le serait-il ? Pourquoi Napoléon
III arrêté à Boulogne était-il un criminel, et pourquoi les criminels
furent-ils ensuite ceux qu’il fit arrêter ? Dans les révolutions de palais, qui
sont menées par deux ou trois personnes, est-ce aussi la volonté populaire qui
se reporte sur le nouvel élu ? Dans les conflits internationaux, la volonté des
masses d’un peuple se reporte-t-elle sur celui qui a conquis ce peuple ? En
1808, la volonté de la Ligue du Rhin s’est-elle reportée sur Napoléon ? La
volonté des masses russes s’est-elle reportée sur lui en 1809, alors que nos
armées alliées à celles de la France allaient combattre l’Autriche ? On peut
répondre de trois façons à ces questions.
1° Ou bien il faut admettre
que la volonté des masses se porte toujours sans condition sur celui ou sur
ceux qu’elles ont choisi ; et que, par conséquent, toute intrusion d’un pouvoir
nouveau, toute lutte contre le pouvoir déféré par le peuple, doit être regardée
comme un attentat contre le véritable pouvoir.
2° Ou bien il faut admettre
que la volonté des masses est reportée sur les dirigeants dans certaines
conditions déterminées et connues ; et, dans ce cas, que toutes les
limitations, les conflits, et même les destructions du pouvoir établi,
proviennent du fait que les dirigeants n’ont pas observé les conditions grâce
auxquelles le pouvoir leur avait été transmis.
3° Ou bien il faut admettre
que la volonté des masses est reportée conditionnellement sur les dirigeants,
selon des clauses inconnues, indéterminées, et que les interventions d’autres
pouvoirs, leurs luttes et leurs chutes, ne proviennent que d’un plus ou d’un
moins dans l’exécution, par les gouvernants, de ces conditions inconnues
d’après lesquelles les volontés des masses se reportent d’un personnage sur
l’autre.
Les
historiens expliquent les relations des masses avec les dirigeants de cette
triple façon. Seuls les historiens qui, dans leur naïveté, ne comprennent pas
le problème du pouvoir, seuls ces auteurs de biographies cités plus haut
semblent reconnaître que la somme des volontés des masses est reportée sur
certains personnages sans condition ; aussi, lorsqu’ils décrivent un pouvoir
quelconque, en font-ils quelque chose de véritable et d’absolu, en face duquel
tout pouvoir qui lui est opposé n’est pas un pouvoir, mais une atteinte contre
le pouvoir, une violation. Leur théorie convient aux périodes primitives et
paisibles de l’histoire ; appliquée aux périodes où la vie des peuples se
complique et se trouble, où dans le même temps s’élèvent divers pouvoirs qui
bataillent entre eux, elle offre l’inconvénient suivant : c’est qu’un historien
légitimiste démontrera que la Convention, le Directoire et Bonaparte sont des
usurpateurs, tandis qu’un républicain et un bonapartiste démontreront l’un que
la Convention, l’autre que l’Empire furent les pouvoirs véritables, et tout le
reste de simples violations du pouvoir. Il
est évident qu’avec de pareilles contradictions, les explications fournies par
ces historiens ne peuvent convenir qu’à des enfants en bas âge. Cependant
une autre espèce d’historiens qui reconnaît la fausseté de cette façon de voir
prétend que le pouvoir repose sur la remise conditionnelle aux dirigeants de la
somme des volontés des masses ; ainsi un personnage historique n’a de pouvoir
que tant qu’il remplit le programme que la volonté des masses lui a prescrit
tacitement. Mais ces historiens ne disent pas en quoi
consiste ce programme, ou, s’ils le disent, c’est pour se contredire
perpétuellement les uns les autres. Ce
programme pour chaque historien correspond à son point de vue sur le but du
mouvement d’un peuple, sous les espèces de la grandeur, de la richesse, de la
liberté, de la culture des citoyens de la France ou d’un autre État. Mais sans
parler davantage des contradictions des historiens sur la nature de ce
programme et en admettant même qu’il en existe un qui leur soit commun à tous,
il n’en reste pas moins que les faits historiques contredisent presque toujours
cette théorie. Si les conditions en vertu desquelles le pouvoir est remis
consistent dans la richesse, la liberté, l’évolution du peuple, pourquoi les
Louis XIV et les Ivan IV ont-ils eu un règne tranquille, et pourquoi les Louis
XVI et les Charles Ier ont-ils été décapités ? Les historiens répondent à cette
question que les actes de Louis XIV ayant été contraires au programme se sont
répercutés sur Louis XVI. Mais pourquoi pas sur Louis XIV et Louis XV
eux-mêmes, et pourquoi devaient-ils justement se répercuter sur Louis XVI ?
Enfin quel est le délai d’une semblable répercussion ? Il n’y a pas et il ne
peut y avoir de réponse à ces questions. De même, dans cette théorie, on
explique mal pour quelle raison la somme des volontés demeure pendant quelques
siècles entre les mains des dirigeants et de leurs successeurs, alors
qu’ensuite, tout d’un coup, en cinquante ans, elle se reporte sur la
Convention, le Directoire, Napoléon, Alexandre, Louis XVIII, de nouveau
Napoléon, Charles X, Louis-Philippe, la République de 1848, Napoléon III. Pour expliquer ces rapides transferts d’autorité au milieu de
complications internationales, de conquêtes, d’alliances, les mêmes historiens
doivent reconnaître malgré eux qu’une partie de ces événements ne sont pas dus
au transfert régulier de la volonté des masses, mais au hasard qui dépend
tantôt de la fourberie, tantôt des fautes, ou de la perfidie, ou de la
faiblesse d’un diplomate, d’un monarque, ou d’un chef de parti. Ainsi la
plupart des événements historiques, guerres civiles, révolutions, conquêtes, ne
sont-ils déjà plus aux yeux de ces historiens les produits d’un transfert de
volontés libres, mais bien le produit de la volonté faussement dirigée d’un ou
de plusieurs individus, c’est-à-dire, encore une fois, de violations de
pouvoir. Et par suite, les événements historiques sont présentés par les
historiens de cette espèce comme des dérogations à la théorie. Ces historiens sont semblables à un botaniste qui,
après avoir remarqué que quelques plantes germent en deux cotylédons,
prétendrait que tout ce qui pousse ne pousse que par dichotomie ; et que le
palmier, le champignon, le chêne même, une fois arrivés à leur pleine
croissance, ne présentant plus leurs deux cotylédons initiaux, sont des
exceptions à la règle. Les historiens de la troisième catégorie prétendent
que la volonté des masses se reporte conditionnellement sur un personnage
historique, mais que les conditions nous sont inconnues. Ils disent que les
personnages historiques n’ont de pouvoir qu’autant qu’ils accomplissent la
volonté que les masses ont reportée sur eux. En ce cas-là, si la force qui meut
un peuple réside, non dans le personnage historique, mais dans le peuple
lui-même, quelle est donc la signification de ces personnages ? Ils expriment
la volonté des masses, disent les historiens ; leur activité sert à représenter
l’activité des masses. Mais alors une nouvelle question se pose : tous les
actes des personnages historiques expriment-ils la volonté des masses ou
seulement un des aspects de celle-ci ? Si tous
les actes des personnages historiques expriment la volonté des masses, ainsi
que certains le pensent, alors la biographie de Napoléon et celle de Catherine
II, avec tous leurs détails tirés des commérages des cours, représenteraient la
vie même des peuples, ce qui est évidemment absurde. Donc, si l’activité des personnages historiques ne
représente qu’un aspect de la vie des peuples, comme le disent d’autres
historiens prétendus philosophes, il s’agit de préciser quel est cet aspect ;
il devient ainsi nécessaire de savoir en quoi consiste la vie d’un peuple. Devant cette difficulté, les historiens de la troisième
catégorie ont imaginé la plus obscure, la plus vague et la plus générale des
abstractions, sous laquelle on peut ranger le plus grand nombre de faits, et
ils disent que cette abstraction est le but du mouvement de l’humanité. Les
abstractions les plus courantes et les plus générales, acceptées par presque
tous les historiens, sont : la liberté, l’égalité, l’évolution, le progrès, la
civilisation, la culture. Après avoir assigné comme but au
mouvement de l’humanité l’une ou l’autre de ces abstractions, les historiens
s’en prennent aux personnages qui ont laissé après eux le plus grand nombre de
souvenirs, rois, ministres, généraux, auteurs, réformateurs, papes,
journalistes, mais dans la seule mesure où ces personnages leur semblent avoir
agi pour ou contre cette abstraction. Et comme il n’est nullement démontré que
les buts vers lesquels tend l’humanité soient la liberté, l’égalité,
l’évolution ou la civilisation, comme le lien des masses avec les gouvernants
et les réformateurs n’a pour base que l’hypothèse arbitraire que la somme des
volontés des masses se reporte toujours sur les personnages en vue, l’activité
de millions d’hommes qui émigrent, brûlent des maisons, laissent les terres en
friche, s’exterminent mutuellement, n’est même pas évoquée dans la description
des actes d’une dizaine de personnages qui ne brûlent pas de maisons, ne
s’occupent pas d’agriculture et ne massacrent pas leurs semblables.
L’histoire en fournit la preuve à chaque pas. La fermentation des peuples
occidentaux de la fin du siècle dernier et leurs aspirations vers l’Orient
s’expliquent-elles par l’activité des Louis XIV, Louis XV et Louis XVI, de
leurs maîtresses, de leurs ministres, par la vie de Napoléon, de Rousseau, de
Diderot, de Beaumarchais et autres ? Le mouvement du peuple russe vers
l’Orient, vers Kazan et la Sibérie s’explique-t-il par les détails du caractère
maladif d’Ivan IV et par sa correspondance avec Kourbski ? Les migrations du
temps des Croisades s’expliquent-elles par la biographie de Godefroy de
Bouillon, de Saint Louis et de leurs dames ? Pour nous, ce mouvement des masses
de l’Occident vers l’Orient, sans but défini, sans chefs attitrés, avec une
foule de va-nu-pieds, avec Pierre l’Ermite, reste incompréhensible. Et plus incompréhensible est l’arrêt de ce mouvement une fois
que les grands de cette époque eurent donné aux Croisades un but rationnel et
sacré : la délivrance de Jérusalem. Papes,
rois et chevaliers poussèrent les peuples à libérer des lieux saints ; mais le
peuple ne bougea pas, la cause inconnue qui l’avait mis en branle n’existant
plus. L’histoire des Godefroy et des ménestrels ne saurait renfermer toute la
vie des peuples. L’histoire des Godefroy et des ménestrels reste leur histoire
à eux, tandis que l’histoire de la vie des peuples et de leurs impulsions reste
inconnue. L’histoire des écrivains et des réformateurs nous explique
encore moins la vie des peuples. L’histoire de la civilisation nous explique
cependant les impulsions, les conditions de vie, les pensées d’un écrivain ou
d’un réformateur. Nous savons que Luther était de nature colérique et qu’il a
prononcé tel ou tel discours ; nous savons que Rousseau était soupçonneux et
qu’il a écrit tels et tels livres ; mais nous ne savons pas pourquoi les
peuples se sont égorgés après la Réforme et pourquoi, au temps de la Révolution
française, les hommes se sont condamnés à mort les uns les autres. Et si l’on
joint ensemble les deux sortes d’histoires, comme le font les historiens
modernes, l’on n’a encore qu’une histoire de monarques et d’écrivains, et non
l’histoire de la vie des peuples.
V La vie des peuples n’est pas
contenue dans celle de quelques personnages, puisqu’on n’a pas trouvé le lien
qui unissait ces quelques personnages et ces peuples. La théorie qui veut que ce lien repose sur le transfert de la
somme des volontés des masses sur un certain personnage historique n’est qu’une
hypothèse que les faits ne confirment pas. Cette théorie peut sans doute
expliquer bien des choses dans le domaine de la science du droit, et sans doute
est-elle nécessaire à ses desseins particuliers ; mais si on l’applique à
l’histoire, dès qu’il y a révolution, conquête, guerre civile, c’est-à-dire dès
que l’histoire commence, cette théorie n’explique plus rien. Cette théorie
semble irréfutable justement parce que l’acte de transfert de la volonté des
masses est d’autant moins vérifiable qu’il n’a jamais existé. Quel que soit l’événement, quel que soit le personnage qui se
trouve à la tête de l’événement, cette théorie peut toujours prétendre que le
personnage en question a été placé là par la somme des volontés transférées sur
lui. Les réponses que donne cette théorie aux problèmes historiques ressemblent
aux réponses d’un homme qui, voyant un troupeau en marche, ne prendrait en
considération ni la qualité différente du fourrage dans les divers endroits du
pâturage, ni l’activité du berger et qui, pour expliquer telle ou telle
direction que prend le troupeau, ne s’occuperait que de l’animal marchant à sa
tête. « Le troupeau va dans telle direction parce que l’animal qui va en
tête le conduit, et que la somme des volontés de tous les autres animaux lui
est transférée. » Ainsi s’expriment les historiens de la première catégorie, qui
admettent le transfert inconditionné de la puissance. « Si les animaux marchant
en tête du troupeau se voient changés, c’est que la somme des volontés de tout
le troupeau se porte d’un meneur sur un autre, suivant que ce meneur sait bien
ou mal le conduire dans la direction choisie par tout le troupeau. » C’est
ainsi que s’expriment les historiens qui prétendent que la somme des volontés
des masses passe aux dirigeants selon des conditions inconnues. En pareil cas,
il arrive souvent à l’observateur, d’après la direction choisie par lui, de
prendre comme guides ceux qui, dès qu’il y a un changement dans la direction
suivie par la masse, au lieu d’être en tête, sont sur le côté, et parfois en
arrière. « Si les animaux qui sont en tête du troupeau sont constamment changés,
et si la direction que le troupeau suit change aussi, cela provient de ce que,
pour atteindre cette direction connue de nous, les animaux remettent leurs
volontés à ceux que nous distinguons parmi les autres, donc, pour étudier le
mouvement du troupeau, et qui vont de tous les côtés du troupeau. » C’est ainsi
que s’expriment les historiens de la troisième catégorie qui regardent tous les
personnages historiques, des monarques aux journalistes, comme l’expression de
leur temps. La théorie du transfert de la volonté des masses sur un personnage
historique n’est rien de plus qu’une tautologie – une simple façon d’exprimer
avec d’autres mots les termes mêmes de la question. Quelle est la cause des événements historiques ? – Le
pouvoir. – Qu’est-ce que le pouvoir ? – La somme des volontés reportée sur un
seul personnage. – À quelles conditions se fait ce report ? – À la condition
que le personnage choisi exprime la volonté de tous. Autrement dit le pouvoir
est le pouvoir. Autrement dit le pouvoir est un mot dont le sens nous échappe. Si le domaine de la science humaine se limitait à la
seule pensée abstraite, l’humanité, après avoir soumis à la critique
l’explication du pouvoir donnée par la science, arriverait à la conclusion que
le pouvoir n’est qu’un mot et n’existe pas en réalité. Mais
pour prendre connaissance des phénomènes, l’homme a un autre instrument que la
pensée abstraite, et c’est l’expérience, grâce à laquelle il contrôle ses
raisonnements abstraits. Or l’expérience prouve que le pouvoir n’est pas un
mot, qu’il est une réalité. Sans parler du fait qu’aucune description de
l’activité collective des hommes ne peut se passer d’une définition du pouvoir,
l’existence du pouvoir est démontrée tant par l’histoire que par l’observation
des événements contemporains. Chaque fois qu’un événement se produit, on
voit apparaître un homme, ou plusieurs, par la volonté desquels cet événement
s’est accompli. Napoléon III ordonne, et les Français partent pour le Mexique.
Le roi de Prusse et Bismarck ordonnent, et leurs armées se rendent en Bohême.
Napoléon 1er ordonne, et ses soldats s’en vont en Russie. Alexandre 1er
ordonne, et les Français se soumettent aux Bourbons. L’expérience nous démontre
qu’un événement, quel qu’il soit, est toujours lié à la volonté d’un ou de
plusieurs personnages qui l’ont ordonné. Grâce à la vieille habitude qu’ils ont
de voir l’intervention de Dieu dans les affaires de ce monde, les historiens
veulent que la cause d’un événement soit dans la volonté d’un personnage revêtu
du pouvoir, mais cette conclusion n’est confirmée ni par le raisonnement ni par
l’expérience. D’un côté, le raisonnement démontre que l’expression de la
volonté d’un homme – ses paroles – n’est qu’une partie de l’activité globale
qui s’exprime dans un événement, une guerre par exemple, ou une révolution. Par
suite, si l’on ne reconnaît pas l’existence d’une force inconnue surnaturelle,
c’est-à-dire du miracle, il est impossible d’admettre que des mots puissent
être la cause du mouvement de millions d’hommes. D’un autre côté, même si nous
l’admettons, l’histoire démontre que, dans la plupart des cas, l’expérience de
la volonté des personnages historiques ne produit aucun résultat, c’est-à-dire
que non seulement leurs ordres ne sont pas exécutés, mais que parfois il se produit
le contraire de ce qu’ils avaient ordonné. Si nous n’admettons pas
l’intervention divine dans les affaires humaines, nous ne pouvons regarder le
pouvoir comme la cause des événements. Le pouvoir, du point de vue de
l’expérience, n’est que le rapport de dépendance qui existe entre la volonté
exprimée d’un homme et l’accomplissement de cette volonté par d’autres hommes.
Pour expliquer les conditions de cette dépendance, nous devons tout d’abord
reporter la notion de volonté exprimée, non pas sur Dieu, mais sur un homme. Si
la Divinité, ainsi que nous le disent les Anciens, donne les ordres et exprime
sa volonté, l’expression de cette volonté ne dépend pas du temps et n’est
provoquée par rien, puisque la Divinité n’a aucune liaison avec les événements.
Mais quand il s’agit d’ordres exprimant la volonté d’hommes se mouvant dans le
temps et solidaires entre eux, nous devons, pour expliquer le rapport existant
entre les ordres et les événements, rétablir :
1° la condition de tout ce qui
s’accomplit : la continuité du mouvement dans le temps des événements et des
ordres du personnage donné ;
2° la condition de la nécessité
d’un lien entre celui qui ordonne et ceux qui exécutent.
VI Seule la volonté d’une
Divinité indépendante du temps peut se faire sentir sur une suite d’événements
devant s’accomplir dans quelques années ou quelques siècles ; seule la Divinité
peut, par sa volonté inconditionnée, fixer la direction de la marche de
l’humanité. L’homme, au contraire, agit dans le temps et participe lui-même aux
événements. En rétablissant cette première condition négligée, celle du temps,
nous verrons qu’un ordre ne peut être exécuté sans avoir été précédé d’un ordre
qui permet son exécution. Jamais un ordre n’apparaît par génération spontanée
et n’enferme en lui-même une série entière d’événements ; chaque ordre découle
d’un autre et se rapporte non pas à une série entière de faits, mais seulement
à un moment unique d’un événement. Quand nous disons, par exemple, que
Napoléon fit partir ses troupes à la guerre, nous réduisons à un ordre unique,
exprimé en un moment donné du temps, une série d’ordres successifs qui
dépendent les uns des autres. Napoléon n’a pas pu ordonner la campagne de
Russie, et ne l’a jamais fait. Il a ordonné un jour d’envoyer tels papiers à Vienne,
à Berlin, à Pétersbourg ; le lendemain, d’envoyer tels décrets et telles
instructions à l’armée, à la flotte, à l’intendance et ainsi de suite. Il a
donc donné des milliers d’ordres correspondant à la suite des faits qui ont
amené l’armée française en Russie. Si Napoléon, durant tout le cours de son
règne, ne cesse de donner des ordres qui tendent à l’expédition d’Angleterre,
et y dépense plus d’efforts que pour aucune autre de ses entreprises ; si,
malgré cela, il n’essaie pas une seule fois de réaliser ce projet, mais
entreprend son expédition contre la Russie dont l’alliance, a-t-il souvent
affirmé, lui aurait été utile, cela provient de ce que les premiers de ses
ordres ne répondaient pas à une série d’événements, tandis que les seconds y
répondaient. Un ordre ne peut être réellement exécuté que s’il est donné de
façon à être exécutable. Et savoir ce qui pouvait ou ne pouvait pas être
exécuté est la chose impossible, non seulement pour la campagne de Napoléon
contre la Russie à laquelle prennent part des millions d’hommes, mais encore
pour l’événement le plus simple parce que, dans l’un et l’autre cas,
l’exécution de l’ordre peut toujours rencontrer des millions d’obstacles. Pour
chaque ordre exécuté, on en trouve une quantité d’autres qui n’ont pas été
exécutés. Les ordres impossibles n’ont aucun lien avec les événements et ne
s’accomplissent pas. Seuls ceux qui sont exécutables se lient à des séries
conséquentes d’ordres correspondant à des séries d’événements et sont exécutés.
Si nous imaginons faussement que l’ordre précédant un événement est la cause de
celui-ci, cela provient de ce fait que lorsque l’événement s’est accompli et
que parmi des milliers d’ordres donnés, ceux-là seuls ont été exécutés qui
étaient en connexion avec l’événement, nous oublions ceux qui n’ont pas été
exécutés parce qu’ils ne pouvaient pas l’être. De plus, la source principale de
notre erreur vient de ce que, dans un exposé historique, une série innombrable
de faits infimes, comme, par exemple, tout ce qui entraîna les troupes
françaises en Russie, est fondue en un seul événement, d’après le résultat de
cette série de faits, et, conformément à cette fusion, on fond aussi toute une
série d’ordres en un ordre unique, exprimant la volonté du chef. Nous disons
: Napoléon a voulu la campagne de Russie et il l’a faite. Et, en réalité, nous
ne trouvons nulle part, dans son activité, rien qui ressemble à l’expression de
cette volonté ; nous voyons seulement une série d’ordres ou d’expressions de sa
volonté, dirigés de la façon la plus diverse et indéterminée qui soit. De la série infinie des ordres de Napoléon non exécutés, on a
tiré une série d’ordres exécutables concernant la campagne de 1812, non parce
que ces derniers se distinguaient en quoi que ce soit des précédents, mais
parce que cette série d’ordres coïncidait avec la série de faits qui avaient
amené les Français en Russie. Il en
va exactement de même lorsqu’on peint une figure d’après un poncif ; on ne
s’inquiète ni de quel côté, ni de quelle façon s’appliquent les couleurs, on
passe seulement de la couleur sur tous les traits de la figure découpée par le
poncif. Ainsi, lorsque l’on considère dans un temps donné les rapports entre un
ordre et un événement, l’on s’aperçoit qu’un ordre ne peut en aucun cas être la
cause d’un événement, mais qu’il y a entre eux un rapport déterminé. Afin de
comprendre en quoi consiste ce rapport, il est indispensable de rétablir la
seconde condition passée sous silence, de tout ordre émanant non de la Divinité
mais d’un homme, condition consistant en ceci que celui qui donne l’ordre
participe lui-même à l’événement. C’est cette relation entre celui qui
ordonne et celui qui exécute qui est précisément ce qu’on appelle le pouvoir.
Cette relation consiste en ceci : Pour agir en commun, les hommes s’unissent
toujours en groupements, dans lesquels, malgré la différence entre le but
proposé et l’action collective, le rapport entre les hommes qui participent à
l’action est toujours identique. En s’unissant ainsi, les hommes sont toujours
entre eux dans le rapport suivant : le plus grand nombre prend la plus grande
part directe, et l’infime minorité prend la plus petite part directe à l’action
collective, en vue de laquelle ils se sont unis. Parmi tous ces groupements où
les hommes se rassemblent pour l’accomplissement d’actions communes, l’un des
plus nets et des mieux définis est l’armée. Une armée se compose d’abord de ce
qu’il y a de plus bas dans la hiérarchie militaire : les soldats qui sont le
plus grand nombre ; puis de ceux qui suivent dans cette hiérarchie : les
gradés, caporaux, sous-officiers dont le nombre est encore moindre, jusqu’au
commandement suprême qui est concentré dans un unique individu. L’organisation
militaire peut fort bien être figurée par un cône dont les soldats
constitueraient la base, et leurs officiers les sections planes décroissantes
au fur et à mesure qu’on s’élève jusqu’au sommet dont la pointe est le général
en chef. Les soldats, qui sont le plus grand nombre, forment donc la partie
inférieure, la base du cône. Et c’est le soldat qui frappe, tranche, brûle,
pille ; et toujours il en a reçu l’ordre de ses supérieurs, alors que lui-même
ne donne jamais d’ordres. Les sous-officiers, moins nombreux, font plus
rarement la même besogne que les soldats ; mais eux, déjà, commandent.
L’officier prend encore moins part à l’action, et commande plus souvent. Le
général ne fait que commander la marche des troupes en leur indiquant un but,
mais ne touche presque jamais à une arme. Quant au commandant en chef, il ne
peut jamais prendre une part directe à l’action et il se borne à prescrire les
mesures nécessaires concernant le mouvement de la masse. La même relation entre les individus se retrouve dans toute
collectivité réunie en vue d’une action commune, que ce soit l’agriculture, le
commerce ou quelque autre entreprise. Ainsi,
sans multiplier artificiellement les sections du cône et les grades de l’armée,
ou les titres et les situations d’une administration, ou d’une organisation
générale, nous voyons se dégager une loi selon laquelle les hommes, pour
l’accomplissement d’une action collective, se trouvent placés les uns par
rapport aux autres de telle sorte que plus directement ils participent à
l’action, moins ils sont en état de commander, et plus nombreux ils sont ; et
moins ils ont de part directe à l’action, plus ils commandent, et moins
nombreux ils sont ; si bien que, de bas en haut, l’on arrive à un unique et
dernier personnage, qui, bien que participant le moins de tous à l’œuvre
commune, dirige plus que tous les autres son activité vers le commandement.
C’est le rapport entre celui qui commande et ceux qui sont commandés qui
constitue l’essence de la notion appelée pouvoir. C’est en rétablissant les
conditions de temps dans lesquelles s’accomplissent tous les événements que
nous avons découvert qu’un ordre s’exécute seulement lorsqu’il se rapporte à la
série correspondante des faits. C’est en rétablissant la condition nécessaire
d’un lien entre celui qui ordonne et celui qui exécute, que nous avons
découvert que ceux qui ordonnent, d’après leur essence même, prennent le moins
de part à l’événement proprement dit, et que leur activité est exclusivement
tournée vers le commandement.
VII Lorsqu’un événement s’annonce, chacun
donne son avis. Et, forcément, il y en a toujours un qui tombe plus ou moins
juste. De sorte que l’avis s’associe dans notre esprit à l’événement, comme la
cause à son effet. Des hommes traînent une poutre. Chacun dit son opinion sur
la façon de la traîner et sur l’endroit où la mettre. Les hommes achèvent de
traîner la poutre et il en ressort que la chose a été réalisée comme l’a dit
l’un d’entre eux. C’est lui qui a commandé, pense-t-on. Voilà l’ordre et le
pouvoir dans leur forme primitive : celui qui a le plus travaillé de ses mains
a le moins réfléchi à ce qu’il faisait ; par conséquent, le moins pensé à ce
qui pourrait résulter de l’activité commune et aux ordres à donner. Celui qui a
le plus commandé, puisqu’il a agi en paroles, a naturellement moins agi avec
les mains. Plus est grand le rassemblement d’hommes dirigeant leur action vers
un but unique, plus tranchées sont les catégories de gens qui prennent d’autant
moins de part à l’activité générale que leur activité à eux est plus dirigée
vers le commandement. L’homme quand il agit seul porte toujours en lui-même un
certain nombre de raisons qui ont guidé, à ce qu’il croit, son activité
antérieure, qui lui servent de justification pour son activité présente et qui
le déterminent dans le choix de ses actions futures. Les collectivités agissent
de même, en laissant aux non-participants à l’action le soin d’imaginer les
considérations, les justifications, les hypothèses concernant leur action
commune. Les Français se mettent à se noyer ou à s’égorger mutuellement pour
des raisons à nous connues ou inconnues. Et cet événement s’accompagne de sa
propre justification, trouvée dans les volontés exprimées des Français, qui
estimaient cet événement nécessaire pour le bonheur de la France, la liberté,
l’égalité. Dès qu’on cesse de s’égorger, l’événement s’accompagne de même de sa
justification : la nécessité d’un pouvoir unique, de la résistance à l’Europe,
etc. On se met en marche de l’Occident vers l’Orient en tuant ses semblables,
et l’événement s’accompagne encore de discours sur la grandeur de la France, la
bassesse de l’Angleterre, etc. L’histoire démontre que
ces justifications d’événements n’ont pas le sens commun, qu’elles se
contredisent, comme le meurtre de l’homme à la suite de la proclamation des
droits de l’homme, et le meurtre de millions d’hommes en Russie pour
l’abaissement de l’Angleterre. Mais ces justifications ont pour les
contemporains une signification nécessaire. Leur but est de dégager la
responsabilité morale des auteurs des événements. Et ces buts temporaires sont
semblables aux balais placés à l’avant des trains pour nettoyer la voie ; ils
dégagent le chemin de la responsabilité morale des hommes. Sans ces
justifications, la plus simple question, lors de l’examen de chaque événement,
resterait sans réponse : comment des millions d’hommes peuvent-ils accomplir en
commun crimes, guerres, meurtres, etc ? Dans les formes compliquées de la
vie moderne politique et sociale en Europe, peut-on imaginer un événement quel
qu’il soit qui n’ai pas été prévu, décrété ordonné par des souverains, des
ministres, des parlementaires, des journaux ? Y a-t-il une activité collective
qui n’ait pas trouvé sa justification dans l’unité de l’État, dans la défense
de la nation, dans l’équilibre européen, l’intérêt de la civilisation ? Chaque
événement accompli correspond immanquablement à un désir exprimé et, pour
recevoir sa justification, il est considéré comme le produit de la volonté d’un
ou de plusieurs personnages. Quelle que soit la direction d’un navire, on voit
toujours à l’avant le remous de la vague qu’il fend. Pour les gens qui sont sur
le navire, ce remous est le seul mouvement visible. Ce n’est qu’en considérant
de plus près, d’instant en instant le mouvement de ce remous, et en le
comparant au mouvement du navire que l’on se rend compte que chacun des
mouvements de la vague est déterminé par le mouvement du navire et que ce qui
nous a induits en erreur, c’est que nous avançons nous-mêmes sans nous en
apercevoir. Nous faisons la même constatation si nous suivons pas à pas les
mouvements de personnages historiques, c’est-à-dire si nous rétablissons la
condition nécessaire de tout ce qui s’accomplit : la continuité du mouvement
dans le temps, et si nous ne perdons pas de vue le lien nécessaire qui existe
entre les personnages historiques et les masses. Quoi qu’il arrive, il
apparaît toujours que l’événement est celui qui avait été prévu et ordonné.
Quelle que soit la direction du navire, le remous qui clapote à sa proue ne
dirige ni ne renforce son mouvement ; cependant, il nous apparaît de loin, non
seulement comme animé d’un mouvement indépendant, mais encore comme guidant le
mouvement du navire. En considérant seulement ces expressions de la volonté des
personnages historiques qui, sous la forme d’ordres, sont liés aux événements,
les historiens ont supposé que les événements dépendent de ces ordres. Or, en
examinant les événements mêmes et le lien qui unit les personnages historiques
aux masses, nous avons trouvé que ceux-ci, comme leurs ordres, sont dans la
dépendance des événements. La preuve incontestable en est que, quelque
nombreux que soient les ordres, l’événement ne se produit pas s’il n’y a pas
d’autres causes ; mais dès que se produit l’événement, quel qu’il soit, parmi
les volontés exprimées sans arrêt par divers personnages, on trouve des causes
qui, étant donné leur sens et le moment, peuvent être rapportées comme des
ordres à l’événement. Arrivés à cette conclusion, nous pouvons répondre
nettement et avec assurance aux deux problèmes essentiels de l’histoire.
1° Qu’est-ce que le pouvoir ?
2° Quelle est la force qui met
les peuples en mouvement ?
1° Le pouvoir découle des
rapports d’un personnage déterminé avec d’autres personnages, et ces rapports
sont tels que, moins ce personnage prend part à l’action commune, plus il
exprime d’opinions, d’hypothèses, de justifications, au sujet de cette action
en cours.
2° Le mouvement des masses n’est
produit ni par le pouvoir ni par l’activité intellectuelle, ni par l’union de
l’un et de l’autre, comme le pensent les historiens, mais par l’activité de
tous ceux qui prennent part aux événements, et qui se groupent de telle façon
que ceux qui agissent le plus directement sont les moins responsables, et
réciproquement.
Au point de vue moral, le
pouvoir semble la cause de l’événement ; au point de vue physique, ce sont ceux
qui obéissent au pouvoir qui semblent en être la cause. Mais comme toute
activité morale est impossible sans activité physique, les causes d’un
événement ne se trouvent ni dans l’une ni dans l’autre ; elles se trouvent
seulement dans la réunion des deux. Ou bien, en
d’autres termes : le concept de cause ne s’applique pas au phénomène que nous
examinons. Nous en arrivons en
dernière analyse au cercle éternel, à cette extrême limite qu’atteint l’esprit
humain dans le domaine de la pensée s’il ne joue pas avec son sujet.
L’électricité est génératrice de chaleur, la chaleur produit l’électricité. Les
atomes s’attirent, les atomes se repoussent. En parlant des réactions mutuelles
de l’électricité et de la chaleur, nous ne pouvons dire d’où elles proviennent
; nous disons donc que cela se produit de telle façon parce que cela nous
semblerait inconcevable autrement, parce que cela doit être ainsi, parce que
c’est une loi. Il en va de même pour les problèmes historiques. Nous
ignorons pourquoi il y a eu telle guerre ou telle révolution ; nous savons
seulement que, pour accomplir telle ou telle action, des hommes s’unissent en
une collectivité à laquelle chacun participe ; et nous disons que c’est ainsi,
que cela n’est pas concevable autrement, que c’est la loi.
VIII Si l’histoire avait
seulement affaire à des phénomènes extérieurs, il suffirait de poser cette loi
dans sa simplicité et son évidence, et notre dissertation serait terminée. Mais
la loi de l’histoire se rapporte à l’être humain. Une particule de matière ne
peut pas nous dire qu’elle ne sent nullement un besoin d’attraction ou de
répulsion ; elle ne peut pas nous dire non plus que cette loi est fausse.
L’homme au contraire, qui est l’objet de l’histoire, affirme carrément : je
suis libre et non soumis aux lois. Cette présence
inexprimée du problème de la liberté humaine se retrouve à chaque pas de
l’histoire. Tous les historiens
sérieux en sont arrivés involontairement à cette question. Toutes les
contradictions, les incertitudes de l’histoire, et la fausse voie où s’engage
cette science proviennent uniquement de la non-solution de ce problème. Si la volonté de chaque individu était libre, c’est-à-dire si
chacun pouvait agir à son gré, l’histoire ne serait qu’une suite incohérente de
hasards. Si même un seul homme parmi les millions d’hommes qui ont vécu durant
un millénaire a eu la possibilité d’agir librement, c’est-à-dire à sa
fantaisie, il est évident qu’une unique action libre de cet homme, contraire
aux lois, anéantit la possibilité de l’existence de lois quelconques pour
l’humanité tout entière. Et s’il y
a une seule loi régissant les actions humaines, il ne peut y avoir de volonté
libre, car la volonté de chacun doit être subordonnée à la loi. Cette
contradiction pose le problème du libre arbitre qui, depuis l’antiquité, occupe
les cerveaux d’élite sans avoir jamais rien perdu de son immense importance.
Ce problème se pose ainsi : en regardant l’homme comme un sujet d’observation,
de quelque point de vue que ce soit : théologique, historique, éthique,
philosophique, l’on retrouve toujours l’inévitable loi de la nécessité, commune
à tout être vivant. En le regardant, au contraire, à partir de notre expérience
intime, de notre conscience, nous nous sentons libres. La conscience est la
source de notre connaissance de nous-mêmes, entièrement séparée et indépendante
de la raison. L’homme peut, grâce à la raison, s’observer lui-même ; il ne
peut se connaître que par la conscience. Sans la conscience de soi, il est
inutile de songer à aucune observation, aucune application de la raison. Pour
comprendre, observer, conclure, l’homme doit d’abord se concevoir comme vivant.
L’homme ne se connaît comme vivant qu’en se reconnaissant doué de volonté, en
d’autres termes il n’a conscience que de sa volonté. Et cette volonté, essence
de sa vie, il ne peut la concevoir autrement que libre. Durant le cours de ses observations sur lui-même, si l’homme
s’aperçoit que sa volonté est toujours dirigée par une seule et unique loi, que
ce soit la nécessité de trouver sa nourriture, le fonctionnement de son cerveau
ou autre chose, il ne peut s’expliquer cela que par une limitation de sa
volonté. Ce qui ne serait pas libre ne saurait être limité. Or, l’homme
considère sa volonté comme limitée, justement parce qu’il ne la conçoit pas
autrement que libre. Vous prétendez
que vous n’êtes pas libres. Et moi, cependant, je puis lever et abaisser le
bras. Chacun comprend que cette réponse illogique est une irréfutable
démonstration de la liberté. Mais cette réponse provient de la conscience non
soumise à la raison. Si la conscience que nous avons de notre liberté n’était
pas indépendante de la raison, elle serait subordonnée à la raison et à
l’expérience ; mais dans la réalité une telle soumission n’existe jamais et est
inconcevable. Une suite d’expériences et de
raisonnements démontre à chaque individu qu’en tant que sujet d’observation, il
est soumis à certaines lois ; et il s’y soumet ; jamais il ne regimbe contre la
loi de la gravitation ou la loi de l’imperméabilité, quand il l’a une fois
reconnue. Mais cette même série d’expériences et de raisonnements lui démontre
que la liberté complète dont il a conscience en lui-même est impossible, que
chacun de ses actes dépend de son organisme, de son caractère et des mobiles
qui agissent sur lui ; et pourtant jamais il ne se soumet à ces conclusions. Il sait par l’expérience et le raisonnement qu’une
pierre tombe ; il le croit sans réserve, et dans toutes les occasions, il
attend que joue cette loi qu’il a reconnue. Mais tout en sachant aussi incontestablement
que sa volonté est soumise à des lois, il n’y croit pas et se refuse à croire. Quel que soit le nombre de fois où l’expérience et la raison
lui ont démontré que dans les mêmes conditions où, avec le même caractère, il
ferait exactement ce qu’il a déjà fait, bien que des milliers de fois, agissant
dans les mêmes conditions, avec le même caractère, il soit arrivé à des
résultats identiques, il continue imperturbablement à croire à sa liberté
d’agir à sa guise, exactement comme avant ces expériences. Tout homme, le
sauvage comme le penseur, malgré le raisonnement et l’expérience qui lui
démontrent irréfutablement l’identité de ses actes dans des conditions
identiques, sent que, privé de cette absurde croyance qui constitue l’essence
de la liberté, il ne peut concevoir la vie. Il sent que, quelque impossible que
cela soit, cela est ; car, privé de cette croyance en la liberté, non seulement
il ne comprendrait pas la vie, mais encore il ne pourrait pas vivre un seul
instant. Il ne pourrait pas vivre, parce que chacun des efforts de l’homme,
chacun de ses élans, ne tendent qu’à augmenter sa liberté. Richesse, pauvreté ;
gloire, obscurité ; puissance, sujétion ; force, faiblesse ; santé, maladie ;
savoir, ignorance ; travail, désœuvrement ; satiété, famine ; vertu, vice, ne
sont que des degrés plus ou moins élevés de la liberté. Se représenter un homme privé de liberté, c’est se le
représenter privé de vie. Si, pour la raison, l’idée de liberté est entachée
d’une absurde contradiction, comme le serait la possibilité d’accomplir deux
actes à la fois ou bien l’idée d’un effet sans cause, cela prouve seulement que
notre conscience n’est pas soumise à la raison. C’est cette conscience de notre
liberté, inébranlable, indestructible, non soumise à l’expérience et au
raisonnement, que reconnaissent tous les penseurs, que ressentent tous les
hommes sans exception, c’est cette conscience indispensable à la compréhension
de l’homme qui constitue l’autre aspect du problème. L’homme est la création
d’un Dieu tout-puissant, infiniment bon, omniscient. Qu’est-ce donc que le
péché, dont le concept dérive de la conscience de la liberté de l’homme ? Voilà
la question que pose la théologie. Les actes des hommes
sont subordonnés à des lois générales immuables, enregistrées par la
Statistique. En quoi donc consiste la responsabilité de l’homme devant la
société, dont le concept découle de la conscience de sa liberté ? Voilà la
question que pose le droit. Les
actes d’un homme découlent de son caractère héréditaire et des mobiles qui le
font agir. Qu’est-ce que la conscience, la notion du bien et du mal dans les
actes qui naissent de la conscience de sa liberté ? Voilà la question que pose
la morale. L’homme lié à la vie générale de l’humanité apparaît comme soumis
aux lois qui régissent cette vie. Mais l’homme, indépendamment de ce lien,
apparaît comme libre. Comment doit-on considérer la vie passée des peuples et
de l’humanité ? Est-elle le résultat de l’activité libre ou déterminée des
hommes ? Voilà la question que pose l’histoire. C’est seulement à notre
présomptueuse époque de vulgarisation de la connaissance, grâce à cet
instrument tout-puissant d’ignorance qu’est l’imprimerie, que la question du
libre arbitre a été ramenée sur un terrain où elle ne peut même plus se poser.
À notre époque, la majorité des hommes qu’on appelle d’avant-garde,
c’est-à-dire une foule d’ignorants, ont cru trouver dans les travaux des
naturalistes, qui n’envisagent qu’un côté du problème, la solution du problème
tout entier. Il n’y a ni âme ni libre arbitre, disent-ils, impriment-ils,
puisque la vie de l’homme se manifeste par le mouvement de ses muscles et que
les muscles sont commandés par le système nerveux. Il n’y a ni âme ni libre
arbitre, puisque l’homme est sorti du singe à une époque inconnue. Ils ne se
doutent pas qu’il y a plusieurs millénaires toutes les religions, tous les
penseurs, non seulement avaient reconnu, mais n’avaient même jamais nié cette
même loi de la nécessité qu’ils prennent tant de mal à prouver aujourd’hui par
la physiologie et la zoologie comparée. Ils ne voient pas que le rôle des
sciences naturelles ne consiste ici qu’à éclairer un des aspects du problème. En effet, prétendre que l’observation, la raison, la volonté
ne sont que des sécrétions du cerveau, et que l’homme, soumis à la loi commune,
a pu à une époque inconnue se dégager de l’animalité inférieure, c’est
expliquer seulement d’une manière nouvelle cette vérité reconnue depuis des
millénaires par les religions et les philosophes, que, du point de vue de la raison,
l’homme relève des lois de la nécessité, mais cela ne fait pas avancer d’un pas
la solution du problème, qui a une autre face, opposée, reposant sur la
conscience de la liberté. Si, à une époque inconnue, l’homme est
issu du singe, l’on admettra aussi bien qu’il ait pu sortir d’une poignée de
terre à une époque connue ; dans le premier cas, c’est l’époque qui est
l’inconnue ; dans le second, c’est l’origine de l’homme. Mais la question n’est
pas là. La question est de savoir comment la conscience que l’homme a de sa
liberté s’allie aux lois de la nécessité auxquelles il est soumis. Et elle ne
saurait être résolue par la physiologie et la zoologie comparée, car dans la
grenouille, le lapin et le singe, nous observons seulement une activité
musculaire et nerveuse, tandis que dans l’homme nous observons, en plus de
cette activité musculo-nerveuse, la conscience. Les naturalistes et leurs
admirateurs qui prétendent résoudre ce problème sont semblables à des maçons
qui auraient reçu l’ordre de crépir un des côtés d’une église et qui
profiteraient de l’absence du contremaître des travaux pour enduire par excès
de zèle avec leurs produits, et fenêtres, et icônes, et charpentes, et murs non
encore consolidés, et qui seraient enchantés de leur travail, parce qu’à leur
point de vue de maçons, toutes les parties de l’édifice auraient reçu une
couche égale de crépi.
IX
La solution de la
question de la liberté et de la nécessité donne à l’histoire cet avantage sur
toutes les autres branches du savoir qui ont cherché à la résoudre, que cette
question ne concerne pas l’essence même de la volonté humaine mais sa
manifestation dans le passé et dans des conditions connues. L’histoire, devant
ce problème, se trouve, par rapport aux autres sciences, dans la situation
d’une science expérimentale vis-à-vis des sciences spéculatives. L’histoire n’a
pas pour objet la volonté même de l’homme, mais l’idée que nous nous formons de
lui. Et c’est pourquoi elle ne se trouve pas comme la théologie, la morale ou
la philosophie, en face du mystère insondable de l’union de deux contraires, la
liberté et la nécessité. L’histoire étudie les
manifestations de la vie humaine dans lesquelles cette union est déjà
accomplie. Dans la vie réelle, chaque
événement historique, chaque action humaine se conçoit avec une clarté et une
précision parfaites et sans qu’on y aperçoive la moindre contradiction, bien
que chaque fait accompli apparaisse comme libre en partie et en partie
déterminé. Quand il s’agit de résoudre le problème de l’union de la liberté et de
la nécessité, et de l’essence de ces deux concepts, la philosophie de
l’histoire peut et doit s’engager dans un chemin opposé à celui que suivent les
autres sciences. Au lieu de s’efforcer de définir d’abord en eux-mêmes les
concepts de liberté et de nécessité, et ensuite de soumettre à ces définitions
les phénomènes de la vie, l’histoire doit tirer de l’énorme masse des
phénomènes qui s’offrent à elle comme régis par la liberté et la nécessité, la
définition de ces deux concepts. De quelque façon que nous considérions les
actes d’un ou de plusieurs hommes, nous y voyons l’effet, en partie de la
liberté humaine, en partie des lois de la nécessité. Qu’il s’agisse de migrations de peuples, d’invasions
barbares, de la politique de Napoléon III ou de l’acte qu’une personne donnée
vient d’accomplir il y a une heure et qui a consisté dans le choix d’une
promenade dans telle direction plutôt que dans telle ou telle autre, nous n’y
voyons pas la moindre contradiction. La part de liberté et de nécessité qui a
régi ces actes nous apparaît clairement. On diffère extrêmement souvent
d’opinion sur la part plus ou moins grande de liberté qu’il y a dans un acte,
suivant le point de vue d’où on l’examine ; mais toujours, et dans tous les
cas, l’acte humain se révèle comme un mélange déterminé de liberté et de
nécessité. Chaque cas examiné nous
montre une certaine dose de l’une et de l’autre. Et plus nous voyons de liberté
dans un acte, quel qu’il soit, moins nous y voyons de nécessité et plus nous y
voyons de nécessité, moins nous y voyons de liberté. Le rapport des deux
éléments, dont chacun augmente ou diminue suivant le point de vue, reste
toujours inversement proportionnel. L’homme en train de se noyer, s’accrochant
à un autre homme qu’il entraîne avec lui ; la mère affamée qu’épuise
l’allaitement d’un enfant et qui vole de la nourriture ; l’homme soumis à la
discipline qui, au commandement, tue un homme sans défense, apparaissent tous
moins coupables, c’est-à-dire moins libres et plus soumis aux lois de la nécessité,
aux yeux de celui qui sait dans quelles conditions ils se trouvaient ; et plus
libres, au contraire, pour celui qui ne sait pas que cet homme sombrait, que
cette mère était affamée, que ce soldat était dans le rang, etc. Il en va de
même pour un homme qui, il y a vingt ans, a commis un meurtre, et depuis a mené
dans la société une vie tranquille, sans nuire à personne ; il semble moins
coupable ; aux yeux de celui qui juge son forfait au bout de vingt ans, son
acte semble obéir davantage aux lois de la nécessité ; et le même crime eût
semblé plus libre à celui qui l’aurait examiné un jour après qu’il a été
commis. Il en va de même des actes d’un fou, d’un ivrogne ou d’un homme
surexcité ; ils apparaissent moins libres et plus nécessaires à qui connaît l’état
mental de ces hommes, et plus libres et moins nécessaires à qui l’ignore. Dans
ces divers cas, la liberté et la responsabilité augmentent ou diminuent suivant
que grandit ou s’amoindrit la nécessité et suivant le point de vue où l’on se
place. Nous retrouvons toujours la nécessité plus grande quand la liberté est
plus réduite, et réciproquement. La religion, le bon sens, la science du droit,
et l’histoire elle-même comprennent ces rapports de la même façon. Toutes les
circonstances sans exception dans lesquelles augmente ou s’amoindrit l’idée que
nous nous faisons de la liberté et de la nécessité n’ont que trois fondements.
1° Les rapports de l’homme qui accomplit un acte, avec le monde extérieur.
2° Avec le temps ;
3° Avec les mobiles qui l’ont
poussé.
Première base d’examen :
les rapports plus ou moins visibles pour nous de l’homme avec le monde
extérieur, la compréhension plus ou moins claire de la place exacte qu’occupe
chaque homme par rapport à son milieu. C’est par là que nous voyons que l’homme
qui se noie est moins libre et plus soumis à la nécessité que l’homme bien
planté sur la terre ferme. Nous voyons de même par-là que les actes d’un homme
qui se trouve mêlé à une foule d’autres hommes en un lieu surpeuplé, et que
ceux d’un homme lié par sa famille, par son service, par une entreprise, sont
incontestablement moins libres et plus soumis aux lois de la nécessité que ceux
d’un homme seul et isolé. Si nous examinons un homme seul, sans prendre en
considération ses rapports avec son entourage, chacun de ses actes nous
paraîtra libre. Mais si nous voyons l’un
quelconque de ses rapports avec son milieu, si nous voyons les liens qui le
rattachent à n’importe quoi : l’homme qui lui parle, le livre qu’il lit, le
travail qui l’occupe, l’air même qui l’entoure et la lumière qui tombe sur les
objets dont il se sert, nous voyons que chacune de ces conditions a sa
répercussion et dirige au moins un des aspects de son activité. Et mieux nous
nous rendons compte de ces influences, plus diminue l’idée que nous nous
faisons de sa liberté, plus nous le sentons soumis à la nécessité.
Deuxième base d’examen :
les rapports passagers, plus ou moins visibles, de l’homme avec le monde ;
l’idée plus ou moins claire de la place qu’occupe son activité dans le temps. Par-là,
la chute du premier homme, dont la conséquence a été la naissance de l’espèce
humaine, apparaît de toute évidence comme moins libre que le mariage de l’homme
d’aujourd’hui. De même, la vie et l’activité d’hommes des siècles passés, liés
à moi dans le temps, ne peuvent m’apparaître aussi libres que la vie de mes
contemporains, dont les conséquences me sont encore inconnues. Ainsi le
degré de liberté ou de nécessité qu’on attribue à un acte dépend du plus ou
moins grand laps de temps écoulé entre l’accomplissement de l’acte et le
jugement qu’on porte sur lui. Si je considère un acte que je viens
d’accomplir il y a un instant dans des conditions à peu près semblables à
celles où je suis maintenant, mon acte m’apparaît incontestablement libre. Mais
si je juge un acte un mois après l’avoir accompli et quand je me trouve dans
d’autres conditions, j’avoue malgré moi que s’il n’avait pas existé, beaucoup
de choses utiles, agréables, nécessaires même, qui en sont découlées,
n’auraient pas eu lieu. Si je me reporte par le souvenir à un acte
encore plus éloigné datant de dix ans et plus, ses conséquences m’apparaîtront
encore plus évidentes, et il me sera difficile de me représenter ce qui aurait
eu lieu s’il ne s’était pas produit. Plus je me reporterai en arrière dans mon
souvenir, ou, ce qui revient au même, en avant par mon jugement, plus mes
conclusions sur la liberté d’un de mes actes seront hésitantes. Nous trouvons dans l’histoire exactement la même progression
de notre croyance à la participation de la volonté libre aux affaires humaines.
Un événement qui vient de s’accomplir nous apparaît comme l’œuvre incontestable
de tels personnages connus ; mais dès que l’événement s’éloigne de nous, ses
suites inévitables que nous avons désormais sous les yeux nous empêchent de
voir rien de plus. Et plus nous nous reportons en arrière dans l’examen des
événements, moins ils nous semblent arbitraires. La guerre
austro-prussienne nous apparaît comme l’indubitable résultat des ruses de
Bismarck, etc. Les guerres napoléoniennes, bien qu’avec quelques doutes déjà,
nous apparaissent encore comme dues à la volonté de quelques héros. Mais dans
les Croisades nous voyons vraiment un événement qui occupe une place définie,
et sans lequel l’histoire moderne de l’Europe serait dépourvue de sens ;
pourtant les chroniqueurs du Moyen Âge n’y ont vu que l’effet de la volonté de
quelques personnages. Et si nous en venons aux grandes invasions, personne
aujourd’hui ne croira que le renouvellement du monde ait jamais dépendu de la
fantaisie d’Attila. Plus l’on se reporte en arrière,
dans l’histoire, plus douteuse apparaît la liberté des acteurs des événements,
et plus évidente la loi de la nécessité.
Troisième base d’examen :
la plus ou moins grande possibilité pour nous de pénétrer l’enchaînement sans
fin des causes, qui est l’exigence inévitable de notre raison, et dans laquelle
chaque phénomène intelligible, et, par suite, chaque acte de l’homme, doit
avoir sa place déterminée, comme conséquence de ceux qui le précèdent et cause
de ceux qui le suivent. Il en ressort que nos actes et ceux d’autrui nous
apparaissent, d’un côté, d’autant plus libres et moins soumis à la nécessité
que nous connaissons mieux les lois physiologiques, psychologiques, historiques
tirées de l’observation, auxquelles l’homme est soumis, et que nous étudions
avec plus d’exactitude la cause physiologique, psychologique ou historique d’un
acte ; d’un autre côté, l’activité observée nous apparaît d’autant plus simple
et, le caractère et l’esprit de l’homme que nous considérons moins complexe.
Quand nous ne comprenons pas la cause d’un acte, criminel, vertueux ou
indifférent par rapport au bien ou au mal, nous avons tendance à voir en lui la
plus forte dose de liberté. S’il s’agit d’un crime, nous réclamons avant tout
sa punition, s’il s’agit d’un acte de vertu, nous le couvrons d’éloges. S’il
s’agit de cas indifférents, nous voyons en eux la marque de la plus grande
personnalité, de l’originalité, de la liberté. Mais si nous connaissons, ne
fût-ce qu’une seule des causes de cet acte, nous trouvons en lui déjà une
certaine dose de nécessité, nous sommes disposés à plus de clémence pour le
crime, nous attribuons moins de mérite à l’acte de vertu, nous trouvons moins
de liberté dans l’acte qui nous paraissait original. Le fait qu’un criminel a
grandi dans un milieu de malfaiteurs atténue déjà sa culpabilité. Le sacrifice
d’un père ou d’une mère qui s’accompagne de la possibilité d’une récompense
nous est plus compréhensible que le sacrifice sans raison apparente, aussi
éveille-t-il moins notre sympathie, nous paraît-il moins libre. Le fondateur
d’une secte, d’un parti, nous étonne moins quand nous savons comment et par
quoi a été préparée son action. Si nous disposons d’une longue série
d’expériences, si notre observation est sans cesse orientée vers la recherche
des rapports existant entre les causes et les effets, les actions humaines nous
paraissent d’autant plus nécessaires et d’autant moins libres que nous lions
plus sûrement les effets aux causes. Si les faits que nous examinons sont
simples et si nous disposons pour les étudier d’une énorme quantité de faits
similaires, l’idée que nous nous faisons de leur nécessité sera encore plus
complète. La malhonnêteté du fils d’un père malhonnête, la mauvaise conduite
d’une femme tombée dans un mauvais milieu, le retour d’un ivrogne à son
ivrognerie sont des faits qui nous paraissent d’autant moins libres que nous en
possédons mieux les causes. Si l’homme dont nous examinons la conduite se
trouve au plus bas degré du développement de l’intelligence, si c’est un
enfant, un fou, un imbécile, alors, connaissant les causes de sa conduite et
l’état fruste de son caractère, nous voyons en lui une si grande part de
nécessité et une si petite part de liberté que, sitôt connu le mobile qui le pousse,
nous pouvons prédire l’acte qui en sera la conséquence. C’est sur ces trois
éléments d’examen que se basent l’irresponsabilité dans le crime et les
circonstances atténuantes, admises par toutes les législations. La
responsabilité paraît plus ou moins grande selon que l’on connaît plus ou moins
les conditions où s’est trouvé le coupable que l’on juge, selon le plus ou
moins grand intervalle qui s’est écoulé entre l’acte et le jugement, et selon
le degré de connaissance que l’on a des causes de l’acte.
X
Ainsi la part que nous
attribuons à la liberté et à la nécessité diminue ou grandit d’après la liaison
plus ou moins étroite de l’acte avec le monde extérieur, le degré de son
éloignement dans le temps, sa dépendance plus ou moins grande des causes, parmi
lesquelles nous voyons apparaître un phénomène de la vie humaine. Si nous
envisageons le cas d’un homme dont les relations avec le monde extérieur sont
le mieux connues, pour qui l’intervalle entre l’acte et son jugement est le
plus long et dont les mobiles nous sont les plus clairs, nous y trouvons la
plus grande dose de nécessité et la moins grande dose de liberté. Si nous
envisageons au contraire le cas d’un homme dont les actes dépendent le moins
des circonstances extérieures, si son acte vient d’être accompli à l’instant
même et si les causes de son acte nous sont inaccessibles, nous trouvons dans
son cas la moindre dose de nécessité et la plus grande de liberté. Mais, dans
un cas comme dans l’autre, nous aurons beau faire varier notre point de vue, préciser
le lien de l’homme avec le monde extérieur ou le considérer comme inaccessible
à notre connaissance, allonger ou raccourcir l’intervalle entre l’acte et le
jugement, comprendre ou ignorer les causes, jamais nous ne pourrons conclure à
une liberté complète, ni à une nécessité complète.
1) Nous aurions beau nous
représenter l’individu comme ne subissant aucune influence extérieure, nous
n’arriverions pas à comprendre la liberté dans l’espace. Chacun des actes de
l’homme est conditionné, et par ce qui l’entoure, et par son corps lui-même. Je
lève la main et je la baisse. Mon mouvement me semble libre ; mais lorsque je
me demande si je puis lever ma main dans toutes les directions, je m’aperçois
que mon geste a été fait dans la direction où les corps m’entourant et mon
corps lui-même offraient le moins d’obstacles. De toutes les directions
possibles, j’ai choisi celle qui me coûtait le moins d’efforts. Pour que mon
mouvement eût été libre, il aurait nécessairement fallu une absence complète
d’obstacles. Donc, nous ne pouvons nous représenter un homme libre qu’en dehors
de l’espace, chose évidemment impossible.
2) Nous aurons beau rapprocher le
jugement sur un acte de l’époque où il a été commis, nous n’arriverons jamais à
comprendre la liberté dans le temps. En effet, si je considère un acte accompli
il y a une seconde seulement, je ne peux le juger libre, puisqu’il est enchaîné
au moment où il a été accompli. Puis-je lever le bras ? Je le lève, mais je me
demande si je pouvais ne pas le lever à ce moment déjà passé. Pour m’en
assurer, je ne le lève pas dans la seconde qui suit. Mais je ne l’ai pas levé
au moment juste où je me suis demandé si j’en avais la liberté. Le temps a
passé, je n’avais pas le pouvoir de le retenir, et le bras que je lève
maintenant, et l’air dans lequel j’ai fait le mouvement, ne sont déjà plus, ni
l’air qui m’entourait à cet instant précis, ni le bras que je garde maintenant
immobile. Le moment où a été fait le premier mouvement ne reviendra pas, et à
ce moment-là je ne pouvais faire qu’un seul mouvement, et quel qu’il fût, il ne
pouvait être qu’unique. Cependant le fait que je n’ai pas levé le bras dans la
minute qui suit ne démontre pas qu’alors je pouvais ne pas le lever. Et puisque
je ne pouvais faire qu’un mouvement dans ce moment donné, celui-ci ne pouvait
être autre. Pour me représenter ce mouvement comme libre, je dois donc me le représenter
dans le présent, à la limite du passé et du futur, c’est-à-dire hors du temps,
ce qui est impossible.
3) La difficulté d’atteindre la
cause a beau grandir, jamais nous n’arriverons à la représentation d’une
liberté complète, c’est-à-dire à la non-existence d’une cause. Quelque
inaccessible que soit pour nous la cause de l’expression d’une volonté dans un
acte quelconque commis par nous ou par autrui, la première exigence de notre
esprit est d’en supposer et d’en rechercher la cause sans laquelle on ne peut
concevoir aucun phénomène. Je lève la main pour accomplir un acte indépendant
de toute cause, mais le seul fait de vouloir un acte sans cause lui en donne
une. Même en supposant un homme absolument libre de toute influence, en
considérant un de ses actes au moment même où il l’accomplit, sans le rattacher
à aucune cause, en admettant même un résidu infinitésimal de nécessité égal à
zéro, jamais nous n’arriverons à comprendre la liberté complète de l’homme. Car
un être hors de toute influence extérieure, hors du temps et indépendant de
toute cause n’est plus un homme. De même, il nous est impossible de nous
représenter une action humaine d’où soit absente la liberté et qui soit soumise
à la seule loi de la nécessité.
1) Si étendue que soit notre connaissance
des conditions dans l’espace où se trouve un homme, elle ne saurait être
complète, car le nombre de ces conditions est infini, de même que l’espace est
infini. Par suite, dès l’instant que les conditions qui agissent sur un
individu ne sont pas toutes déterminées, il n’y a plus de nécessité absolue, et
il reste une certaine part de liberté.
2) Quoi que nous fassions pour
allonger l’intervalle qui sépare le phénomène examiné du moment où on le juge,
la période envisagée sera toujours finie, alors que le temps lui-même est
infini ; par suite, sous ce rapport encore, il ne peut jamais y avoir de
nécessité complète.
3) Quelle que soit notre
connaissance de l’enchaînement des causes ayant abouti à un acte, nous
n’arriverons pas à sa complète connaissance, puisqu’il est infini, et, une fois
encore, nous n’arriverons pas à la nécessité absolue. En outre, si, même en
admettant un résidu infinitésimal de liberté égal à zéro, nous constations dans
un cas quelconque, celui d’un mourant, d’un embryon, d’un idiot, l’absence
complète de liberté, nous anéantirions la notion même de l’homme, car où il n’y
a pas de liberté, il n’y a pas davantage d’homme. Voilà pourquoi se représenter
une action humaine comme soumise à la seule loi de la nécessité, sans le moindre
résidu de liberté, est aussi impossible que de se la représenter entièrement
libre. Ainsi, pour considérer une action humaine comme soumise à la seule
loi de la nécessité, nous devons admettre que nous connaissons la quantité
infinie des conditions dans l’espace, la période infime du temps de durée, la
série infinie des causes. Afin de nous représenter au contraire un homme
complètement libéré de la loi de la nécessité, nous devons le considérer comme
étant seul, en dehors de l’espace, du temps et de la causalité. Dans le premier
cas, si la nécessité était possible sans la liberté, nous arriverions à une
définition de la loi de nécessité par la nécessité elle-même, c’est-à-dire à
une forme sans contenu. Dans le second cas, si la liberté était possible sans
la nécessite, nous aboutirions à une liberté sans condition, hors du temps, de
l’espace, de la causalité, liberté qui, par le fait même de n’être conditionnée
ou limitée par rien, ne serait rien qu’un contenu sans contenant. Nous
arriverions d’une façon générale à ces deux fondements de toute philosophie :
l’essence inaccessible de la vie et les lois qui la définissent. Voici ce
que dit la raison :
1° L’espace avec toutes les
formes par lesquelles il s’est rendu visible, c’est-à-dire la matière, est
infini et ne peut être conçu autrement.
2° Le temps est un mouvement
infini sans un instant d’arrêt, et ne saurait être conçu autrement.
3° L’enchaînement des causes
et des effets n’a ni commencement ni fin.
La conscience dit :
1° Seule j’existe, et rien
n’existe en dehors de moi, donc je renferme l’espace.
2° Je mesure le temps qui fuit
par un moment immobile du présent, dans lequel seul j’ai conscience d’être
vivante, donc je suis hors du temps.
3° Je suis en dehors de toute
cause, car je me sens la cause de chaque manifestation de ma vie.
La
raison exprime les lois de la nécessité, la conscience exprime l’essence de la
liberté. La liberté inconditionnée est l’essence de la vie dans la
conscience de l’homme. La nécessité sans contenu est la raison humaine sous ses
trois formes. La liberté est ce que l’on examine. La nécessité est ce qui est
examiné. La liberté est le contenu. La nécessité est le contenant. C’est
seulement en séparant ces deux sources de la connaissance qui sont l’une à
l’autre ce que sont l’un à l’autre le contenant et le contenu, que l’on arrive
à des notions qui s’excluent mutuellement et demeurent inconcevables sur la
liberté et la nécessité. C’est seulement en les unissant qu’on arrive à une
représentation claire de la vie humaine. En dehors de ces deux notions qui se
déterminent mutuellement dans leur union, de même que le contenu est uni au
contenant, il n’y a aucune représentation possible de la vie. Tout ce que nous
savons d’elle n’est qu’un certain rapport entre la liberté et la nécessité,
c’est-à-dire entre la conscience et les lois de la raison. Tout ce que nous
savons du monde extérieur de la nature n’est rien de plus qu’un certain rapport
entre les forces de la nature et la nécessité, ou entre l’essence de la vie et
les lois de la raison. Les forces vitales de la nature sont placées en dehors
de nous et de notre conscience, et nous les appelons pesanteur, force
d’inertie, électricité, force vitale, etc. ; mais la force vitale de l’homme
nous est connue par notre conscience et nous l’appelons liberté. La pesanteur
sentie par tout homme nous est inaccessible dans son essence et nous ne pouvons
la comprendre que dans la mesure où nous connaissons les lois de la nécessité
auxquelles elle est soumise (depuis la première notion que tous les corps
tombent jusqu’à la loi de Newton). De même la force de la liberté sentie par la
conscience nous est également inaccessible en elle-même ; elle ne nous devient
intelligible que dans la mesure où nous connaissons les lois de la nécessité
auxquelles elle est soumise, depuis le fait que tout homme meurt jusqu’aux lois
économiques ou historiques les plus complexes. Chacune de nos connaissances n’est
qu’un acte de soumission de l’essence de la vie aux lois de la raison. La liberté de l’homme se distingue de toutes les autres
forces parce que nous en avons conscience, mais pour la raison elle n’est en
rien différente d’aucune autre force. Les forces de la pesanteur, de
l’électricité ou de l’affinité chimique ne se distinguent l’une de l’autre que
parce que notre raison les a définies séparément. Il en va de même de la force
de la liberté ; pour la raison, elle ne se distingue des autres forces de la
nature que par la définition que cette raison en donne. La liberté sans la nécessité, c’est-à-dire sans les lois de la raison qui
la délimitent, ne se différencie pas de la pesanteur, de la chaleur, ou bien de
la force de la végétation ; elle n’est qu’une sensation instantanée, indéfinie,
de la vie. De même que l’essence
indéterminée de la force qui meut les corps célestes, de la force-chaleur, de
la force-électricité, de la force de l’affinité chimique ou de la force-vie,
forme le contenu de l’astronomie, de la physique, de la chimie, de la
botanique, de la zoologie, etc., de même l’essence de la force-liberté
constitue le contenu de l’histoire. Mais de même que l’objet
de chaque science est la manifestation de cette essence inconnue de la vie, et
que cette essence à son tour peut être seulement l’objet de la métaphysique, de
même la manifestation de la liberté humaine dans l’espace, le temps et la
causalité constitue l’objet de l’histoire, tandis que la liberté est l’objet de
la métaphysique. Dans les sciences expérimentales, nous appelons ce qui
nous est connu : lois de la nécessité, et ce qui nous demeure inconnu : force
vitale. La force vitale n’est que le nom donné au résidu inconnu de ce que nous
savons de l’essence de la vie. De même dans l’histoire, nous appelons ce qui
nous est connu lois de la nécessité, et ce qui nous est inconnu, liberté. La liberté, pour l’histoire, n’est que l’expression du résidu
inconnu de ce que nous savons des lois de la vie humaine.
XI
L’histoire étudie les
manifestations de la liberté humaine dans ses rapports avec le monde extérieur,
avec le temps et dans sa dépendance vis-à-vis de la causalité, c’est-à-dire
qu’elle délimite la liberté selon les lois de la raison ; aussi ne peut-elle
être une science qu’autant que la liberté est soumise à ces lois. Pour l’histoire, la reconnaissance de la liberté humaine
comme une force assez grande pour avoir une influence sur les événements,
c’est-à-dire non soumise à des lois, équivaut à la reconnaissance pour
l’astronomie d’une force libre mettant en mouvement les corps célestes. Admettre cela, c’est supprimer la possibilité de
l’existence de lois, donc toute science. Si un seul corps
peut se mouvoir librement, les lois de Kepler et de Newton n’existent plus et
on ne peut plus concevoir le mouvement des corps célestes. De même, s’il existe
un seul acte humain libre, il n’existe aucune loi historique, et il devient
impossible de se représenter les faits de l’histoire. Pour l’histoire, les volontés humaines se meuvent suivant les
lignes dont une extrémité se cache dans l’inconnu, tandis qu’à l’autre
extrémité, la conscience de la liberté dans le moment présent se meut dans
l’espace, le temps, la causalité. Plus le champ de ce mouvement s’éloigne à nos
yeux, plus visibles en sont les lois. Saisir et définir ces lois, c’est la
tâche de l’histoire. Si l’on part du
point de vue de la science actuelle, si l’on prend le chemin qu’elle suit en
recherchant les causes des phénomènes dans le libre arbitre humain, il est
impossible de définir ces lois. Car quelles que soient les limites que nous
assignons à la liberté, l’existence d’une loi est impossible dès l’instant que
nous la reconnaissons comme une force non soumise à des lois. C’est seulement
en portant à l’infini la limite de cette liberté, c’est-à-dire en la
considérant comme une quantité infinitésimale, que nous nous convaincrons de
l’impossibilité absolue de pénétrer jusqu’aux causes ; et alors, au lieu de les
rechercher, l’histoire se donnera pour tâche de rechercher des lois. Cette recherche
est commencée depuis longtemps, et les nouvelles méthodes de pensée que
l’histoire doit s’assimiler s’élaborent en même temps que se détruit
d’elle-même la vieille histoire qui fractionnait de plus en plus les causes des
événements. Les sciences humaines suivent d’ailleurs le même chemin. Les
mathématiques, science exacte par excellence, abandonnent la méthode du
fractionnement progressif, lorsqu’elles atteignent l’infiniment petit, pour la
nouvelle méthode de totalisation des éléments inconnus infiniment petits. Les
mathématiques renoncent à la notion de cause pour rechercher une loi,
c’est-à-dire des propriétés communes à tous les éléments inconnus infiniment
petits. Les autres sciences font de même, bien que sous une autre forme. Quand
Newton a démontré la loi de la gravitation, il n’a pas dit que le soleil ou la
terre avaient la propriété d’attirer d’autres corps, il a dit que tous les
corps, du plus grand jusqu’au plus petit, avaient la propriété de s’attirer
l’un l’autre, c’est-à-dire que, laissant de côté la cause du mouvement des
corps, il a exprimé une propriété commune à tous les corps, de l’infiniment
grand à l’infiniment petit. C’est ce que font aussi les sciences naturelles ;
elles ont mis de côté les causes pour rechercher les lois. Et l’histoire suit
le même chemin. Si son objet est d’étudier les mouvements des peuples et de
l’humanité, non de décrire des tranches de vies particulières, elle doit
écarter la notion des causes pour rechercher les lois communes à tous les
éléments de liberté infiniment petits, égaux et liés entre eux de façon
indissoluble.
XII Depuis que la loi de
Copernic a été découverte et démontrée, l’affirmation que la terre tourne
autour du soleil a détruit la cosmographie antique. On aurait pu rejeter cette
loi et conserver l’ancienne notion sur Je mouvement des corps ; et si on ne la
rejetait pas, il était impossible, semblait-il, de poursuivre l’étude des
mondes de Ptolémée. Cependant, même après la découverte de la loi de Copernic,
les mondes de Ptolémée ont continué longtemps à être étudiés. Depuis qu’un homme a dit pour la première fois, et démontré
que le nombre des naissances ou des crimes est soumis à des lois mathématiques,
que des circonstances géographiques et politico-économiques déterminées
entraînent telle ou telle forme de gouvernement ; que des relations déterminées
entre le sol et la population qui l’occupe produisent les mouvements de cette
population, à partir de ce moment les bases sur lesquelles se construit
l’histoire ont été ruinées en leur fondement. On pouvait rejeter ces
lois nouvelles et garder l’ancienne façon de voir ; et sans les rejeter, il
semblait impossible de continuer à étudier les faits historiques comme produits
par la volonté libre de l’homme. Car si telle forme de
gouvernement, telle migration de peuples sont dues à telles ou telles
circonstances géographiques, ethniques, économiques, la volonté des hommes qui
nous apparaissait comme ayant établi telle forme de gouvernement ou suscité
telle migration de peuples ne peut plus être considérée comme une cause. Et cependant l’ancienne histoire continue à être
étudiée de pair avec les lois de la statistique, de la géographie, de
l’économie politique, et comparée avec la philosophie et la géologie qui ont
des principes directement contraires à ses affirmations. Quant à la philosophie
de la nature, le combat a été long et acharné entre les anciennes et les
nouvelles théories. La théologie montait la garde autour des vieux principes et
accusait les nouveaux de détruire la Révélation. Mais dès que la vérité eut
triomphé, la théologie reprit pied tout aussi fermement sur le nouveau terrain.
La lutte à notre époque entre l’ancienne et la nouvelle conception de
l’histoire est demeurée aussi confuse et obstinée ; la théologie continue à
monter la garde autour de l’ancienne façon de voir, et accuse toujours la
nouvelle de rejeter la Révélation. Dans un cas comme dans l’autre, la bataille
soulève les passions et étouffe la vérité ; d’un côté apparaît la peur, et le
regret de l’édifice élevé par les siècles, de l’autre la passion de détruire.
Les gens qui repoussent les vérités nouvelles en matière de philosophie de la
nature croient que s’ils admettent ces vérités, ce sera la destruction de la
foi en Dieu, en la création du monde et en le miracle de Josué, fils de Naun.
Quant aux défenseurs des lois de Copernic et de Newton, comme Voltaire, par
exemple, il leur semblait que les lois de l’astronomie détruisaient la
religion, et Voltaire se servait des lois de l’attraction comme d’une arme
contre la foi. Exactement de la même façon aujourd’hui, il semble qu’il suffit
de reconnaître les lois de la nécessité pour faire s’écrouler les notions sur
l’âme, sur le bien et le mal, et les institutions gouvernementales et
ecclésiastiques bâties sur elles. Exactement de la même façon aujourd’hui, les
défenseurs inavoués de la loi de la nécessité se font, comme Voltaire en son
temps, une arme de cette loi contre la religion. Exactement de même que la loi
de Copernic en astronomie, la loi de la nécessité en histoire non seulement ne
détruit pas, mais consolide le terrain sur lequel se fondent les institutions
politiques et religieuses. Nous retrouvons donc aujourd’hui en histoire le
même problème qui s’est posé pour l’astronomie. La différence des théories est
basée sur l’acceptation ou le refus d’une unité absolue servant de mesure pour
les phénomènes apparents. En astronomie cette unité était l’immobilité de la
terre ; en histoire, c’est l’indépendance de la personne, la liberté de
l’homme. En astronomie, la difficulté d’admettre le mouvement de la
terre et des autres planètes tenait à ce que l’on renonçait à la sensation
directe de l’immobilité de la terre et du mouvement des planètes ; en histoire,
la difficulté d’admettre la soumission de la personne aux lois de l’espace, du
temps, de la causalité, tient à ce qu’il faut renoncer au sentiment direct, que
chacun éprouve, de l’indépendance de sa personne. Mais, de même qu’en astronomie la nouvelle théorie dit : «
C’est vrai, nous n’avons pas la sensation du mouvement de la terre mais en
admettant qu’elle est immobile, nous arrivons à une absurdité. Si nous
admettons au contraire ce mouvement dont nous n’avons pas la sensation, nous
arrivons à des lois », de même en histoire, la théorie nouvelle dit : « C’est
vrai, nous n’avons pas le sentiment de notre dépendance, mais si nous admettons
notre liberté, nous arrivons à une absurdité ; si au contraire nous admettons
notre dépendance vis-à-vis du monde extérieur, du temps et de la causalité,
nous obtenons des lois. » Dans le premier cas, il a fallu renoncer au sentiment
d’une immobilité dans l’espace, et admettre un mouvement que nos sens ne
percevaient pas. Dans le cas présent, il nous faut de même renoncer à cette
liberté dont nous avons conscience et reconnaître une dépendance que nous ne
sentons pas.
FIN