Photo de Victor Hugo en 1848
Victor Hugo "L'homme qui rit"
Que dire de Victor Hugo qui ne soit pas trop faible ? Que c’est un monument ?
Une montagne ? Un monstre sacré ?
Victor Hugo fut un écrivain, un philosophe, un poète, un
homme politique. Plus d’un million de personne se rendirent à ses obsèques. Il
avait demandé à partir dans le corbillard des pauvres. Sa volonté fut exaucée,
mais ce fut au Panthéon que ce modeste équipage le conduisit, et son cercueil
fut d’abord exposé une nuit entière sous l’Arc de Triomphe, voilé d’un crêpe
noir gardé par des cuirassiers à cheval, dernier hommage que la République
renaissante lui rendit.
Qui de nos jours, pourrait faire venir plus d’un million de
personnes en larmes à ses obsèques ? Une chanteuse ? Un footballeur ?
Une princesse de pacotille ? Surement pas un écrivain.
Victor Hugo fut aimé, parce que personne avant lui n’avait
aussi magnifiquement donné une voix au Peuple. Qui ose encore pénétrer aujourd’hui
à l’intérieur de ses romans, ne peut qu’être touché par ce que lui murmure
encore le grand homme.
Parmi mes romans préférés de Victor Hugo, figurent, Quatrevingt-treize, Les travailleurs de la mer et L’homme qui rit. Vingt ans après avoir lu
L’homme qui rit, il m’a suffit de quelques secondes pour retrouver dans ce gros
livre, le passage que je vous propose de lire.
L’homme qui rit est l’histoire de Gwynplaine, un enfant, trouvé, vendu,
volé, (je ne vous en dit pas trop) que des bohémiens ont défiguré atrocement
pour le présenter comme monstre sur les foires. Une horrible balafre a gravé
sur son visage la forme d’un horrible rire de gargouille. Cet enfant aura une destinée incroyable. Ce n’est
pas un mélodrame, c’est un roman philosophique, tragiquement beau.
J’aurais pu vous choisir un autre extrait de cet
énorme roman, mais celui-ci me hante depuis plus de vingt ans.
"Ah! Cette société est fausse. Un jour viendra la société vraie. Alors il n'y aura plus de seigneurs, il y aura des vivants libres. Il n'y aura plus de maîtres, il y aura des pères. Ceci est l'avenir. Plus de prosternement, plus de bassesse, plus d'ignorance, plus d'hommes bêtes de somme, plus de courtisans, plus de valets, plus de rois, la lumière !"
L'intégralité du livre est disponible en pdf par le lien suivant :
Tome II, fin du chapitre VII. Les tempêtes d’hommes pires
que les tempêtes d’océans
Qui êtes-vous? D'où sortez-vous ?
Gwynplaine répondit :
Du gouffre.
Et, croisant les bras, il regarda les lords.
Qui je suis? Je suis la misère. Milords, j'ai à vous parler.
II y eut un frisson, et un silence. Gwynplaine continua.
Milords, vous êtes en haut. C'est bien. Il faut croire que
Dieu a ses raisons pour cela. Vous avez le pouvoir, l'opulence, la joie, le
soleil immobile à votre zénith, l'autorité sans borne, la jouissance sans
partage, l'immense oubli des autres. Soit. Mais il y a au-dessous de vous
quelque chose. Au−dessus peut-être. Milords, je viens vous apprendre une
nouvelle. Le genre humain existe.
Les assemblées sont comme les enfants; les incidents sont
leur boîte à surprises, et elles en ont la peur, et le goût. Il semble parfois
qu'un ressort joue, et l'on voit jaillir du trou un diable. Ainsi en France
Mirabeau, difforme lui aussi.
Gwynplaine en ce moment sentait en lui un grandissement
étrange. Un groupe d'hommes à qui l'on parle, c'est un trépied. On est, pour
ainsi dire, debout sur une cime d'âmes. On a sous son talon un tressaillement
d'entrailles humaines. Gwynplaine n'était plus l'homme qui, la nuit précédente,
avait été, un instant, presque petit. Les fumées de cette élévation subite, qui
l'avaient troublé, s'étaient allégées et avaient pris de la transparence, et là
où Gwynplaine avait été séduit par une vanité, il voyait maintenant une
fonction. Ce qui l'avait d'abord amoindri, présent le rehaussait. Il était
illuminé d'un de ces grands éclairs qui viennent du devoir.
On cria de toutes parts autour de Gwynplaine :
Écoutez ! Écoutez !
Lui cependant, crispé et surhumain, réussissait à maintenir
sur son visage la contraction sévère et lugubre, sous laquelle se cabrait le
rictus, comme un cheval sauvage prêt à s'échapper. Il reprit :
Je suis celui qui vient des profondeurs. Milords, vous êtes
les grands et les riches. C'est périlleux. Vous profitez de la nuit. Mais
prenez garde, il y a une grande puissance, l'aurore. L'aube ne peut être
vaincue. Elle arrivera. Elle arrive. Elle a en elle le jet du jour
irrésistible. Et qui empêchera cette fronde de jeter le soleil dans le ciel ?
Le soleil, c'est le droit. Vous, vous êtes le privilège. Ayez peur. Le vrai
maître de la maison va frapper à la porte. Quel est le père du privilège ? Le
hasard. Et quel est son fils? L'abus. Ni le hasard ni l'abus ne sont solides.
Ils ont l'un et l'autre un mauvais lendemain. Je viens vous avertir. Je viens
vous dénoncer votre bonheur. Il est fait du malheur d'autrui. Vous avez tout,
et ce tout se compose du rien des autres. Milords, je suis l'avocat désespéré,
et je plaide la cause perdue. Cette cause, Dieu la regagnera. Moi, je ne suis
rien, qu'une voix. Le genre humain est une bouche, et j'en suis le cri. Vous
m'entendrez. Je viens ouvrir devant vous, pairs d'Angleterre, les grandes
assises du peuple, ce souverain, qui est le patient, ce condamné, qui est le
juge. Je plie sous ce que j'ai à dire. Par où commencer ? Je ne sais. J'ai
ramassé dans la vaste diffusion des souffrances mon énorme plaidoirie éparse.
Qu'en faire maintenant ? Elle m'accable, et je la jette pêle-mêle devant moi.
Avais-je prévu ceci ? Non. Vous êtes étonnés, moi aussi. Hier j'étais un
bateleur, aujourd'hui je suis un lord. Jeux profonds. De qui ? De l'inconnu.
Tremblons tous. Milords, tout l'azur est de votre côté. De cet immense univers,
vous ne voyez que la fête ; sachez qu'il y a de l'ombre. Parmi vous je
m'appelle lord Fermain Clancharlie, mais mon vrai nom est un nom de pauvre,
Gwynplaine. Je suis un misérable taillé dans l'étoffe des grands par un roi,
dont ce fut le bon plaisir. Voilà mon histoire. Plusieurs d'entre vous ont
connu mon père, je ne l'ai pas connu. C'est par son côté féodal qu'il vous
touche, et moi je lui adhère par son côté proscrit. Ce que Dieu a fait est
bien. J'ai été jeté au gouffre. Dans quel but ? Pour que j'en visse le fond. Je
suis un plongeur, et je rapporte la perle, la vérité. Je parle, parce que je
sais. Vous m'entendrez, milords. J'ai éprouvé. J'ai vu. La souffrance, non, ce
n'est pas un mot, messieurs les heureux. La pauvreté, j'y ai grandi ; l'hiver,
j'y ai grelotté; la famine, j'en ai goûté ; le mépris, je l'ai subi ; la peste,
je l'ai eue ; la honte, je l'ai bue. Et je la revomirai devant vous, et ce
vomissement de toutes les misères éclaboussera vos pieds et flamboiera. J'ai hésité
avant de me laisser amener à cette place où je suis, car j'ai ailleurs d'autres
devoirs. Et ce n'est pas ici qu'est mon cœur. Ce qui s'est passé en moi ne vous
regarde pas; quand l'homme que vous nommez l'huissier de la verge noire est
venu me chercher de la part de la femme que vous nommez la reine, j'ai eu un
moment l'idée de refuser. Mais il m'a semblé que l'obscure main de Dieu me
poussait de ce côté, et j'ai obéi. J'ai senti qu'il fallait que je vinsse parmi
vous. Pourquoi ? A cause de mes haillons d'hier. C'est pour prendre la parole parmi
les rassasiés que Dieu m'avait mêlé aux affamés. Oh ! Ayez pitié ! Oh! Ce fatal
monde dont vous croyez être, vous ne le connaissez point; si haut, vous êtes
dehors ; je vous dirai moi, ce que c'est. De l'expérience, j'en ai. J'arrive de
dessous la pression. Je puis vous dire ce que vous pesez. O vous les maîtres,
ce que vous êtes, le savez-vous ? Ce que vous faites, le voyez-vous ? Non. Ah !
Tout est terrible. Une nuit, une nuit de tempête, tout petit, abandonné,
orphelin, seul dans la création démesurée, j'ai fait mon entrée dans cette obscurité
que vous appelez la société. La première chose que j'ai vue, c'est la loi, sous
la forme d'un gibet; la deuxième, c'est la richesse, c'est votre richesse, sous
la forme d'une femme morte de froid et de faim; la troisième, c'est l'avenir,
sous la forme d'un enfant agonisant; la quatrième, c'est le bon, le vrai, et le
juste, sous la figure d'un vagabond n'ayant pour compagnon et pour ami qu'un
loup.
En ce moment, Gwynplaine, pris d'une émotion poignante,
sentit lui monter à la gorge les sanglots.
Ce qui fit, chose sinistre, qu'il éclata de rire.
La contagion fut immédiate. Il y avait sur l'assemblée un
nuage ; il pouvait crever en épouvante ; il creva en joie. Le rire, cette
démence épanouie, prit toute la chambre. Les cénacles d'hommes souverains ne
demandent pas mieux que de bouffonner. Ils se vengent ainsi de leur sérieux.
Un rire de rois ressemble à un rire de dieux ; cela a
toujours une pointe cruelle. Les lords se mirent à jouer. Le ricanement aiguisa
le rire. On battit des mains autour de celui qui parlait, et on l'outragea. Un
pêle-mêle d'interjections joyeuses l'assaillit, grêle gaie et meurtrissante.
Bravo, Gwynplaine ! Bravo, l'Homme qui Rit ! Bravo, le
museau de la Green-Box ! Bravo, la hure du Tarrinzeau-field ! Tu viens nous
donner une représentation. C'est bon ! Bavarde ! En voilà un qui m'amuse ! Mais
rit-il bien, cet animal-là ! Bonjour, pantin ! Salut à lord Clown ! Harangue,
va ! C'est un pair d'Angleterre, ça ! Continue ! Non ! Non ! Si ! Si !
Le lord-chancelier était assez mal à son aise.
Un lord sourd, James Butler, duc d'Ormond, faisant de sa
main son oreille un cornet acoustique, demandait à Charles Beauclerk, duc de
Saint-Albans :
Comment a-t-il voté ?
Saint-Albans répondait :
Non content.
Parbleu, disait Ormond, je le crois bien. Avec ce visage-là !
Une foule échappée et les assemblées sont des foules ressaisissez-la
donc. L'éloquence est un mors; si le mors casse, l'auditoire s'emporte, et rue
jusqu'à ce qu'il ait désarçonné l'orateur. L'auditoire hait l'orateur. On ne
sait pas assez cela. Se raidir sur la bride semble une ressource, et n'en est
pas une. Tout orateur l'essaie. C'est l'instinct. Gwynplaine l'essaya.
Il considéra un moment ces hommes qui riaient.
Alors, cria-t-il, vous insultez la misère. Silence, pairs
d'Angleterre ! Juges, écoutez la plaidoirie. Oh! je vous en conjure, ayez pitié
! Pitié pour qui ? Pitié pour vous. Qui est en danger ? C'est vous. Est-ce que
vous ne voyez pas que vous êtes dans une balance et qu'il y a dans un plateau
votre puissance et dans l'autre votre responsabilité ? Dieu vous pèse. Oh! Ne
riez pas. Méditez. Cette oscillation de la balance de Dieu, c'est le tremblement
de la conscience. Vous n'êtes pas méchants. Vous êtes des hommes comme les
autres, ni meilleurs, ni pires. Vous vous croyez des dieux, soyez malades
demain, et regardez frissonner dans la fièvre votre divinité. Nous nous valons
tous. Je m'adresse aux esprits honnêtes, il y en a ici ; je m'adresse aux intelligences
élevées, il y en a ; je m'adresse aux âmes généreuses, il y en a. Vous êtes
pères, fils et frères, donc vous êtes souvent attendris. Celui de vous qui a
regardé ce matin le réveil de son petit enfant est bon. Les cœurs sont les
mêmes. L'humanité n'est pas autre chose qu'un cœur. Entre ceux qui oppriment et
ceux qui sont opprimés, il n'y a de différence que l'endroit où ils sont
situés. Vos pieds marchent sur des têtes, ce n'est pas votre faute. C'est la
faute de la Babel sociale. Construction manquée, toute en surplombs. Un étage accable
l'autre. Écoutez-moi, je vais vous dire. Oh ! Puisque vous êtes puissants,
soyez fraternels ; puisque vous êtes grands, soyez doux. Si vous saviez ce que
j'ai vu ! Hélas ! En bas, quel tourment ! Le genre humain est au cachot. Que de
damnés, qui sont des innocents ! Le jour manque, l'air manque, la vertu manque ;
on n'espère pas ; et, ce qui est redoutable, on attend. Rendez−vous compte de
ces détresses. Il y a des êtres qui vivent dans la mort. Il y a des petites
filles qui commencent à huit ans par la prostitution et qui finissent à vingt
ans par la vieillesse. Quant aux sévérités pénales, elles sont épouvantables.
Je parle un peu au hasard, et je ne choisis pas. Je dis ce qui me vient à
l'esprit. Pas plus tard qu'hier, moi qui suis ici, j'ai vu un homme enchaîné et
nu, avec des pierres sur le ventre, expirer dans là torture. Savez-vous cela ?
Non. Si vous saviez ce qui se passe, aucun de vous n'oserait être heureux. Qui
est-ce qui est allé à Newcastle-on-Tyne ? Il y a dans les mines des hommes qui
mâchent du charbon pour s'emplir l'estomac et tromper la faim. Tenez, dans le comté
de Lancastre, Ribblechester, à force d'indigence, de ville est devenue village.
Je ne trouve pas que le prince Georges de Danemark ait besoin de cent mille
guinées de plus. J'aimerais mieux recevoir l'hôpital l'indigent malade sans lui
faire payer d'avance son enterrement. En Caernarvon, à Traith-maur comme à Traith-bichan,
l'épuisement des pauvres est horrible. A Strafford, on ne peut dessécher le
marais, faute d'argent. Les fabriques de draperie sont fermées dans tout le
Lancashire. Chômage partout. Savez-vous que les pêcheurs de hareng de Harlech
mangent de l'herbe quand la pèche manque? Savez-vous qu'à Burton-Lazers il y a
encore des lépreux traqués, et auxquels on tire des coups de fusil s'ils
sortent de leurs tanières ? A Ailesbury, ville dont un de vous est lord, la
disette est en permanence. A Penckridge en Coventry, dont vous venez de doter
la cathédrale et d'enrichir l'évêque, on n'a pas de lits dans les cabanes, et
l'on creuse des trous dans la terre pour y coucher les petits enfants, de sorte
qu'au lieu de commencer par le berceau, ils commencent par la tombe. J'ai vu
ces choses-là. Milords, les impôts que vous votez, savez-vous qui les paie ?
Ceux qui expirent. Hélas! Vous vous trompez. Vous faites fausse route. Vous
augmentez la pauvreté du pauvre pour augmenter la richesse du riche. C'est le
contraire qu'il faudrait faire. Quoi, prendre au travailleur pour donner à
l'oisif, prendre au déguenillé pour donner au repu, prendre à l'indigent pour
donner au prince ! Oh, oui, j'ai du vieux sang républicain dans les veines.
J'ai horreur de cela. Ces rois, je les exècre! Et que les femmes sont
effrontées! On m'a conté une triste histoire. Oh ! je hais Charles II ! Une
femme que mon père avait aimée s'est donnée à ce roi, pendant que mon père
mourait en exil, la prostituée ! Charles II, Jacques II; après un vaurien, un
scélérat ! Qu'y a-t-il dans le roi ? Un homme, un faible et chétif sujet des
besoins et des infirmités. A quoi bon le roi ? Cette royauté parasite, vous la
gavez. Ce ver de terre, vous le faites boa. Ce ténia, vous le faites dragon.
Grâce pour les pauvres ! Vous alourdissez l'impôt au profit du trône. Prenez
garde aux lois que vous décrétez. Prenez garde au fourmillement douloureux que
vous écrasez. Baissez les yeux. Regardez à vos pieds. O grands, il y a des
petits ! Ayez pitié. Oui ! Pitié de vous ! Car les multitudes agonisent, et le
bas en mourant fait mourir le haut. La mort est une cessation qui n'excepte
aucun membre. Quand la nuit vient, personne ne garde son coin de jour. Êtes-vous
égoïstes ? Sauvez les autres. La perdition du navire n'est indifférente à aucun
passager. Il n'y a pas naufrage de ceux−ci sans qu'il y ait engloutissement de
ceux-là. Oh ! Sachez-le, l'abîme est pour tous.
Le rire redoubla, irrésistible. Du reste, pour égayer une
assemblée, il suffisait de ce que ces paroles avaient d'extravagant.
Être comique au dehors, et tragique au dedans, pas de
souffrance plus humiliante, pas de colère plus profonde. Gwynplaine avait cela
en lui. Ses paroles voulaient agir dans un sens, son visage agissait dans
l'autre ; situation affreuse. Sa voix eut tout coup des éclats stridents.
Ils sont joyeux, ces hommes ! C'est bon. L'ironie fait face
l'agonie. Le ricanement outrage le râle. Ils sont tout−puissants ! C'est
possible. Soit. On verra. Ah ! Je suis un des leurs. Je suis aussi un des
vôtres, ô vous les pauvres ! Un roi m'a vendu, un pauvre m'a recueilli. Qui m'a
mutilé ? Un prince. Qui m'a guéri et nourri ? Un meurt-de-faim. Je suis lord
Clancharlie, mais je reste Gwynplaine. Je tiens aux grands, et j'appartiens aux
petits. Je suis parmi ceux qui jouissent et avec ceux qui souffrent. Ah! Cette
société est fausse. Un jour viendra la société vraie. Alors il n'y aura plus de
seigneurs, il y aura des vivants libres. Il n'y aura plus de maîtres, il y aura
des pères. Ceci est l'avenir. Plus de prosternement, plus de bassesse, plus
d'ignorance, plus d'hommes bêtes de somme, plus de courtisans, plus de valets,
plus de rois, la lumière ! En attendant, me voici. J'ai un droit, j'en use. Est-ce
un droit ? Non, si j'en use pour moi. Oui, si j'en use pour tous. Je parlerai
aux lords, en étant un. O mes frères d'en bas, je leur dirai votre dénuement.
Je me dresserai avec la poignée des haillons du peuple dans la main, et je
secouerai sur les maîtres la misère des esclaves, et ils ne pourront plus, eux
les favorisés et les arrogants, se débarrasser du souvenir des infortunés, et
se délivrer, eux les princes, de la cuisson des pauvres, et tant pis si c'est
de la vermine, et tant mieux si elle tombe sur des lions !
Ici Gwynplaine se tourna vers les sous-clercs agenouillés
qui écrivaient sur le quatrième sac de laine.
Qu'est-ce que c'est que ces gens qui sont à genoux ? Qu'est-ce
que vous faites là ? Levez-vous, vous êtes des hommes.
Cette brusque apostrophe à des subalternes qu'un lord ne
doit pas même apercevoir, mit le comble aux joies. On avait crié bravo, on cria
hurrah ! Du battement des mains on passa au trépignement. On eût pu se croire à
la Green-Box. Seulement, à la Green-Box le rire fêtait Gwynplaine, ici il
l'exterminait. Tuer, c'est l'effort du ridicule. Le rire des hommes fait
quelquefois tout ce qu'il peut pour assassiner.
Le rire était devenu une voie de fait. Les quolibets
pleuvaient. C'est la bêtise des assemblées d'avoir de l'esprit. Leur ricanement
ingénieux et imbécile écarte les faits au lieu de les étudier et condamne les questions
au lieu de les résoudre. Un incident est un point d'interrogation. En rire,
c'est rire de l'énigme. Le sphinx, qui ne rit pas, est derrière.
On entendait des clameurs contradictoires :
Assez ! Assez ! Encore ! Encore !
William Farmer, baron Leimpster, jetait à Gwynplaine
l'affront de Ryc-Quiney à Shakespeare :
Histrio ! Mima !
Lord Vaughan, homme sentencieux, le vingt−neuvième du banc
des barons, s'écriait :
Nous revoici au temps où les animaux péroraient. Au milieu
des bouches humaines, une mâchoire bestiale a la parole.
Écoutons l'âne de Balaam, ajoutait lord Yarmouth.
Lord Yarmouth avait l'air sagace que donne un nez rond et
une bouche de travers.
Le rebelle Linnaeus est châtié dans son tombeau. Le fils est
la punition du père, disait John Hough, évêque de Lichfield et de Coventry,
dont Gwynplaine avait effleuré la prébende.
Il ment, affirmait lord Cholmley, le législateur légiste. Ce
qu'il appelle la torture, c'est la peine forte et dure, très bonne peine. La
torture n'existe pas en Angleterre.
Thomas Wentworth, baron Raby, apostrophait le chancelier.
Milord chancelier, levez la séance !
Non ! Non ! Non ! Qu'il continue ! Il nous amuse ! Hurrah !
Hep ! Hep ! Hep !
Ainsi criaient les jeunes lords; leur gaîté était de la
fureur. Quatre surtout étaient en pleine exaspération d'hilarité et de haine.
C'étaient Laurence Hyde, comte de Rochester, Thomas Tufton, comte de Thanet, et
le vicomte de Hatton, et le duc de Montagu.
A la niche, Gwynplaine! disait Rochester.
A bas! A bas! A bas! Criait Thanet.
Le vicomte Hatton tirait de sa poche un penny, et le jetait
Gwynplaine. Et John Campbell, comte de Greenwich, Savage, comte Rivers,
Thompson, baron Haversham, Warrigton, Escrik, Rolleston, Rockingham, Carteret,
Langdale, Banester Maynard, Hundson, Caernarvon, Cavendish, Burlington, Robert
Darcy, comte de Holderness, Other Windsor, comte de Plymouth, applaudissaient.
Tumulte de pandémonium ou de panthéon dans lequel se
perdaient les paroles de Gwynplaine. On n'y distinguait que ce mot : Prenez
garde !
Ralph, duc de Montagu, récemment sorti d'Oxford et ayant
encore sa première moustache, descendit du banc des ducs où il siégeait
dix−neuvième, et alla se poser les bras croisés en face de Gwynplaine. Il y a
dans une lame l'endroit qui coupe le plus et dans une voix l'accent qui insulte
le mieux. Montagu prit cet accent-là, et, ricanant au nez de Gwynplaine, lui
cria :
Qu'est-ce que tu dis ?
Je prédis, répondit Gwynplaine.
Le rire fit explosion de nouveau. Et sous ce rire grondait
la colère en basse continue. Un des pairs mineurs, Lionel Cranseild Sackville,
comte de Dorset et de Middlesex, se leva debout sur son banc, ne riant pas,
grave comme il sied à un futur législateur, et, sans dire un mot, regarda
Gwynplaine avec son frais visage de douze ans en haussant les épaules. Ce qui
fit que l'évêque de Saint-Asaph se pencha à l'oreille de l'évêque de Saint-David
assis à côté de lui, et lui dit, en montrant Gwynplaine: Voilà le fou! Et en
montrant l'enfant :
Voilà le sage !
Du chaos des ricanements se dégageaient des exclamations
confuses, Face de gorgone ! Que signifie cette aventure ? Insulte à la Chambre !
Quelle exception qu'un tel homme ! Honte ! Honte ! Qu'on lève la séance ! Non !
Qu'il achève ! Parle, bouffon !
Lord Lewis de Duras, les mains sur les hanches, criait : Ah !
Que c'est bon de rire ! Ma rate est heureuse. Je propose un vote d'actions de
grâces ainsi conçu : La Chambre des lords remercie la Green-Box.
Gwynplaine, on s'en souvient, avait rêvé un autre accueil. Qui
a gravi dans le sable une pente à pic toute friable au−dessus d'une profondeur
vertigineuse, qui a senti sous ses mains, sous ses ongles, sous ses coudes,
sous ses genoux, sous ses pieds, fuir et se dérober le point d'appui, qui,
reculant au lieu d'avancer sur cet escarpement réfractaire, en proie à
l'angoisse du glissement, s'enfonçant au lieu de gravir, descendant au lieu de
monter, augmentant la certitude du naufrage par l'effort vers le sommet, et se
perdant un peu plus à chaque mouvement pour se tirer de péril, a senti
l'approche formidable de l'abîme, et a eu dans les os le froid sombre de la
chute, gueule ouverte au−dessous de vous, celui−là a éprouvé ce qu'éprouvait
Gwynplaine.
Il sentait son ascension crouler sous lui, et son auditoire
était un précipice.
Il y a toujours quelqu'un qui dit le mot où tout se résume.
Lord Scarsdale traduisit en un cri l'impression de
l'assemblée :
Qu'est-ce que ce monstre vient faire ici ?
Gwynplaine se dressa, éperdu et indigné, dans une sorte de
convulsion suprême. Il les regarda tous fixement. Ce que je viens faire ici ? Je viens être
terrible. Je suis un monstre, dites-vous. Non, je suis le peuple. Je suis une
exception ? Non, je suis tout le monde. L'exception, c'est vous. Vous êtes la
chimère, et je suis la réalité. Je suis l'Homme. Je suis l'effrayant Homme qui
Rit. Qui rit de quoi ? De vous. De lui. De tout. Qu'est-ce que son rire ? Votre
crime, et son supplice. Ce crime, il vous le jette à la face; ce supplice, il
vous le crache au visage. Je ris, cela veut dire : Je pleure.
Il s'arrêta. On se taisait. Les rires continuaient, mais
bas. Il put croire à une certaine reprise d'attention. Il respira, et
poursuivit :
Ce rire qui est sur mon front, c'est un roi qui l'y a mis.
Ce rire exprime la désolation universelle. Ce rire veut dire haine, silence
contraint, rage, désespoir. Ce rire est un produit des tortures. Ce rire est un
rire de force. Si Satan avait ce rire, ce rire condamnerait Dieu. Mais
l'éternel ne ressemble point aux périssables; étant l'absolu, il est le juste;
et Dieu hait ce que font les rois. Ah! Vous me prenez pour une exception! Je
suis un symbole. O tout-puissants imbéciles que vous êtes, ouvrez les yeux.
J'incarne tout. Je représente l'humanité telle que ses maîtres l'ont faite.
L'homme est un mutilé. Ce qu'on m'a fait, on l'a fait au genre humain. On lui a
déformé le droit, la justice, la vérité, la raison, l'intelligence, comme à moi
les yeux, les narines et les oreilles ; comme à moi, on lui a mis au cœur un
cloaque de colère et de douleur, et sur la face un masque de contentement. Où
s'était posé le doigt de Dieu, s'est appuyée la griffe du roi. Monstrueuse
superposition. Évêques, pairs et princes, le peuple, c'est le souffrant profond
qui rit la surface. Milords, je vous le dis, le peuple, c'est moi. Aujourd'hui,
vous l'opprimez, aujourd'hui vous me huez. Mais l'avenir, c'est le dégel sombre.
Ce qui était pierre devient flot. L'apparence solide se change en submersion.
Un craquement, et tout est dit. Il viendra une heure où une convulsion brisera
votre oppression, où un rugissement répliquera à vos huées. Cette heure est
déjà venue, tu en étais, ô mon père ! Cette heure de Dieu est venue, et s'est
appelée République, on l'a chassée, elle reviendra. En attendant, souvenez-vous
que la série des rois armés de l'épée est interrompue par Cromwell armé de la
hache. Tremblez. Les incorruptibles solutions approchent, les ongles coupés
repoussent, les langues arrachées s'envolent, et deviennent des langues de feu
éparses au vent des ténèbres, et hurlent dans l'infini; ceux qui ont faim
montrent leurs dents oisives, les paradis bâtis sur les enfers chancellent, on
souffre, on souffre, on souffre, et ce qui est en haut penche, et ce qui est en
bas s'entr'ouvre, l'ombre demande à devenir lumière, le damné discute l'élu,
c'est le peuple qui vient, vous dis-je, c'est l'homme qui monte, c'est la fin
qui commence, c'est la rouge aurore de la catastrophe, et voilà ce qu'il y a
dans ce rire, dont vous riez! Londres est une fête perpétuelle. Soit.
L'Angleterre est d'un bout à l'autre une acclamation. Oui. Mais écoutez: Tout
ce que vous voyez, c'est moi. Vous avez des fêtes, c'est mon rire. Vous avez
des joies publiques, c'est mon rire. Vous avez des mariages, des sacres et des
couronnements, c'est mon rire. Vous avez des naissances de princes, c'est mon
rire. Vous avez au-dessus de vous le tonnerre, c'est mon rire.
Le moyen de tenir à de telles choses ! Le rire recommença,
cette fois accablant. De toutes les laves que jette la bouche humaine, ce
cratère, la plus corrosive, c'est la joie. Faire du mal joyeusement, aucune
foule ne résiste à cette contagion. Toutes les exécutions ne se font pas sur
des échafauds, et les hommes, dès qu'ils sont réunis, qu'ils soient multitude
ou assemblée, ont toujours au milieu d'eux un bourreau tout prêt, qui est le
sarcasme. Pas de supplice comparable à celui du misérable risible. Ce supplice,
Gwynplaine le subissait. L'allégresse, sur lui, était lapidation et mitraille.
Il était hochet et mannequin, tête de turc, cible. On bondissait, on criait
bis, on se roulait. On battait du pied. On s'empoignait au rabat. La majesté du
lieu, la pourpre des robes, la pudeur des hermines, l'in−folio des perruques,
n'y faisait rien. Les lords riaient, les évoques riaient, les juges riaient. Le
banc des vieillards se déridait, le banc des enfants se tordait. L'archevêque
de Canterbury poussait du coude l'archevêque d'York. Henry Compton, évêque de
Londres, frère du comte de Northampton, se tenait les côtes. Le lord-chancelier
baissait les yeux pour cacher son rire probable. Et à la barre, la statue du
respect, l'huissier de la verge noire, riait.
Gwynplaine, pâle, avait croisé les bras ; et, entouré de
toutes ces figures, jeunes et vieilles, où rayonnait la grande jubilation
homérique, dans ce tourbillon de battements de mains, de trépignements et de
hourras, dans cette frénésie bouffonne dont il était le centre, dans ce
splendide épanchement d'hilarité, au milieu de cette gaîté énorme, il avait en
lui le sépulcre. C'était fini. Il ne pouvait plus maîtriser ni sa face qui le
trahissait, ni son auditoire que l'insultait.
Jamais l'éternelle loi fatale, le grotesque cramponné au
sublime, le rire répercutant le rugissement, la parodie en croupe du désespoir,
le contre-sens entre ce qu'on semble et ce qu'on est, n'avait éclaté avec plus d'horreur.
Jamais lueur plus sinistre n'avait éclairé la profonde nuit humaine.
Gwynplaine assistait à l'effraction définitive de sa
destinée par un éclat de rire. L'irrémédiable était là. On se relève tombé, on
ne se relève pas pulvérisé. Cette moquerie inepte et souveraine le mettait en
poussière. Rien de possible désormais. Tout est selon le milieu. Ce qui était
triomphe à la Green-Box était chute et catastrophe à la chambre des lords.
L'applaudissement là-bas était ici imprécation. Il sentait quelque chose comme
le revers de son masque. D'un côté de ce masque, il y avait la sympathie du
peuple acceptant Gwynplaine, de l'autre la haine des grands rejetant lord
Fermain Clancharlie. D'un côté l'attraction, de l'autre la répulsion, toutes
deux le ramenant vers l'ombre. Il se sentait comme frappé par derrière. Le sort
a des coups de trahison. Tout s'expliquera plus tard, mais, en attendant, la
destinée est piège et l'homme tombe dans des chausse-trapes. Il avait cru
monter, ce rire l'accueillait; les apothéoses ont des aboutissements lugubres.
Il y a un mot sombre, être dégrisé. Sagesse tragique, celle qui naît de
l'ivresse. Gwynplaine, enveloppé de cette tempête gaie et féroce, songeait.
A vau−l'eau, c'est le fou rire. Une assemblée en gaité,
c'est la boussole perdue. On ne savait plus où l'on allait, ni ce qu'on
faisait. Il fallut lever la séance.
Le lord-chancelier, «attendu l'incident», ajourna la suite
du vote au lendemain. La chambre se sépara. Les lords firent la révérence à la
chaise royale et s'en allèrent. On entendit les rires se prolonger et se perdre
dans les couloirs. Les assemblées, outre leurs portes officielles, ont dans les
tapisseries, dans les reliefs et dans les moulures, toutes sortes de portes
dérobées par où elles se vident comme un vase par des fêlures. En peu de temps,
la salle fut déserte. Cela se fait très vite, et presque sans transition. Ces
lieux de tumulte sont tout de suite repris par le silence.
L'enfoncement dans la rêverie mène loin, et l'on finit, à
force de songer, par être comme dans une autre planète. Gwynplaine tout à coup
eut une sorte de réveil. Il était seul. La salle était vide. Il n'avait pas
même vu que la séance avait été levée. Tous les pairs avaient disparu, même ses
deux parrains. Il n'y avait plus ça et là que quelques bas officiers de la
chambre attendant pour mettre les housses et éteindre les lampes que «sa
seigneurie» fût partie. Il mit machinalement son chapeau sur sa tête, sortit de
son banc, et se dirigea vers la grande porte ouverte sur la galerie. Au moment
où il franchit la coupure de la barre, un door-keeper le débarrassa de sa robe
de pair. Il s'en aperçut à peine. Un instant après, il était dans la galerie.
Les hommes de service qui étaient là remarquèrent avec
étonnement que ce lord était sorti sans saluer le trône.
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