samedi 29 décembre 2012

Victor Hugo : L'homme qui rit

Photo de Victor Hugo en 1848

Victor Hugo "L'homme qui rit"



Que dire de Victor Hugo qui ne soit pas trop faible ? Que c’est un monument ? Une montagne ? Un monstre sacré ?

Victor Hugo fut un écrivain, un philosophe, un poète, un homme politique. Plus d’un million de personne se rendirent à ses obsèques. Il avait demandé à partir dans le corbillard des pauvres. Sa volonté fut exaucée, mais ce fut au Panthéon que ce modeste équipage le conduisit, et son cercueil fut d’abord exposé une nuit entière sous l’Arc de Triomphe, voilé d’un crêpe noir gardé par des cuirassiers à cheval, dernier hommage que la République renaissante lui rendit.

Qui de nos jours, pourrait faire venir plus d’un million de personnes en larmes à ses obsèques ? Une chanteuse ? Un footballeur ? Une princesse de pacotille ? Surement pas un écrivain.

Victor Hugo fut aimé, parce que personne avant lui n’avait aussi magnifiquement donné une voix au Peuple. Qui ose encore pénétrer aujourd’hui à l’intérieur de ses romans, ne peut qu’être touché par ce que lui murmure encore le grand homme.

Parmi mes romans préférés de Victor Hugo, figurent, Quatrevingt-treize, Les travailleurs de la mer et L’homme qui rit. Vingt ans après avoir lu L’homme qui rit, il m’a suffit de quelques secondes pour retrouver dans ce gros livre, le passage que je vous propose de lire.

L’homme qui rit est l’histoire de Gwynplaine, un enfant, trouvé, vendu, volé, (je ne vous en dit pas trop) que des bohémiens ont défiguré atrocement pour le présenter comme monstre sur les foires. Une horrible balafre a gravé sur son visage la forme d’un horrible rire de gargouille.  Cet enfant aura une destinée incroyable. Ce n’est pas un mélodrame, c’est un roman philosophique, tragiquement beau.

J’aurais pu vous choisir un autre extrait de cet énorme roman, mais celui-ci me hante depuis plus de vingt ans.


"Ah! Cette société est fausse. Un jour viendra la société vraie. Alors il n'y aura plus de seigneurs, il y aura des vivants libres. Il n'y aura plus de maîtres, il y aura des pères. Ceci est l'avenir. Plus de prosternement, plus de bassesse, plus d'ignorance, plus d'hommes bêtes de somme, plus de courtisans, plus de valets, plus de rois, la lumière !"


L'intégralité du livre est disponible en pdf par le lien suivant : 



Tome II, fin du chapitre VII. Les tempêtes d’hommes pires que les tempêtes d’océans


Qui êtes-vous? D'où sortez-vous ?

Gwynplaine répondit :

Du gouffre.

Et, croisant les bras, il regarda les lords.

Qui je suis? Je suis la misère. Milords, j'ai à vous parler.

II y eut un frisson, et un silence. Gwynplaine continua.

Milords, vous êtes en haut. C'est bien. Il faut croire que Dieu a ses raisons pour cela. Vous avez le pouvoir, l'opulence, la joie, le soleil immobile à votre zénith, l'autorité sans borne, la jouissance sans partage, l'immense oubli des autres. Soit. Mais il y a au-dessous de vous quelque chose. Au−dessus peut-être. Milords, je viens vous apprendre une nouvelle. Le genre humain existe.
Les assemblées sont comme les enfants; les incidents sont leur boîte à surprises, et elles en ont la peur, et le goût. Il semble parfois qu'un ressort joue, et l'on voit jaillir du trou un diable. Ainsi en France Mirabeau, difforme lui aussi.

Gwynplaine en ce moment sentait en lui un grandissement étrange. Un groupe d'hommes à qui l'on parle, c'est un trépied. On est, pour ainsi dire, debout sur une cime d'âmes. On a sous son talon un tressaillement d'entrailles humaines. Gwynplaine n'était plus l'homme qui, la nuit précédente, avait été, un instant, presque petit. Les fumées de cette élévation subite, qui l'avaient troublé, s'étaient allégées et avaient pris de la transparence, et là où Gwynplaine avait été séduit par une vanité, il voyait maintenant une fonction. Ce qui l'avait d'abord amoindri, présent le rehaussait. Il était illuminé d'un de ces grands éclairs qui viennent du devoir.

On cria de toutes parts autour de Gwynplaine :

Écoutez ! Écoutez !

Lui cependant, crispé et surhumain, réussissait à maintenir sur son visage la contraction sévère et lugubre, sous laquelle se cabrait le rictus, comme un cheval sauvage prêt à s'échapper. Il reprit :

Je suis celui qui vient des profondeurs. Milords, vous êtes les grands et les riches. C'est périlleux. Vous profitez de la nuit. Mais prenez garde, il y a une grande puissance, l'aurore. L'aube ne peut être vaincue. Elle arrivera. Elle arrive. Elle a en elle le jet du jour irrésistible. Et qui empêchera cette fronde de jeter le soleil dans le ciel ? Le soleil, c'est le droit. Vous, vous êtes le privilège. Ayez peur. Le vrai maître de la maison va frapper à la porte. Quel est le père du privilège ? Le hasard. Et quel est son fils? L'abus. Ni le hasard ni l'abus ne sont solides. Ils ont l'un et l'autre un mauvais lendemain. Je viens vous avertir. Je viens vous dénoncer votre bonheur. Il est fait du malheur d'autrui. Vous avez tout, et ce tout se compose du rien des autres. Milords, je suis l'avocat désespéré, et je plaide la cause perdue. Cette cause, Dieu la regagnera. Moi, je ne suis rien, qu'une voix. Le genre humain est une bouche, et j'en suis le cri. Vous m'entendrez. Je viens ouvrir devant vous, pairs d'Angleterre, les grandes assises du peuple, ce souverain, qui est le patient, ce condamné, qui est le juge. Je plie sous ce que j'ai à dire. Par où commencer ? Je ne sais. J'ai ramassé dans la vaste diffusion des souffrances mon énorme plaidoirie éparse. Qu'en faire maintenant ? Elle m'accable, et je la jette pêle-mêle devant moi. Avais-je prévu ceci ? Non. Vous êtes étonnés, moi aussi. Hier j'étais un bateleur, aujourd'hui je suis un lord. Jeux profonds. De qui ? De l'inconnu. Tremblons tous. Milords, tout l'azur est de votre côté. De cet immense univers, vous ne voyez que la fête ; sachez qu'il y a de l'ombre. Parmi vous je m'appelle lord Fermain Clancharlie, mais mon vrai nom est un nom de pauvre, Gwynplaine. Je suis un misérable taillé dans l'étoffe des grands par un roi, dont ce fut le bon plaisir. Voilà mon histoire. Plusieurs d'entre vous ont connu mon père, je ne l'ai pas connu. C'est par son côté féodal qu'il vous touche, et moi je lui adhère par son côté proscrit. Ce que Dieu a fait est bien. J'ai été jeté au gouffre. Dans quel but ? Pour que j'en visse le fond. Je suis un plongeur, et je rapporte la perle, la vérité. Je parle, parce que je sais. Vous m'entendrez, milords. J'ai éprouvé. J'ai vu. La souffrance, non, ce n'est pas un mot, messieurs les heureux. La pauvreté, j'y ai grandi ; l'hiver, j'y ai grelotté; la famine, j'en ai goûté ; le mépris, je l'ai subi ; la peste, je l'ai eue ; la honte, je l'ai bue. Et je la revomirai devant vous, et ce vomissement de toutes les misères éclaboussera vos pieds et flamboiera. J'ai hésité avant de me laisser amener à cette place où je suis, car j'ai ailleurs d'autres devoirs. Et ce n'est pas ici qu'est mon cœur. Ce qui s'est passé en moi ne vous regarde pas; quand l'homme que vous nommez l'huissier de la verge noire est venu me chercher de la part de la femme que vous nommez la reine, j'ai eu un moment l'idée de refuser. Mais il m'a semblé que l'obscure main de Dieu me poussait de ce côté, et j'ai obéi. J'ai senti qu'il fallait que je vinsse parmi vous. Pourquoi ? A cause de mes haillons d'hier. C'est pour prendre la parole parmi les rassasiés que Dieu m'avait mêlé aux affamés. Oh ! Ayez pitié ! Oh! Ce fatal monde dont vous croyez être, vous ne le connaissez point; si haut, vous êtes dehors ; je vous dirai moi, ce que c'est. De l'expérience, j'en ai. J'arrive de dessous la pression. Je puis vous dire ce que vous pesez. O vous les maîtres, ce que vous êtes, le savez-vous ? Ce que vous faites, le voyez-vous ? Non. Ah ! Tout est terrible. Une nuit, une nuit de tempête, tout petit, abandonné, orphelin, seul dans la création démesurée, j'ai fait mon entrée dans cette obscurité que vous appelez la société. La première chose que j'ai vue, c'est la loi, sous la forme d'un gibet; la deuxième, c'est la richesse, c'est votre richesse, sous la forme d'une femme morte de froid et de faim; la troisième, c'est l'avenir, sous la forme d'un enfant agonisant; la quatrième, c'est le bon, le vrai, et le juste, sous la figure d'un vagabond n'ayant pour compagnon et pour ami qu'un loup.

En ce moment, Gwynplaine, pris d'une émotion poignante, sentit lui monter à la gorge les sanglots.

Ce qui fit, chose sinistre, qu'il éclata de rire.

La contagion fut immédiate. Il y avait sur l'assemblée un nuage ; il pouvait crever en épouvante ; il creva en joie. Le rire, cette démence épanouie, prit toute la chambre. Les cénacles d'hommes souverains ne demandent pas mieux que de bouffonner. Ils se vengent ainsi de leur sérieux.

Un rire de rois ressemble à un rire de dieux ; cela a toujours une pointe cruelle. Les lords se mirent à jouer. Le ricanement aiguisa le rire. On battit des mains autour de celui qui parlait, et on l'outragea. Un pêle-mêle d'interjections joyeuses l'assaillit, grêle gaie et meurtrissante.

Bravo, Gwynplaine ! Bravo, l'Homme qui Rit ! Bravo, le museau de la Green-Box ! Bravo, la hure du Tarrinzeau-field ! Tu viens nous donner une représentation. C'est bon ! Bavarde ! En voilà un qui m'amuse ! Mais rit-il bien, cet animal-là ! Bonjour, pantin ! Salut à lord Clown ! Harangue, va ! C'est un pair d'Angleterre, ça ! Continue ! Non ! Non ! Si ! Si !

Le lord-chancelier était assez mal à son aise.

Un lord sourd, James Butler, duc d'Ormond, faisant de sa main son oreille un cornet acoustique, demandait à Charles Beauclerk, duc de Saint-Albans :

Comment a-t-il voté ?
Saint-Albans répondait :

Non content.
Parbleu, disait Ormond, je le crois bien. Avec ce visage-là !

Une foule échappée et les assemblées sont des foules ressaisissez-la donc. L'éloquence est un mors; si le mors casse, l'auditoire s'emporte, et rue jusqu'à ce qu'il ait désarçonné l'orateur. L'auditoire hait l'orateur. On ne sait pas assez cela. Se raidir sur la bride semble une ressource, et n'en est pas une. Tout orateur l'essaie. C'est l'instinct. Gwynplaine l'essaya.

Il considéra un moment ces hommes qui riaient.

Alors, cria-t-il, vous insultez la misère. Silence, pairs d'Angleterre ! Juges, écoutez la plaidoirie. Oh! je vous en conjure, ayez pitié ! Pitié pour qui ? Pitié pour vous. Qui est en danger ? C'est vous. Est-ce que vous ne voyez pas que vous êtes dans une balance et qu'il y a dans un plateau votre puissance et dans l'autre votre responsabilité ? Dieu vous pèse. Oh! Ne riez pas. Méditez. Cette oscillation de la balance de Dieu, c'est le tremblement de la conscience. Vous n'êtes pas méchants. Vous êtes des hommes comme les autres, ni meilleurs, ni pires. Vous vous croyez des dieux, soyez malades demain, et regardez frissonner dans la fièvre votre divinité. Nous nous valons tous. Je m'adresse aux esprits honnêtes, il y en a ici ; je m'adresse aux intelligences élevées, il y en a ; je m'adresse aux âmes généreuses, il y en a. Vous êtes pères, fils et frères, donc vous êtes souvent attendris. Celui de vous qui a regardé ce matin le réveil de son petit enfant est bon. Les cœurs sont les mêmes. L'humanité n'est pas autre chose qu'un cœur. Entre ceux qui oppriment et ceux qui sont opprimés, il n'y a de différence que l'endroit où ils sont situés. Vos pieds marchent sur des têtes, ce n'est pas votre faute. C'est la faute de la Babel sociale. Construction manquée, toute en surplombs. Un étage accable l'autre. Écoutez-moi, je vais vous dire. Oh ! Puisque vous êtes puissants, soyez fraternels ; puisque vous êtes grands, soyez doux. Si vous saviez ce que j'ai vu ! Hélas ! En bas, quel tourment ! Le genre humain est au cachot. Que de damnés, qui sont des innocents ! Le jour manque, l'air manque, la vertu manque ; on n'espère pas ; et, ce qui est redoutable, on attend. Rendez−vous compte de ces détresses. Il y a des êtres qui vivent dans la mort. Il y a des petites filles qui commencent à huit ans par la prostitution et qui finissent à vingt ans par la vieillesse. Quant aux sévérités pénales, elles sont épouvantables. Je parle un peu au hasard, et je ne choisis pas. Je dis ce qui me vient à l'esprit. Pas plus tard qu'hier, moi qui suis ici, j'ai vu un homme enchaîné et nu, avec des pierres sur le ventre, expirer dans là torture. Savez-vous cela ? Non. Si vous saviez ce qui se passe, aucun de vous n'oserait être heureux. Qui est-ce qui est allé à Newcastle-on-Tyne ? Il y a dans les mines des hommes qui mâchent du charbon pour s'emplir l'estomac et tromper la faim. Tenez, dans le comté de Lancastre, Ribblechester, à force d'indigence, de ville est devenue village. Je ne trouve pas que le prince Georges de Danemark ait besoin de cent mille guinées de plus. J'aimerais mieux recevoir l'hôpital l'indigent malade sans lui faire payer d'avance son enterrement. En Caernarvon, à Traith-maur comme à Traith-bichan, l'épuisement des pauvres est horrible. A Strafford, on ne peut dessécher le marais, faute d'argent. Les fabriques de draperie sont fermées dans tout le Lancashire. Chômage partout. Savez-vous que les pêcheurs de hareng de Harlech mangent de l'herbe quand la pèche manque? Savez-vous qu'à Burton-Lazers il y a encore des lépreux traqués, et auxquels on tire des coups de fusil s'ils sortent de leurs tanières ? A Ailesbury, ville dont un de vous est lord, la disette est en permanence. A Penckridge en Coventry, dont vous venez de doter la cathédrale et d'enrichir l'évêque, on n'a pas de lits dans les cabanes, et l'on creuse des trous dans la terre pour y coucher les petits enfants, de sorte qu'au lieu de commencer par le berceau, ils commencent par la tombe. J'ai vu ces choses-là. Milords, les impôts que vous votez, savez-vous qui les paie ? Ceux qui expirent. Hélas! Vous vous trompez. Vous faites fausse route. Vous augmentez la pauvreté du pauvre pour augmenter la richesse du riche. C'est le contraire qu'il faudrait faire. Quoi, prendre au travailleur pour donner à l'oisif, prendre au déguenillé pour donner au repu, prendre à l'indigent pour donner au prince ! Oh, oui, j'ai du vieux sang républicain dans les veines. J'ai horreur de cela. Ces rois, je les exècre! Et que les femmes sont effrontées! On m'a conté une triste histoire. Oh ! je hais Charles II ! Une femme que mon père avait aimée s'est donnée à ce roi, pendant que mon père mourait en exil, la prostituée ! Charles II, Jacques II; après un vaurien, un scélérat ! Qu'y a-t-il dans le roi ? Un homme, un faible et chétif sujet des besoins et des infirmités. A quoi bon le roi ? Cette royauté parasite, vous la gavez. Ce ver de terre, vous le faites boa. Ce ténia, vous le faites dragon. Grâce pour les pauvres ! Vous alourdissez l'impôt au profit du trône. Prenez garde aux lois que vous décrétez. Prenez garde au fourmillement douloureux que vous écrasez. Baissez les yeux. Regardez à vos pieds. O grands, il y a des petits ! Ayez pitié. Oui ! Pitié de vous ! Car les multitudes agonisent, et le bas en mourant fait mourir le haut. La mort est une cessation qui n'excepte aucun membre. Quand la nuit vient, personne ne garde son coin de jour. Êtes-vous égoïstes ? Sauvez les autres. La perdition du navire n'est indifférente à aucun passager. Il n'y a pas naufrage de ceux−ci sans qu'il y ait engloutissement de ceux-là. Oh ! Sachez-le, l'abîme est pour tous.

Le rire redoubla, irrésistible. Du reste, pour égayer une assemblée, il suffisait de ce que ces paroles avaient d'extravagant.

Être comique au dehors, et tragique au dedans, pas de souffrance plus humiliante, pas de colère plus profonde. Gwynplaine avait cela en lui. Ses paroles voulaient agir dans un sens, son visage agissait dans l'autre ; situation affreuse. Sa voix eut tout coup des éclats stridents.

Ils sont joyeux, ces hommes ! C'est bon. L'ironie fait face l'agonie. Le ricanement outrage le râle. Ils sont tout−puissants ! C'est possible. Soit. On verra. Ah ! Je suis un des leurs. Je suis aussi un des vôtres, ô vous les pauvres ! Un roi m'a vendu, un pauvre m'a recueilli. Qui m'a mutilé ? Un prince. Qui m'a guéri et nourri ? Un meurt-de-faim. Je suis lord Clancharlie, mais je reste Gwynplaine. Je tiens aux grands, et j'appartiens aux petits. Je suis parmi ceux qui jouissent et avec ceux qui souffrent. Ah! Cette société est fausse. Un jour viendra la société vraie. Alors il n'y aura plus de seigneurs, il y aura des vivants libres. Il n'y aura plus de maîtres, il y aura des pères. Ceci est l'avenir. Plus de prosternement, plus de bassesse, plus d'ignorance, plus d'hommes bêtes de somme, plus de courtisans, plus de valets, plus de rois, la lumière ! En attendant, me voici. J'ai un droit, j'en use. Est-ce un droit ? Non, si j'en use pour moi. Oui, si j'en use pour tous. Je parlerai aux lords, en étant un. O mes frères d'en bas, je leur dirai votre dénuement. Je me dresserai avec la poignée des haillons du peuple dans la main, et je secouerai sur les maîtres la misère des esclaves, et ils ne pourront plus, eux les favorisés et les arrogants, se débarrasser du souvenir des infortunés, et se délivrer, eux les princes, de la cuisson des pauvres, et tant pis si c'est de la vermine, et tant mieux si elle tombe sur des lions !

Ici Gwynplaine se tourna vers les sous-clercs agenouillés qui écrivaient sur le quatrième sac de laine.
Qu'est-ce que c'est que ces gens qui sont à genoux ? Qu'est-ce que vous faites là ? Levez-vous, vous êtes des hommes.

Cette brusque apostrophe à des subalternes qu'un lord ne doit pas même apercevoir, mit le comble aux joies. On avait crié bravo, on cria hurrah ! Du battement des mains on passa au trépignement. On eût pu se croire à la Green-Box. Seulement, à la Green-Box le rire fêtait Gwynplaine, ici il l'exterminait. Tuer, c'est l'effort du ridicule. Le rire des hommes fait quelquefois tout ce qu'il peut pour assassiner.

Le rire était devenu une voie de fait. Les quolibets pleuvaient. C'est la bêtise des assemblées d'avoir de l'esprit. Leur ricanement ingénieux et imbécile écarte les faits au lieu de les étudier et condamne les questions au lieu de les résoudre. Un incident est un point d'interrogation. En rire, c'est rire de l'énigme. Le sphinx, qui ne rit pas, est derrière.

On entendait des clameurs contradictoires :

Assez ! Assez ! Encore ! Encore !

William Farmer, baron Leimpster, jetait à Gwynplaine l'affront de Ryc-Quiney à Shakespeare :

Histrio ! Mima !

Lord Vaughan, homme sentencieux, le vingt−neuvième du banc des barons, s'écriait :

Nous revoici au temps où les animaux péroraient. Au milieu des bouches humaines, une mâchoire bestiale a la parole.

Écoutons l'âne de Balaam, ajoutait lord Yarmouth.

Lord Yarmouth avait l'air sagace que donne un nez rond et une bouche de travers.

Le rebelle Linnaeus est châtié dans son tombeau. Le fils est la punition du père, disait John Hough, évêque de Lichfield et de Coventry, dont Gwynplaine avait effleuré la prébende.

Il ment, affirmait lord Cholmley, le législateur légiste. Ce qu'il appelle la torture, c'est la peine forte et dure, très bonne peine. La torture n'existe pas en Angleterre.

Thomas Wentworth, baron Raby, apostrophait le chancelier.

Milord chancelier, levez la séance !

Non ! Non ! Non ! Qu'il continue ! Il nous amuse ! Hurrah ! Hep ! Hep ! Hep !

Ainsi criaient les jeunes lords; leur gaîté était de la fureur. Quatre surtout étaient en pleine exaspération d'hilarité et de haine. C'étaient Laurence Hyde, comte de Rochester, Thomas Tufton, comte de Thanet, et le vicomte de Hatton, et le duc de Montagu.

A la niche, Gwynplaine! disait Rochester.

A bas! A bas! A bas! Criait Thanet.

Le vicomte Hatton tirait de sa poche un penny, et le jetait Gwynplaine. Et John Campbell, comte de Greenwich, Savage, comte Rivers, Thompson, baron Haversham, Warrigton, Escrik, Rolleston, Rockingham, Carteret, Langdale, Banester Maynard, Hundson, Caernarvon, Cavendish, Burlington, Robert Darcy, comte de Holderness, Other Windsor, comte de Plymouth, applaudissaient.

Tumulte de pandémonium ou de panthéon dans lequel se perdaient les paroles de Gwynplaine. On n'y distinguait que ce mot : Prenez garde !

Ralph, duc de Montagu, récemment sorti d'Oxford et ayant encore sa première moustache, descendit du banc des ducs où il siégeait dix−neuvième, et alla se poser les bras croisés en face de Gwynplaine. Il y a dans une lame l'endroit qui coupe le plus et dans une voix l'accent qui insulte le mieux. Montagu prit cet accent-là, et, ricanant au nez de Gwynplaine, lui cria :

Qu'est-ce que tu dis ?

Je prédis, répondit Gwynplaine.

Le rire fit explosion de nouveau. Et sous ce rire grondait la colère en basse continue. Un des pairs mineurs, Lionel Cranseild Sackville, comte de Dorset et de Middlesex, se leva debout sur son banc, ne riant pas, grave comme il sied à un futur législateur, et, sans dire un mot, regarda Gwynplaine avec son frais visage de douze ans en haussant les épaules. Ce qui fit que l'évêque de Saint-Asaph se pencha à l'oreille de l'évêque de Saint-David assis à côté de lui, et lui dit, en montrant Gwynplaine: Voilà le fou! Et en montrant l'enfant :

Voilà le sage !

Du chaos des ricanements se dégageaient des exclamations confuses, Face de gorgone ! Que signifie cette aventure ? Insulte à la Chambre ! Quelle exception qu'un tel homme ! Honte ! Honte ! Qu'on lève la séance ! Non ! Qu'il achève ! Parle, bouffon !
Lord Lewis de Duras, les mains sur les hanches, criait : Ah ! Que c'est bon de rire ! Ma rate est heureuse. Je propose un vote d'actions de grâces ainsi conçu : La Chambre des lords remercie la Green-Box.
Gwynplaine, on s'en souvient, avait rêvé un autre accueil. Qui a gravi dans le sable une pente à pic toute friable au−dessus d'une profondeur vertigineuse, qui a senti sous ses mains, sous ses ongles, sous ses coudes, sous ses genoux, sous ses pieds, fuir et se dérober le point d'appui, qui, reculant au lieu d'avancer sur cet escarpement réfractaire, en proie à l'angoisse du glissement, s'enfonçant au lieu de gravir, descendant au lieu de monter, augmentant la certitude du naufrage par l'effort vers le sommet, et se perdant un peu plus à chaque mouvement pour se tirer de péril, a senti l'approche formidable de l'abîme, et a eu dans les os le froid sombre de la chute, gueule ouverte au−dessous de vous, celui−là a éprouvé ce qu'éprouvait Gwynplaine.

Il sentait son ascension crouler sous lui, et son auditoire était un précipice.

Il y a toujours quelqu'un qui dit le mot où tout se résume.

Lord Scarsdale traduisit en un cri l'impression de l'assemblée :

Qu'est-ce que ce monstre vient faire ici ?

Gwynplaine se dressa, éperdu et indigné, dans une sorte de convulsion suprême. Il les regarda tous fixement.  Ce que je viens faire ici ? Je viens être terrible. Je suis un monstre, dites-vous. Non, je suis le peuple. Je suis une exception ? Non, je suis tout le monde. L'exception, c'est vous. Vous êtes la chimère, et je suis la réalité. Je suis l'Homme. Je suis l'effrayant Homme qui Rit. Qui rit de quoi ? De vous. De lui. De tout. Qu'est-ce que son rire ? Votre crime, et son supplice. Ce crime, il vous le jette à la face; ce supplice, il vous le crache au visage. Je ris, cela veut dire : Je pleure.

Il s'arrêta. On se taisait. Les rires continuaient, mais bas. Il put croire à une certaine reprise d'attention. Il respira, et poursuivit :

Ce rire qui est sur mon front, c'est un roi qui l'y a mis. Ce rire exprime la désolation universelle. Ce rire veut dire haine, silence contraint, rage, désespoir. Ce rire est un produit des tortures. Ce rire est un rire de force. Si Satan avait ce rire, ce rire condamnerait Dieu. Mais l'éternel ne ressemble point aux périssables; étant l'absolu, il est le juste; et Dieu hait ce que font les rois. Ah! Vous me prenez pour une exception! Je suis un symbole. O tout-puissants imbéciles que vous êtes, ouvrez les yeux. J'incarne tout. Je représente l'humanité telle que ses maîtres l'ont faite. L'homme est un mutilé. Ce qu'on m'a fait, on l'a fait au genre humain. On lui a déformé le droit, la justice, la vérité, la raison, l'intelligence, comme à moi les yeux, les narines et les oreilles ; comme à moi, on lui a mis au cœur un cloaque de colère et de douleur, et sur la face un masque de contentement. Où s'était posé le doigt de Dieu, s'est appuyée la griffe du roi. Monstrueuse superposition. Évêques, pairs et princes, le peuple, c'est le souffrant profond qui rit la surface. Milords, je vous le dis, le peuple, c'est moi. Aujourd'hui, vous l'opprimez, aujourd'hui vous me huez. Mais l'avenir, c'est le dégel sombre. Ce qui était pierre devient flot. L'apparence solide se change en submersion. Un craquement, et tout est dit. Il viendra une heure où une convulsion brisera votre oppression, où un rugissement répliquera à vos huées. Cette heure est déjà venue, tu en étais, ô mon père ! Cette heure de Dieu est venue, et s'est appelée République, on l'a chassée, elle reviendra. En attendant, souvenez-vous que la série des rois armés de l'épée est interrompue par Cromwell armé de la hache. Tremblez. Les incorruptibles solutions approchent, les ongles coupés repoussent, les langues arrachées s'envolent, et deviennent des langues de feu éparses au vent des ténèbres, et hurlent dans l'infini; ceux qui ont faim montrent leurs dents oisives, les paradis bâtis sur les enfers chancellent, on souffre, on souffre, on souffre, et ce qui est en haut penche, et ce qui est en bas s'entr'ouvre, l'ombre demande à devenir lumière, le damné discute l'élu, c'est le peuple qui vient, vous dis-je, c'est l'homme qui monte, c'est la fin qui commence, c'est la rouge aurore de la catastrophe, et voilà ce qu'il y a dans ce rire, dont vous riez! Londres est une fête perpétuelle. Soit. L'Angleterre est d'un bout à l'autre une acclamation. Oui. Mais écoutez: Tout ce que vous voyez, c'est moi. Vous avez des fêtes, c'est mon rire. Vous avez des joies publiques, c'est mon rire. Vous avez des mariages, des sacres et des couronnements, c'est mon rire. Vous avez des naissances de princes, c'est mon rire. Vous avez au-dessus de vous le tonnerre, c'est mon rire.

Le moyen de tenir à de telles choses ! Le rire recommença, cette fois accablant. De toutes les laves que jette la bouche humaine, ce cratère, la plus corrosive, c'est la joie. Faire du mal joyeusement, aucune foule ne résiste à cette contagion. Toutes les exécutions ne se font pas sur des échafauds, et les hommes, dès qu'ils sont réunis, qu'ils soient multitude ou assemblée, ont toujours au milieu d'eux un bourreau tout prêt, qui est le sarcasme. Pas de supplice comparable à celui du misérable risible. Ce supplice, Gwynplaine le subissait. L'allégresse, sur lui, était lapidation et mitraille. Il était hochet et mannequin, tête de turc, cible. On bondissait, on criait bis, on se roulait. On battait du pied. On s'empoignait au rabat. La majesté du lieu, la pourpre des robes, la pudeur des hermines, l'in−folio des perruques, n'y faisait rien. Les lords riaient, les évoques riaient, les juges riaient. Le banc des vieillards se déridait, le banc des enfants se tordait. L'archevêque de Canterbury poussait du coude l'archevêque d'York. Henry Compton, évêque de Londres, frère du comte de Northampton, se tenait les côtes. Le lord-chancelier baissait les yeux pour cacher son rire probable. Et à la barre, la statue du respect, l'huissier de la verge noire, riait.

Gwynplaine, pâle, avait croisé les bras ; et, entouré de toutes ces figures, jeunes et vieilles, où rayonnait la grande jubilation homérique, dans ce tourbillon de battements de mains, de trépignements et de hourras, dans cette frénésie bouffonne dont il était le centre, dans ce splendide épanchement d'hilarité, au milieu de cette gaîté énorme, il avait en lui le sépulcre. C'était fini. Il ne pouvait plus maîtriser ni sa face qui le trahissait, ni son auditoire que l'insultait.

Jamais l'éternelle loi fatale, le grotesque cramponné au sublime, le rire répercutant le rugissement, la parodie en croupe du désespoir, le contre-sens entre ce qu'on semble et ce qu'on est, n'avait éclaté avec plus d'horreur. Jamais lueur plus sinistre n'avait éclairé la profonde nuit humaine.

Gwynplaine assistait à l'effraction définitive de sa destinée par un éclat de rire. L'irrémédiable était là. On se relève tombé, on ne se relève pas pulvérisé. Cette moquerie inepte et souveraine le mettait en poussière. Rien de possible désormais. Tout est selon le milieu. Ce qui était triomphe à la Green-Box était chute et catastrophe à la chambre des lords. L'applaudissement là-bas était ici imprécation. Il sentait quelque chose comme le revers de son masque. D'un côté de ce masque, il y avait la sympathie du peuple acceptant Gwynplaine, de l'autre la haine des grands rejetant lord Fermain Clancharlie. D'un côté l'attraction, de l'autre la répulsion, toutes deux le ramenant vers l'ombre. Il se sentait comme frappé par derrière. Le sort a des coups de trahison. Tout s'expliquera plus tard, mais, en attendant, la destinée est piège et l'homme tombe dans des chausse-trapes. Il avait cru monter, ce rire l'accueillait; les apothéoses ont des aboutissements lugubres. Il y a un mot sombre, être dégrisé. Sagesse tragique, celle qui naît de l'ivresse. Gwynplaine, enveloppé de cette tempête gaie et féroce, songeait.

A vau−l'eau, c'est le fou rire. Une assemblée en gaité, c'est la boussole perdue. On ne savait plus où l'on allait, ni ce qu'on faisait. Il fallut lever la séance.

Le lord-chancelier, «attendu l'incident», ajourna la suite du vote au lendemain. La chambre se sépara. Les lords firent la révérence à la chaise royale et s'en allèrent. On entendit les rires se prolonger et se perdre dans les couloirs. Les assemblées, outre leurs portes officielles, ont dans les tapisseries, dans les reliefs et dans les moulures, toutes sortes de portes dérobées par où elles se vident comme un vase par des fêlures. En peu de temps, la salle fut déserte. Cela se fait très vite, et presque sans transition. Ces lieux de tumulte sont tout de suite repris par le silence.

L'enfoncement dans la rêverie mène loin, et l'on finit, à force de songer, par être comme dans une autre planète. Gwynplaine tout à coup eut une sorte de réveil. Il était seul. La salle était vide. Il n'avait pas même vu que la séance avait été levée. Tous les pairs avaient disparu, même ses deux parrains. Il n'y avait plus ça et là que quelques bas officiers de la chambre attendant pour mettre les housses et éteindre les lampes que «sa seigneurie» fût partie. Il mit machinalement son chapeau sur sa tête, sortit de son banc, et se dirigea vers la grande porte ouverte sur la galerie. Au moment où il franchit la coupure de la barre, un door-keeper le débarrassa de sa robe de pair. Il s'en aperçut à peine. Un instant après, il était dans la galerie.

Les hommes de service qui étaient là remarquèrent avec étonnement que ce lord était sorti sans saluer le trône.




L'intégralité du livre est disponible en pdf par le lien suivant : 


mercredi 26 décembre 2012

D'Holbach : Éthocratie ou Le gouvernement fondé sur la morale


Paul-Henri Thiry, baron d'Holbach (1723-1789)

Éthocratie ou Le gouvernement fondé sur la morale


Paul-Henri Thiry, baron d’Holbach, né 8 décembre 1723 dans la région d’Allemagne de Rhénanie-Palatinat, et mort à Paris le 21 janvier 1789, était à la fois un savant et un philosophe matérialiste (un athée si vous préférez).

    Il a beaucoup écrit et sa pensée reflète l’esprit du temps. Il est moins connu que les savants et philosophes français de la même époque (Rousseau, Diderot, Voltaire, Condorcet, etc.) et je ne suis pas loin de me demander s’il ne s’agit pas là d’une marque regrettable de chauvinisme (à moins que ses écrits destructeurs vis-à-vis de la religion aient été mal reçus par nos "bien-penseurs"). 

    Je vous avais déjà proposé de lire un extrait de l'un de ses livres sur cette page de mon blog-notes : "La contagion sacrée"

    J’ai choisi cette fois-ci de vous donner à lire cet extrait qui parle de la richesse et du luxe, car vous en conviendrez avec moi, ces deux sujets commencent sérieusement à poser un problème dans notre société de plus en plus inégalitaire.

    Il contient quelques vigoureuses charges contre le luxe, son industrie et ses adeptes, que j’apprécie beaucoup, je vous l’avoue. Je suis souvent excédé d’entendre le discours si convenu sur l’industrie du luxe française. Cette industrie, dont beaucoup sont si fiers, est une survivance de l’ancien régime, un reliquat de notre servitude.  « Le luxe est une forme d'imposture, par laquelle les hommes sont convenus de se tromper les uns les autres, et parviennent souvent à se tromper eux-mêmes » Nous dit le baron d’Holbach.

    Et ses recommandations sur ce que devrait être le devoir des riches dans la société sont plus que jamais d’actualité (y compris pour certains patrons de ces industries du luxe).

    Bien sûr, les puissants de l’époque n’ont pas tenu compte des conseils avisés de ce brave homme. L’état de corruption de la société était déjà trop avancé et bientôt le peuple français désespéré par la faim et l’injustice allait renverser ce régime despotique et aveugle.

    Le baron d’Holbach est mort le 21 janvier 1789 et n’a donc pas assisté à la chute de l’ancien régime, mais il est incontestable que ses écrits ont dû inspirer nombre des hommes courageux qui firent le choix de la Liberté, de l’Egalité et de la Fraternité, en 1789.


Chapitre VIII "Des lois morales pour les Riches & les Pauvres"

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On convient assez généralement que les richesses corrompent les mœurs : il faut donc en conclure que bien des gouvernements ont un profond mépris pour les mœurs, & les regardent comme inutiles à la félicité d'un pays ; surtout en voyant les soins qu'ils se donnent pour allumer la soif de for dans les cœurs des sujets » & pour tâcher de leur ouvrir chaque jour de nouveaux moyens d'augmenter la masse de la richesse nationale. On voit de profonds Politiques ne parler à leurs concitoyens que de nouvelles branches de commerce, d'entreprises lucratives, de conquêtes avantageuses ; ce qui prouve que ces spéculateurs, peu scrupuleux sur la Morale, s'imaginent que leur chère Patrie serait très heureuse en y faisant arriver les richesses du monde- entier. Néanmoins tout peut nous convaincre que si les Dieux, dans leur colère, exauçaient leurs vœux insensés, leur pays, au lieu d'être une île fortunée, deviendrait plutôt le séjour de la corruption, de la discorde, de la vénalité, de la mélancolie, de l'ennui, qui toujours accompagnent la licence des mœurs.
 Les Anglais sont le peuple le plus riche & le plus mélancolique de l'Europe. La liberté même ne peut leur inspirer de la gaieté ; ils craignent de la perdre, parce que chez eux tout entre dans le commerce.

Les Souverains commettent une très grande faute lorsqu'ils montrent beaucoup d'estime pour les richesses ; ils excitent dans les esprits un embrasement général qui ne pourra s'éteindre que par l'anéantissement de la Société. L'avarice est une passion ignoble, personnelle, insociable, & dès lors incompatible avec le vrai patriotisme, avec l’amour du bien public & même de la vraie liberté. Tout est à vendre chez un peuple infecté de cette épidémie sordide ; il ne s'agit que de convenir du prix. Mais comme dans une nation ainsi disposée, & peu sensible à l’honneur, tout se paie argent comptant, le gouvernement n'est jamais assez riche pour acquitter les services qu'on rend à la Patrie. L'honneur, le véritable honneur, toujours inséparable de la vertu, ne se trouve qu'où la vertu réside : la liberté ne peut longtemps subsister dans des âmes avilies ; elle ne peut être sentie & défendue que par des âmes nobles & désintéressées.

Le Commerce, fournissant aux citoyens des moyens de se débarrasser de leurs productions, mérite l'attention de tout gouvernement occupé du bonheur de ses sujets : les meilleures lois que le législateur puisse donner sur cet objet consistent à le protéger & lui donner la liberté la plus grande. Mais si le gouvernement éclairé doit sa protection & sa faveur au Commerce vraiment utile, à celui qui met la nation à portée d'échanger ses denrées superflues contre les choses nécessaires qu'elle est obligée de tirer des étrangers ; ce même gouvernement n'ira pas sacrifier les intérêts du Commerce utile à ceux d'un Commerce inutile & dangereux, qui ne s'occuperait que des objets frivoles du luxe & de la vanité : ils ne sont propres qu’à corrompre les nations. Le Commerçant utile est un homme précieux à son pays, & mérite d’être encouragé par le gouvernement ; le commerçant & l'artisan des marchandises de luxe sont des empoisonneurs publics, dont les denrées séduisantes portent partout la contagion & la folie. On peut les comparer à ces navigateurs qui, voulant dompter sans peine des nations sauvages, portent aux hommes des armes, des couteaux, de l'eau de vie, & aux femmes des colliers, des miroirs, des jouets de nulle valeur.

En un mot, pour fixer les idées nous appellerons Commerce utile celui qui procure aux nations des objets nécessaires à leur subsistance, à leurs premiers besoins, & même à leur commodité & à leur agrément : nous appellerons Commerce de luxe ou Commerce inutile & dangereux, celui qui ne présente aux citoyens que des choses dont ils n'ont aucun besoin réel, & qui ne sont propres qu'à satisfaire les besoins imaginaires de leur vanité. Le Législateur serait très imprudent s'il favorisait une passion fatale que s'il ne peut réprimer ou punir, il ne doit au moins jamais encourager.

Le châtiment le plus doux qu’un Souverain devrait infliger au Luxe serait de le charger d'impôts, & de témoigner pour lui le mépris le plus marqué. Les impôts mis sur le luxe seraient très justes, vu qu'ils ne pourraient tomber que sur les riches, & qu'ils épargneraient les indigents. Les riches eux-mêmes ne pourraient pas s'en plaindre, parce que les objets de luxe n'étant pas d'une nécessité absolue, ils seraient les maîtres de les supprimer pour se soustraire à la taxe. Des impôts très forts sur les Palais somptueux, sur les Jardins, sur des Parcs immenses, sur des équipages, sur tant de valets que l'ostentation arrache à la culture, fur des chevaux sans nombre, etc. ne pourraient manquer de produire à l'Etat des revenus d'autant plus considérables, que la vanité, mère du luxe, est une passion opiniâtre, & qui finirait peut-être par faire imaginer qu'une taxe forte, annonçant l'opulence, doit attirer la considération du public à celui qui s'en trouve chargé.

Mais dans les nations infectées par le luxe, les médecins, faits pour guérir ce mal, en sont plus atteints que les autres ; ils le regardent comme un mal sacré, auquel il n'est pas permis de toucher ; ils aimeront mieux faire vendre le grabat d'un laboureur hors d'état de satisfaire un exacteur, que- d'obliger un curieux à payer pour un tableau, ou une courtisane pour les bijoux & pierreries qu'elle a tirés de ses amants. Le luxe a tellement fasciné les habitants de quelques contrées, que les besoins les plus réels font forcés de céder aux besoins de la vanité. Tel homme se refuse de manger, pour épargner de quoi se montrer dans un carrosse ou sous un habit somptueux.

Les partisans du Luxe ne manqueront pas de nous dire, que les folles dépenses des riches font travailler le pauvre & le mettent à portée de subsister; mais on leur répondra que le vrai pauvre qu'il faudrait encourager, c'est le cultivateur : celui-ci, sans cesse accablé pour satisfaire aux demandes du gouvernement, ne tire aucun profit du luxe, qui lui enlève souvent les coopérateurs de ses travaux, devenus nécessaires pour grossir dans les villes la troupe des valets fainéants dont les riches & les grands aiment à se voir entourés. Nous dirons encore que le luxe déprave les indigents : il les rend paresseux ; il leur fait naître mille besoins qu'ils ne peuvent satisfaire sans danger ou sans crime. Ceux qui ne subsistent que par la vanité ou les fantaisies d'un public en démence, font souvent de très malhonnêtes gens. Rien de plus déplorable que les effets du luxe ou de la vanité bourgeoise, quand elle vient à gagner les classes inférieures. C’est ce luxe qui détermine tant de marchands à faire des banqueroutes, que la loi ne devrait pas traiter avec la même indulgence que des faillites occasionnées par des malheurs imprévus. C'est la fatuité des maîtres, copiée par leurs domestiques, qui remplit les villes de tant de valets fripons. Ces mêmes valets portent la débauche, la passion du jeu, la vanité, jusque dans les villages & les campagnes. Enfin ce sont les vices enfantés par le luxe qui conduisent tant de malheureux au gibet, & tant de jeunes filles à la prostitution.

Rien ne serait donc plus digne de l'attention d'un bon gouvernement, que de réprimer la vanité progressive des citoyens, de les contenir dans les bornes de leur état, de les engager à vivre suivant leurs facultés. Pour donner en effet du LUXE une définition exacte que l’on a si longtemps cherchée, il semble qu'on pourrait dire que c'est une vanité jalouse qui fait que les hommes à l’envi s'efforcent de s’imiter, s'égaler, ou même de se surpasser les uns les autres par des dépenses inutiles, qui excédent leur état ou leurs facultés. Cette définition paraîtrait pouvoir convenir au luxe sous quelque point de vue qu'on l’envisageât. Un Souverain qui, par une vaine ostentation, ruine son Etat pour élever des Palais, pour se faire une cour plus brillante, pour entretenir des armées plus nombreuses que ses revenus ne le comportent, annonce un luxe plus ordinaire, mais plus blâmable sans doute par ses conséquences, qu’un homme du peuple qui se montrerait dans les rues couvert d'habits dans lesquels on verrait l’or se mêler à la soie ; avec cette différence pourtant que ce dernier n'est que ridicule, parce que nos yeux n'y sont pas accoutumés, tandis que la folie plus commune du premier, le rend évidemment coupable de dissiper en dépenses frivoles des sommes qu'il devrait employer à des objets utiles & nécessaires au bien-être de ses sujets.

Le luxe des Souverains est pour une nation le plus grand des malheurs. Les lois fondamentales de tout gouvernement équitable devraient à cet égard contenir la vanité trop commune à ceux qui sont destinés par état à mettre un frein aux passions des autres. La Monarchie fut de tout temps regardée comme le gouvernement lé plus propre à faire naître & à propager le luxe. Ceux que leurs fonctions approchent du Monarque s'efforcent de l’imiter ; communément ils prétendent que c'est pour lui faire honneur ou pour lui plaire, tandis que réellement ils se ruinent dans la vue de se distinguer du vulgaire, avec qui leur vanité souffrirait de les voir confondus. Les riches, quoique d'un rang inférieur, veulent copier les courtisans & les grands, parce que ceux-ci jouissent d'un pouvoir qui toujours en impose. Enfin les citoyens des classes moins élevées imitent autant qu'ils peuvent ceux des classes supérieures, afin de jouir pendant quelques instants du plaisir passager d'être confondus avec leurs supérieurs, ou du moins pour se soustraire au mépris & aux outrages auxquels l'indigence est souvent exposée. Le luxe pénètre plus lentement dans les Républiques, parce que l'homme du peuple y craint moins ses supérieurs, qui d'ailleurs ne sont pas livrés au faste qu'on voit régner dans les cours des Rois.

Dans des nations opulentes la richesse seule est honorable, la pauvreté devient un vice, & l'indigence est rebutée par l'opulence toujours altière. Sous le despotisme, toujours vain & superbe, la pauvreté, la faiblesse, sont communément écrasées. Si des gouvernements plus équitables & plus humains rendaient les grands & les riches plus justes, plus affables, moins dédaigneux pour leurs inférieurs, il y a lieu de croire que ceux-ci seraient moins pressés de sortir de leurs sphères ; alors chaque citoyen, plus content de son état, ne chercherait pas à faire illusion aux autres par des airs de fatuité, dont l’objet est communément de chercher à persuader qu'on possède des avantages qu’on n'a pas réellement.

C'est encore l'arrogance insultante des grands, qui plus ou moins bien imitée par les petits, est la source primitive des ridicules & des travers nationaux, que l’on remarque chez la plupart des habitants de certaines contrées. C'est visiblement de la cour que sont émanés ces airs d'importance, ces manières affectées, cette suffisance dédaigneuse, cette fatuité que copie si gauchement l'homme du commun, en un mot, toutes les impertinences qui rendent quelquefois un peuple entier méprisable aux yeux des étrangers : dans une nation infectée de cette vanité épidémique un homme sensé ne croit voir qu’une troupe de pantomimes, de baladins, de comédiens. Personne ne veut être soi ; chacun jusqu'aux valets, tâche par ses airs & ses manières de passer pour un homme de conséquence. II est bien difficile de trouver une tête solide, un caractère estimable dans un fat, dans un petit-maître, dans un important dont le cerveau n'est rempli que de vent & de bagatelles.

Le luxe est une forme d'imposture, par laquelle les hommes sont convenus de se tromper les uns les autres, & parviennent souvent à se tromper eux-mêmes. Un fat finit quelquefois par se croire un homme d'importance. Une courtisane, par son luxe, veut être prise en public pour une femme de qualité, dont souvent elle a chez elle le ton & les manières. Plus un état est vil par lui-même, & plus ceux qui s'y trouvent placés cherchent à se relever par des signes extérieurs de grandeur ou d'opulence. Les grands des cours despotiques d'Asie se distinguent par une magnificence & par un luxe effréné ; esclaves avilis & rampants dans la présence d'un Sultan orgueilleux, ils tâchent de paraître quelque chose aux yeux de la populace étonnée. La puissance réelle, la vraie grandeur, n'ont nul besoin des secours du faste pour se faire respecter. Un bon Prince rougirait de devoir au vain attirail du luxe la vénération qu'il mérite par lui-même. L'ostentation, l'étiquette, la magnificence, ce que les courtisans appellent la splendeur du trône, ne sont faites le plus souvent que pour cacher aux yeux des peuples la petitesse & la sottise de ceux qui les gouvernent. Rien n’est plus déplacé que la vanité dans un puissant Monarque : cette passion puérile coûte pour l'ordinaire bien des larmes à ses sujets, obligés de travailler sans relâche, sans jamais pouvoir la satisfaire. Le soulagement des peuples constitue la splendeur des grands Rois.

On a reconnu dans tous les siècles les dangers du Luxe répandu dans les classes inférieures du peuple ; on a fait de vains efforts pour Ie réprimer par des Lois somptuaires : mais des législateurs, aveuglés eux-mêmes par la vanité qu'on respire dans les cours, n’ont pas vu que c'était pour imiter les grands que les petits se livraient à mille dépenses ridicules : ils n'ont pas vu que c'était par le Souverain & sa cour que, pour être efficace , la réforme des mœurs aurait dû commencer : enfin ils n'ont pas vu que des lois somptuaires, faites pour les citoyens d'un rang inférieur, ne pouvaient que les avilir de plus en plus, en donnant aux grands encore plus de vanité. Il ne faut donc pas s'étonner si les lois somptuaires ont été presque toujours aussitôt violées ou éludées que publiées.

Lutter contre le luxe introduit chez un peuple, c'est combattre une passion inhérente à la nature humaine. Chaque homme veut, autant qu'il peut, imiter, égaler ou surpasser ses semblables, & sur tout copier ceux qu'il croit ou plus heureux ou plus puissants que lui ; il souffre toutes les fois qu'il y faut renoncer. Dans une Monarchie fastueuse le luxe finira par se déceler, plus ou moins, jusque dans les dernières classes de la Société.

La meilleure des Lois somptuaires serait l'exemple d'un Prince ennemi du luxe & du faste, ami de la simplicité. Cet exemple serait bientôt suivi par les grands de la cour, toujours prêts à recevoir les impressions de leur maître. Dès-lors la modestie deviendrait le signe de la grandeur, du crédit, de la puissance. Pour s'assimiler à leurs supérieurs, les autres citoyens adopteraient sans peine une mode peu coûteuse, & qui cesserait de leur rappeler leur infériorité.

Bien plus, il résulterait de cette conduite des avantages inestimables pour les Grands & les Nobles, qu'un luxe habituel dévore, dont les affaires se dérangent perpétuellement à la cour, qui ne peuvent y paraître sans se croire obligés d'y représenter. De son côté le Monarque ne se verrait pas forcé de se ruiner lui-même, ou plutôt d'écraser son peuple pour fournir aux demandes d'une foule de courtisans obérés, qu'une sage économie mettrait dans l'abondance.

Les femmes, communément si touchées des vains jouets du luxe, prendraient du goût pour la simplicité, aussitôt qu'elle deviendrait la mode de la cour, une marque de grandeur, un moyen de mériter les regards favorables du Prince, dont on se croirait obligé de prendre les manières & le ton.
C'est ainsi que, par le secours de la vanité même, on parviendrait a guérir les plaies que la vanité du luxe fait à tant de nations. C'est le faste des Souverains qui force leurs sujets de se ruiner à leur exemple.

Le luxe de représentation, qui consiste à se faire suivre incessamment de tout l'appareil du faste, & qui trop souvent devient pour la vanité des gens en place le plus grand des besoins, est une source de ruine pour eux & pour les autres. En quittant la cour du Prince l’homme en place va porter son luxe dans la province, qui bientôt s'en trouve infectée ; il dérange ses propres affaires & détruit celles des autres. Le gouvernement le plus prodigue ne peut pas subvenir au faste que la vanité des grands croit nécessaire à leur rang ou a leur dignité.

Mais un gouvernement sage devrait prendre des voies plus directes encore pour réprimer le luxe insolent & scandaleux que viennent étaler en public des femmes consacrées à la débauche. Une Police sévère devrait punir le vice lorsqu'il ose s'élever des trophées aux yeux des nations. Si le gouvernement ne peut empêcher le désordre caché, il doit du moins l’empêcher de se montrer avec un éclat propre à irriter la vertu & à corrompre l'innocence. De quels yeux des femmes honnêtes, des épouses vertueuses, des filles innocentes, doivent-elles voir le fort brillant que la débauche procure à des prostituées, que leurs amants ont la folie de transformer en Déesses ?

Les apologistes du Luxe nous diront que la suppression à la cour & dans les villes produirait une diminution considérable dans les revenus de l’Etat, empêcherait une nation renommée par son goût & ses modes de mettre les autres peuples à contribution, enfin rendrait inutile une multitude d'hommes qui tirent leur subsistance de la vanité de leurs concitoyens.

Un Satyrique célèbre de l'antiquité faisait dire aux hommes avides de son temps, que l’argent devait être le premier objet des recherches ; que la vertu viendrait après l’argent. C’est le langage que semblent tenir à leurs sujets bien des gouvernements qui passent pour éclairés ; c’est celui d’un grand nombre de spéculateurs qui, séduits par les avantages frivoles que le luxe procure, ne voient pas le cortège des maux qu'il entraîne à sa fuite. Nous leur répondrons donc qu'un Etat bien organisé, réglé par une sage économie, par des citoyens honnêtes & modérés, n'a pas besoin de la masse énorme de richesses qui devient nécessaire pour mettre en action les avides sujets d'une nation corrompue par le luxe, où les revenus que l'Etat tire avec violence de vingt villages suffisent à peine pour payer à son gré les prétendus services, ou plutôt la négligence & l’impéritie d'un Courtisan ou d'un Grand. Un Gouvernement corrompu n'est jamais assez riche ; mais un Gouvernement honnête est servi par d'honnêtes citoyens, sur les cœurs desquels l'amour de la Patrie, le désir de la vraie gloire, agissent plus fortement que l'argent. C'est insulter la vertu que de la payer : ainsi, l'on ne peut trop le répéter, les bonnes mœurs sont plus utiles aux nations que les richesses. Une trop grande opulence pervertit les peuples comme les individus : c'est dans la médiocrité que se trouve le plus communément la tranquillité, le vrai bonheur.

L'expérience de tous les temps nous prouve que les peuples les plus riches ne sont rien moins que les peuples les plus fortunés : leur opulence les rend communément ambitieux, arrogants ; ils veulent pour l'ordinaire prescrire des lois aux autres : leur insolence leur attire des ennemis nombreux; vous les voyez perpétuellement en guerre : les revenus ordinaires de l’Etat ne pouvant suffire aux entreprises téméraires d'un Gouvernement altier, il redouble les impôts , il contracte des dettes , que son crédit funeste lui permet d'accumuler : la nation gémit alors sous des taxes multipliées; semblable à ces riches obérés & malaisés, elle ne peut jamais arranger ses affaires; elle est pauvre, quoique remplie de citoyens opulents ; mais ces mauvais citoyens, enrichis aux dépens de leur pays, se livrent au vice, au luxe , à la paresse ; plongés dans la débauche, & tout occupés de leurs plaisirs, ils ne s'embarrassent ni du fort de la Patrie ni du bien-être de leurs concitoyens.

Une nation heureuse est celle qui renferme un grand nombre de bons citoyens. Les bons Princes font de bonnes lois ; & ces lois font les bons sujets. Le bon citoyen est celui qui est utile à son pays, dans quelque classe qu'il se trouve placé : le pauvre remplit sa tâche sociale par un travail honnête, ou dont il résulte un bien solide & réel pour ses concitoyens : le riche remplit la tâche lorsqu'il aide le pauvre à remplir la sienne ; c'est en secourant l’indigence active & laborieuse, c'est en payant ses travaux, c'est en lui facilitant les moyens de subsister, en un mot, c'est par la bienfaisance que le riche peut acquitter ses dettes envers la Société. C’est donc en détournant l’esprit des citoyens riches des fantaisies insensées & nuisibles du luxe & de la vanité, pour le porter vers la bienfaisance utile à la Patrie, que le Législateur établira chez lui l’harmonie sociale, sans laquelle il ne peut y avoir de félicité pour personne.

L'ambition devient communément la passion de celui que ses richesses dispensent de songer à sa subsistance ; le Législateur peut donc se servir avec avantage du désir que le riche a de s'élever de plus en plus, d'être distingué de la foule des citoyens, pour tourner ses vues du côté de l’utilité générale. L'homme opulent qui se rendrait utile à sa patrie par des travaux publics, par des défrichements considérables, par des dessèchements qui augmenteraient la culture & la salubrité, par des canaux qui faciliteraient le commerce intérieur & les arrosements des terres, n'aurait-il pas des droits fondés à la reconnaissance publique ? Un grand, un riche, qui dans leurs domaines doteraient l’indigence pour favoriser la population, établiraient des manufactures capables d'occuper les pauvres, banniraient le désœuvrement & la mendicité, ne mériteraient-ils pas des distinctions, des honneurs, des récompenses à plus juste titre que tant de nobles ou de grands qui absorbent toutes les faveurs du Prince, pour avoir assidûment végété, intrigué, cabalé dans une cour, ou pour s'être ruinés par un faste nuisible pour eux-mêmes & pour les autres.

Si une éducation plus sociable apprenait aux riches, aux nobles, à être citoyens, si les préjugés inhumains de la grandeur ne lui faisaient pas croire que les peuples sont des esclaves destinés à repaître sa vanité, si un orgueil insensé n’étouffait pas d'ordinaire dans les cœurs des hommes les plus opulents & les plus distingués d'un Etat tout sentiment de pitié, de reconnaissance , d'affection sociale ; ne devraient-ils pas être plus flattés d'exercer sur leurs inférieurs l’empire si doux de la bonté qui fait aimer, que l'empire tyrannique de l’injustice & de la vanité qui fait toujours détester ? Les hommes qui passent pour les heureux de la terre ne devraient-ils pas être plus touchés du plaisir solide & pur de répandre le bonheur autour d'eux, que des plaisirs frivoles, mêlés d'amertume & d’ennui, que l’on éprouve dans des villes bruyantes, dans des festins somptueux, dans des cours corrompues qui ne rassemblent que des envieux, des ennemis, & d’où la gaieté véritable est à jamais exclue ? Les vains plaisirs du luxe, la complaisance puérile qu'excite passagèrement le faste, la possession d'un bijou ou d'un meuble précieux, peuvent-ils être comparés aux plaisirs toujours renaissants de la libéralité, à la complaisance intérieure que produit à tout moment le spectacle si doux d'hommes rendus heureux par des bienfaits ? Quel spectacle de la ville, quelle fête brillante de la cour, a droit de plus remuer un cœur sensible que la vue de campagnes devenues fécondes, de cultivateurs rendus à leurs jeux innocents, de la nature entière transformée par ses soins ? La vie est remplie des joies les plus pures, lorsqu'on connait le plaisir de faire du bien.

Voilà les sentiments que l'éducation devrait inspirer à la noblesse, ainsi qu'à l’opulence ; la Législation devrait les fortifier, le Souverain les récompenser. La Morale, toujours en état de prouver à tout citoyen que son intérêt se trouve lié avec celui de ses associés, convaincra les riches que faire du bien c'est placer utilement son argent, c'est se procurer du profit, de l'honneur & de la gloire : la bonté ne peut dégrader aucun mortel. Sous l'autorité d'un bon gouvernement, dont il secondera les vues, le Noble vertueux peut régner lui-même dans ses terres ; il préférera cet empire au plaisir insensé de faire éprouver à ses vassaux un pouvoir tyrannique, une morgue insupportable, de mauvais traitements qui ne lui attireraient que de la haine. C'est ordinairement par leur faute que les puissants de la terre sont détestés de leurs inférieurs ; les injustices des grands produisent & nourrissent les méchancetés des petits. En liant les mains des riches si souvent prêtes à nuire, le Législateur rétablirait promptement un équilibre nécessaire pour faire fleurir les mœurs, & pour rendre ses Etats opulents & fortunés.
Dans tout gouvernement bien ordonné l’agriculture, les manufactures, le commerce, doivent s'attirer les soins attentifs de l’administration, jouir de sa protection constante, s'exercer avec liberté. Voilà les sources légitimes de la richesse de l’Etat & de celle du citoyen. Le sol est la base de la félicité nationale : c'est le sol qui doit fournir à tout un peuple sa subsistance, ses besoins, ses agréments & ses plaisirs. Assez d'écrivains zélés & vertueux ont prouvé par des ouvrages multipliés, l'attention que le gouvernement doit donner à l'Agriculture, de laquelle, comme d'un tronc, partent toutes les branches & les rameaux de l’économie politique. On ne peut rien ajouter aux vues utiles que l’amour du bien public leur a dictées. Dans un ouvrage qui n'a que la Morale pour but, il suffira de répéter qu'elle est toujours d'accord avec la saine Politique. 


Vous pouvez lire l'ouvrage dans son intégralité (mais avec l'orthographe de l'époque) sur le site de la bibliothèque nationale : Gallica.

Mais je vous conseille plutôt d'acheter sa réédition chez CODA.


mardi 11 décembre 2012

Les 600 ans de Terreur de l’ancien régime…

Jules Michelet - Histoire de la Révolution Française - Tome 1

"600 de terreur de l'ancien régime", extrait de l'introduction.

"Le pacte de la famine", extrait du chapitre II.


(C'est votre serviteur qui a donné ces titres à ces deux extraits).


Je suis parfois bien triste de n’entendre parler que de la Terreur, lorsqu’est évoquée la Révolution Française. Raison pour laquelle je ne puis résister à faire appel une fois de plus à Michelet, pour répondre à mes concitoyens si ingrats.

Ces pauvres gens pleurent sur les malheurs de Marie Antoinette, comme ils ont pleuré sur ceux de Lady Diana, et ils oublient que leurs malheureux ancêtres criaient famine et misère, avant que n’explose ladite Révolution. Mais les vrais coupables de cette absurdité sont les nostalgiques de l’ancien régime qui n’ont jamais cessé de réécrire l’histoire de la Révolution, à l’encre amère de leur ressentiment.

Il faut lire la terrible description que Michelet fait de la France et de son malheureux peuple à la veille de la Révolution, on rougit alors de honte en repensant aux horreurs que de véritables révisionnistes ne cessent de proférer.

Les Français formaient un peuple souffrant, affamé de justice, qui malgré la faim et la misère aima son roi aussi longtemps qu’il le put. Et cette misère, cette souffrance, cette injustice, duraient depuis des siècles et des siècles !
Cette Révolution ne fut pas seulement l'œuvre de la bourgeoisie de l'époque, comme l'ont écrit d'autres historiens après Michelet. Celle-ci bien sûr, y voyait aussi son intérêt, (peut-être même est-ce cet "intérêt" qui perdit la Révolution), mais non vraiment, ce fut tout un peuple qui se révolta, une Nation.

Michelet, lui, ne méprisait pas le peuple, et il faut le lire admirant la dignité de ces pauvres gens dans les pires moments.

Pourquoi est-il plus facile de s’apitoyer sur une bedonnante marquise croulant sous les bijoux, que sur une famille de pauvres paysans, criant famine ? De quel côté était réellement l'avidité, la vulgarité ?

Comment peut-on continuer de pleurer sur les prétendus "malheurs" des aristocrates des temps modernes, et rester le cœur sec devant les miséreux qui le soir fouillent les poubelles pour se nourrir ?

Les adversaires de la Révolution ont gagné, pour le moment…

Lisez ces deux extraits du premier tome de l'Histoire de la Révolution Française, de Jules Michelet.


Merci,


"Les 600 ans de terreur de l'ancien régime"
(Extrait de l'introduction)


Que la Terreur révolutionnaire se garde bien se comparer à l'Inquisition. Qu'elle ne se vante jamais d'avoir, dans ses deux ou trois ans, rendu au vieux système, ce qu'il nous fit six cents ans !... Combien l'Inquisition aurait droit de rire !...
Qu'est-ce que c'est les seize mille guillotinés de l'une devant ces millions d'hommes égorgés, perdus, rompus, ce pyramidal bûcher, ces masses de chairs brûlées, que l'autre a montées jusqu'au ciel ? La seule Inquisition d'une des provinces d'Espagne établit, dans un monument authentique, qu'en seize années, elle brûla vingt mille hommes... Mais pourquoi parler de l'Espagne, plutôt que des Albigeois, plutôt que des Vaudois des Alpes, plutôt que des beggards de Flandre, que des protestants de France, plutôt que de l'épouvante croisade des hussites, et de tant de peuples que le pape livrait à l'épée ?

L'histoire dira que, dans son moment féroce, implacable, la Révolution craignait d'aggraver la mort, qu'elle adoucit les supplices, éloigna la main de l'homme, inventa une machine pour abréger la douleur.

Et elle dira aussi que l'Église du moyen âge s'épuisa en inventions pour augmenter la souffrance, pour la rendre poignante, pénétrante, qu'elle trouva des arts exquis de torture, des moyens pour faire que, sans mourir, on savourât longtemps la mort..., et qu'arrêtée dans cette route par l'inflexible nature qui, à tel degré de douleur, fait grâce en donnant la mort, elle pleura de ne pouvoir en faire endurer davantage.

Je ne puis, je ne veux pas remuer d'ici cette mer de sang. Si Dieu me donne d'y toucher un jour, il reprendra, ce sang, sa vie bouillonnante, il roulera en torrents, pour noyer la fausse histoire, les flatteurs gagés du meurtre, pour emplir leur bouche menteuse...

Je sais bien que la meilleure partie de ces grandes destructions ne peut plus être racontée. Ils ont brûlé les livres, brûlé les hommes, rebrûlé les os calcinés, jeté la cendre... Quand retrouverai-je l'histoire des Vaudois, des Albigeois, par exemple ? Le jour où j'aurai l'histoire de l'étoile que j'ai vue filer cette nuit... Un monde, un monde tout entier, a péri, sombré, corps et biens. On a retrouvé un poème, on a retrouvé des ossements au fond des cavernes, mais point de nom, point de signes... Est-ce avec ces tristes restes que je puis refaire cette histoire ?... Qu'ils triomphent, nos ennemis, de l'impuissance qu'ils ont faite, et d'avoir été si barbares qu'on ne peut avec certitude raconter leurs barbaries !... Tout au moins le désert raconte, et le désert du Languedoc, et les solitudes des Alpes, et les montagnes dépeuplées la Bohême, tant d'autres lieux, où l'homme a disparu, où la terre est devenue à jamais stérile, où la Nature, après l'homme, semble exterminée elle-même.

Mais une chose crie plus haut que toutes les destructions (chose authentique, celle-là), c'est que le système qui tuait au nom d'un principe, au nom d'une loi, se servit indifféremment de deux principes opposés, de la tyrannie des rois, de l'aveugle anarchie des peuples. En un siècle seulement, au seizième, Rome change trois fois ; elle se jette à droite, à gauche, sans pudeur, sans ménagement. D'abord, elle se donne aux rois ; puis, elle jette au peuple ; puis encore, retourne aux rois. Trois politiques, un seul but, comment atteint ? il n'importe. Quel but ? La mort de la pensée.

Un écrivain a trouvé que le nonce du pape n'a pas su d'avance la Saint-Barthélemy. Et moi, j'ai trouvé que le pape l'avait préparée, travaillée dix ans.

Bagatelle, dit un autre, simple affaire municipale, une vengeance de Paris.

Malgré le dégoût profond, le mépris, le vomissement que me donnent ces théories, je les ai confrontées aux monuments de l'Histoire, aux actes irrécusables. Et j'ai retrouvé de proche en proche la trace rouge du massacre.
J'ai vérifié que, du jour où Paris proposa (1561) la vente générale des biens du Clergé, du jour où l'Église vit le Roi incertain, et tenté de cette proie, elle se tournera vivement, violemment vers le peuple, employant tous les moyens de prédication, d'aumône, d'influence diverse, son immense clientèle, ses couvents, ses marchands, ses mendiants, à organiser le meurtre.

Affaire populaire, dites-vous. C'est Vrai. Mais dites donc aussi par quelle ruse diabolique, quelle persévérance infernale, vous avez travaillé dix ans à pervertir le sens du peuple, à troubler, le rendre fol.

Esprit de ruse et de meurtre, j'ai vécu trop de siècles en face de toi, pendant tout le moyen âge, pour que tu m'abuse. Après avoir nié si longtemps la Justice et la Liberté, tu pris leur nom pour cri de guerre. En leur nom, tu as exploité une riche mine de haine, l'éternelle tristesse que l'inégalité met au cœur de l'homme, l'envie du pauvre pour le riche... Tu as, sans hésitation, toi, tyran, roi, propriétaire, et le plus absorbant du monde, embrassé tout à coup et passé d'un bond, les impraticables théories des niveleurs.

Avant la Saint-Barthélemy, le Clergé disait au peuple, pour l'animer au massacre : Les protestants sont des nobles, des gentilshommes de provinces. Cela était vrai ; le Clergé ayant déjà exterminé, comprimé le protestantisme des villes. Les châteaux, étant fermés, pouvaient être protestants. Mais lisez les premiers martyrs ; c'étaient des hommes des villes, petits marchands, ouvriers. Ces croyances qu'on désignait à la haine du peuple, comme celles de l'aristocratie étaient sorties du peuple même. Et qui ne sait que Calvin fut le fils d'un tonnelier ?

Il me serait trop facile de montrer comment tout ceci a été embrouillé de nos jours par les écrivains valets du Clergé, puis copié légèrement. J'ai voulu seulement montrer par un exemple la féroce adresse avec laquelle le Clergé poussa le peuple, et se fit une arme mortelle de la jalousie sociale. Le détail serait curieux ; je regrette de l'ajourner. Il faudrait dire comment, pour perdre un homme, une classe d'hommes, la calomnie élaborée par une Presse spéciale, lentement manipulée aux écoles, aux séminaires, surtout aux parloirs des couvents, directement confiée (pour être répandue plus vite) aux pénitentes, aux marchands attitrés des curés et des chanoines, s'en allait grondant dans le peuple ; comment elle s'exaltait dans les mangeries, buveries, qu'on appelait confréries, à qui on livrait, en autres choses, les grands biens des hôpitaux...

Détails bas, mesquins, misérables, mais sans lesquels on ne comprend jamais les grandes  exécutions de la démagogie catholique.

Parfois, s'il fallait perdre un homme en renom, on ajoutait à ces moyens un art supérieur. On trouvait, par argent, par crainte, quelque écrivain de talent qu'on lançait sur lui. Ainsi le confesseur du Roi, pour parvenir à brûler Vallée, fit écrire contre lui Ronsard. Ainsi, pour perdre Théophile, le confesseur poussa Balzac, qui ne pouvait pardonner Théophile d'avoir tiré l'épée pour lui, et de lui avoir sauvé des coups de bâton.

De nos jours, j'ai pu observer dans le petit, dans le bas, dans le ruisseau de la rue, comment on travaille ecclésiastiquement la haine et l'émeute. J'ai vu dans une ville de l'Ouest un jeune professeur de philosophie qu'on voulait chasser de sa chaire, suivi, montré dans la rue par des femmes ameutées. Que savaient-elles des questions ? Rien que ce qu'on leur apprenait dans le confessionnal. Elles n'étaient pas moins furieuses, se mettaient toutes sur la porte, le montraient, criaient : Le voilà !

Dans une grande ville de l'Est, j'ai vu un autre spectacle peut-être plus odieux. Un vieux pasteur protestant, presque aveugle, qui tous les jours, souvent plusieurs fois par jour, insulté par les enfants d'une école, qui le tiraient par derrière, et voulaient le faire tomber.

Voilà comme les choses commencent, par des agents innocents, contre lesquels vous ne pouvez vous défendre, des petits enfants, des femmes... Dans des temps plus favorables, dans des pays d'ignorance et d'exaltation facile, l'homme se met de la partie. Le maître qui tient l'Église, comme membre de confrérie, comme marchand, comme locataire, crie, gronde, cabale, ameute. Le compagnon, le valet, s'enivrent pour faire un mauvais coup ; l'apprenti les suit, les dépasse, frappe, sans savoir pourquoi ; l'enfant parfois assassine.

Puis, arrivent les esprits faux, les théoriciens ineptes, pour baptiser pieux assassinat du nom de justice du peuple, pour canoniser le crime élaboré par les tyrans, au nom de la liberté.

C'est ainsi qu'en un même jouer, on trouva moyen d'égorger d'un coup tout ce qui honorait la France, le premier philosophe du temps, le premier sculpteur et le premier musicien, Ramu, Jean Goujon, Goudimel. Combien plus eût-on égorgé notre grand jurisconsulte, l'ennemi de Rome et des Jésuites, le génie du Droit, Dumoulin !...

Heureusement, il était à l'abri ; il leur avait sauvé un crime, réfugié sa noble vie en Dieu... Mais auparavant, il avait vu l'émeute organisée quatre fois par le Clergé contre lui et sa maison. Cette sainte maison d'étude, quatre fois forcée, pillée ; ses livres profanés, dispersés ; ses manuscrits irréparables, patrimoine du genre humain, traînés au ruisseau, détruits.... Ils n'ont pas détruit la Justice; le vivant esprit enfermé dans ces livres s'émancipa par la flamme, s'épandit et remplit tout ; il pénétra l'atmosphère en sorte que, grâce aux fureurs meurtrières du fanatisme, on y put respirer d'air que celui de l'équité.





"Le pacte de la famine"
(Extrait du chapitre II "Jugements populaires")



Personne ne croyait à la justice sinon à celle du peuple.

Les légistes spécialement méprisaient la loi, le droit d'alors ; en contradiction avec toutes les idées du siècle. Ils connaissaient les tribunaux et savaient que la Révolution n'avait pas d'adversaires plus passionnés que le Parlement, le Châtelet, les juges en général.

Un tel juge, c'était l'ennemi. Remettre le jugement de l'ennemi à l'ennemi, le charger de décider entre la Révolution et les contre-révolutionnaires, c'était absoudre ceux-ci, les rendre plus fiers et plus forts, les envoyer aux armées commencer la guerre civile. Le pouvaient-ils ? Oui, malgré l'élan de Paris et la prise de la Bastille. Ils avaient des troupes étrangères, ils avaient tous les officiers, ils avaient spécialement un corps formidable, qui faisait alors la gloire militaire de la France, les officiers de la marine.

Le peuple seul, dans cette crise rapide pouvait saisir et frapper des coupables si puissants. Mais si le peuple se trompe ?... L'objection n'embarrassait pas les amis de la violence. Ils récriminaient. Combien de fois, répondaient-ils, le Parlement, le Châtelet, ne se sont-ils pas trompés ? Ils citaient les fameuses méprises des Calas et des Sirven ; ils rappelaient le terrible Mémoire de Dupaty pour trois hommes condamnés à la roue, ce Mémoire brûlé par le Parlement, qui ne pouvait y répondre.

Quels jugements populaires, disaient-ils encore, seront jamais plus barbares que les procédures des tribunaux réguliers comme elles sont encore en 1789 ?... Procédures secrètes, faites tout entières sur pièces que l'accusé ne voit pas ; les pièces non communiquées, les témoins non confrontés, sauf ce dernier petit moment où l'accusé, sorti à peine de la nuit, de son cachot, effaré du jour, vient sur la sellette, répond ou ne répond pas, voit ses juges pendant deux minutes pour s'entendre condamner ? 1...

1 Voir le jugement de Duvald'Espreménil, raconté par C. Desmoulins dans ses lettres.

Barbares procédures, jugements plus barbares. On n'ose rappeler Damiens, écartelé, tenaillé, arrosé de plomb fondu... Peu avant la Révolution, on brûla un homme à Strasbourg. Le 11 août 1789, le Parlement de Paris, qui meurt lui-même, condamne encore un homme à expirer sur la roue. De tels supplices, qui pour le spectateur même étaient des supplices, troublaient les âmes à fond, les effarouchaient, les rendaient folles, brouillaient toute idée de justice, tournaient la justice à rebours, le coupable qui souffrait tant ne paraissait plus coupable ; le coupable, c'était le juge ; des montagnes de malédictions s'entassaient sur lui... La sensibilité s'exaltait jusqu'à la fureur, la pitié devenait féroce. L'histoire offre plusieurs exemples de cette sensibilité furieuse qui souvent- mettait le peuple hors de tout respect, de toute crainte, et lui faisait rouer, brûler les officiers de justice en place du criminel.

C'est un fait trop peu remarqué, mais qui fait comprendre bien des choses plusieurs de nos terroristes furent des hommes d'une sensibilité exaltée, maladive, qui ressentirent cruellement les maux du peuple, et dont la pitié tourna en fureur.

Ce remarquable phénomène se présentait principalement chez les hommes nerveux, d'une imagination faible et irritable, chez les artistes en tous genres ; l'artiste est un homme-femme 2. Le peuple, dont les nerfs sont plus forts, suivit cet entraînement ; mais jamais, dans les premiers temps, il ne donnait l'impulsion. Les violences partaient du Palais-Royal, où dominaient les bourgeois, les avocats, les artistes et gens de lettres.

La responsabilité, même entre ceux-ci, n'était entière à personne. Un Camille Desmoulins levait le lièvre, ouvrait la chasse ; un Danton la poussait à mort... en paroles, bien entendu. Mais il ne manquait pas de muets pour exécuter, d'hommes pâles et furieux pour porter la chose à la Grève, où elle était poussée par des Dantons inférieurs. Dans la foule misérable qui environnait ceux-ci, il y avait d'étranges figures comme échappées de l'autre monde ; des hommes à face de spectres, mais exaltés par la faim, ivres de jeûne, et qui n'étaient plus des hommes... On affirmait que plusieurs, au 20 juillet, ne mangeaient pas depuis trois jours. Parfois ils se résignaient, mouraient sans faire mal à personne. Les femmes ne se résignaient pas, elles avaient des enfants. Elles erraient comme des lionnes. En toute émeute, elles étaient les plus âpres, les plus furieuses ; elles poussaient des cris frénétiques, faisaient honte aux hommes de leurs lenteurs ; les jugements sommaires de la Grève étaient toujours trop longs pour elles. Elles pendaient tout d'abord 3.

L'Angleterre a eu en ce siècle la poésie de la faim 4. Qui donnera son histoire en France ?... Terrible histoire au dernier siècle, négligée des historiens, qui ont gardé leur pitié pour les artisans de la, famine... J'ai essayé d'y descendre, dans les cercles de cet enfer, guidé de proche en proche par de profonds cris de douleur. J'ai montré la terre de plus en plus stérile, à mesure que le fisc saisit, détruit le bétail, et que la terre, sans engrais, est condamnée à un jeûne perpétuel.

1 Passage vraiment éloquent de Dupaty, Mémoire Pour trois hommes condamnés à la roue, p.117 (1786, in-4°).
2 Je veux dire un homme complet, qui, ayant les deux sexes de l'esprit, est fécond, toutefois presque toujours avec prédominance de la sensibilité irritable et colérique.
3 Elles pendirent ainsi le 5 octobre le brave abbé Lefebvre, l'un des héros du 14 juillet. Heureusement on coupa la corde.
4 Ebenezer Elliot, Cornlaws rhymes (Manchester, 1834), etc.

J'ai montré comment les nobles, les exempts d'impôts se multipliant, l'impôt allait pesant sur une terre toujours plus pauvre. Je n'ai pas assez, montré comment l'aliment devient, par sa rareté même, l'objet d'un trafic éminemment productif. Les profits en sont si clairs que le roi veut aussi en être. Le monde voit avec étonnement un roi qui trafique de la vie de ses sujets, un roi qui spécule sur la disette et la mort, un roi assassin du peuple. La famine n'est plus seulement le, résultat, des saisons, un phénomène naturel ; ce n'est ni la pluie ni la grêle.

C'est un fait d'ordre civil on a faim de par le roi.

Le roi ici, c'est le système. On eut faim sous Louis XV, on a faim sous Louis XVI.

La famine est alors une science, un art compliqué d'administration, de commerce. Elle a son père et sa mère, le fisc, l'accaparement. Elle engendre une race à part, race bâtarde de fournisseurs, banquiers, financiers, fermiers généraux, intendants, conseillers, ministres. Un mot profond sur l'alliance des spéculateurs et des politiques sortit des entrailles du peuple : Pacte de famine.

Foulon était spéculateur, financier ; traitant d'une part, de l'autre membre du Conseil, qui seul jugeait les traitants. Il comptait bien être ministre. Il serait mort de chagrin, si la banqueroute s'était faite par un autre que par lui. Les lauriers de l'abbé Terray ne le laissaient pas dormir. Il avait le tort de prêcher trop haut son système, sa langue travaillait contre lui et le rendait impossible. La cour goûtait fort l'idée de ne pas payer, mais elle voulait emprunter, et, pour allécher les prêteurs, il ne fallait pas appeler au ministère l'apôtre de la banqueroute.

On lui attribuait une parole cruelle : S'ils ont faim, qu'ils broutent l'herbe... Patience ! Que je sois ministre, je leur ferai manger du foin ; mes chevaux en mangent... » On lui imputait encore ce mot terrible : Il faut faucher la France...

Foulon avait un gendre selon son cœur, un homme capable, mais dur, de l'aveu des royalistes 1, Berthier, intendant de Paris. Il savait bien qu'il était détesté des Parisiens, et fut trop heureux de trouver l'occasion de leur faire la guerre. Avec le vieux Foulon, il était l'âme du ministère de trois jours. Le maréchal de Broglie n'en augurait rien de bon, il obéissait 2. Mais Foulon, mais Berthier, étaient très ardents. Celui-ci montra une activité diabolique à rassembler tout, armes, troupes, à fabriquer des cartouches. Si Paris ne fut point mis à feu et à sang, ce ne fut nullement sa faute.

On s'étonne que des gens si riches, si parfaitement informés, mûrs d'ailleurs et d'expérience, se soient jetés dans ces folies. C'est que les grands spéculateurs financiers participent tous du joueur ; ils en ont les tentations. Or l'affaire la plus lucrative qu'ils pouvaient trouver jamais, c'était d'être ainsi chargés de faire la banqueroute par exécution militaire. Cela était hasardeux. Mais quelle grande affaire sans hasard ? On gagne sur la tempête, on gagne sur l'incendie ; pourquoi pas sur la guerre et la famine ? Qui ne risque rien n'a rien.

La famine et la guerre, je veux dire Foulon et Berthier, qui croyaient tenir Paris, se trouvèrent déconcertés par la prise de la Bastille.


1 La famille a vivement réclamé. Un examen sérieux nous prouve que les écrivains royalistes (Beaulieu, etc.) sont aussi sévères pour Foulon et Berthier que les révolutionnaires. C'est ce qu'a trouvé aussi M. Louis Blanc en faisant le même examen. Si la famille a trouvé aux Archives ou ailleurs des pièces contraires à l'opinion générale des contemporains, elle devrait les publier.
2 Alex. de Lameth, Histoire de l'Assemblée constituante, I, 67.


Le soir du 13, Berthier essaya de rassurer Louis XVI ; s'il en tirait un petit mot, il pouvait encore lancer ses Allemands sur Paris.

Louis XVI ne dit rien, ne fit rien. Les deux hommes, dès ce moment, sentirent bien qu'ils étaient morts. Berthier s'enfuit vers le Nord, filant la nuit d'un lieu à l'autre ; il passa quatre nuits sans dormir, sans s'arrêter, et n'alla pas plus loin que Soissons. Foulon n'essaya pas de fuir ; d'abord, il fit dire partout qu'il n'avait pas voulu du ministère, puis qu'il était frappé d'une apoplexie, puis il fit le mort. Il s'enterra lui-même magnifiquement (un de ses domestiques venait fort à point de mourir). Cela fait, il alla, tout doucement chez son digne ami Sartines, l'ancien lieutenant de police.

Il avait sujet d'avoir peur. Le mouvement était terrible. Remontons un peu plus haut.

Dès le mois de mai, la famine avait chassé des populationsentières, les poussait l'une sur l'autre. Caen et Rouen, Orléans, Lyon, Nancy, avaient eu des combats à soutenir pour les grains. Marseille avait vu à ses portes une bande de huit mille affamés qui devaient piller ou mourir ; toute la ville, malgré le gouvernement, malgré le parlement d'Aix, avait pris les armes et restait armée.

Le mouvement se ralentit un moment en juin ; la France entière, les yeux fixés sur l'Assemblée, attendait qu'elle vainquit ; nul autre espoir de salut. Les, plus extrêmes souffrances se turent un moment ; une pensée dominait tout...

Qui peut dire la rage, l'horreur de l'espoir trompé, à la nouvelle du renvoi de Necker ? Necker n'était pas un politique ; il était, comme on a vu, timide, vaniteux, ridicule. Mais, dans l'affaire des subsistances, il fut, on lui doit cette justice, il fut administrateur, infatigable, ingénieux, plein d'industrie et de ressources1. Il s'y montra, ce qui est bien plus, plein de coeur, bon et sensible ; personne ne voulant prêter à l'État, il emprunta en son nom, il engagea son crédit, jusqu'à deux millions, la moitié de sa fortune. Renvoyé, il ne retira pas sa garantie ; il écrivit aux prêteurs qu'il la maintenait. Pour tout dire, s'il ne sut pas gouverner, il nourrit le peuple, le nourrit de son argent.

Le mot Necker, le mot subsistance, cela sonnait du même son à l'oreille du peuple. Renvoi de Necker, et famine, la famine sans espoir et sans remède, voilà ce que sentit la France, au moment du 12 juillet.

Les bastilles de province, celle de Caen, celle de Bordeaux, furent forcées ou se livrèrent, pendant qu'on prenait celle de Paris. A Renne, à Saint-Malo, à Strasbourg, les troupes fraternisèrent avec le peuple. Caen, il y eut lutte entre les soldats. Quelques hommes du régiment d'Artois portaient des insignes patriotiques ; ceux du régiment de Bourbon, profitant de ce qu'ils étaient sans armes, les leur arrachèrent. On crut que le major Belzunce les avait payés pour faire cette insulte à leurs camarades. Belzunce était un joli officier et spirituel, mais impertinent, violent, hautain. Il faisait bruit de son mépris pour l'Assemblée nationale, pour le peuple, la canaille ; il se promenait dans la ville, armé jusqu'aux dents, avec un domestique d'une mine féroce 1. Ses regards étaient provocants. Le peuple perdit patience, menaça, assiégea la caserne ; un officier eut l'imprudence de tirer, et alors la foule alla chercher du canon ; Belzunce se livra ou fut livré pour être conduit en prison ; il ne put y arriver ; il fut tué à coups de fusil, son corps déchiré ; une femme mangea son cœur.


1 Voir Necker, Œuvres, VI, 298-324.

Il y eut du sang à Rouen, à Lyon ; à Saint-Germain, un meunier fut décapité ; un boulanger accapareur faillit périr à Poissy ; il ne fut sauvé que par une députation de l'Assemblée, qui se montra admirable de courage et d'humanité, risqua sa vie, n'emmena l'homme qu'après l'avoir demandé au peuple, à genoux.

Foulon eût peut-être passé ce moment d'orage, s'il n'eût été haï que de toute la France. Son malheur était de l'être de ceux qui le connaissaient le mieux ; de ses vassaux et serviteurs. Ils ne le perdaient pas de vue, ils n'avaient pas été dupes du prétendu enterrement. Ils suivirent, ils trouvèrent le mort, qui se promenait bien portant dans le parc de M. de Sartines : Tu voulais nous donner du foin, c'est toi qui en mangeras ! On lui met une botte de foin sur le dos, un bouquet d'orties, collier de chardons. On le mène à pied à Paris, à l'Hôtel de Ville, on demande son jugement à la, seule autorité qui restât, aux électeurs.

Ceux-ci durent alors regretter de n'avoir pas hâté davantage la décision populaire qui allait créer un véritable pouvoir municipal, leur donner des successeurs et finir leur royauté. Royauté est le mot propre ; les Gardes françaises ne montaient la garde à Versailles, près du roi, qu'en prenant l'ordre (chose étrange) des électeurs de Paris.

Ce pouvoir illégal, invoqué pour tout, impuissant pour tout, affaibli encore dans son association fortuite avec les anciens échevins, n'ayant pour tête que le bonhomme Bailly, le nouveau maire, n'ayant pour bras que La Fayette, commandant d'une garde nationale qui s'organisait à peine, allait se trouver en face d'une nécessité terrible.

Ils apprirent presque à la fois qu'on avait arrêté Berthier à Compiègne et qu'on amenait Foulon. Pour le premier, ils prirent une responsabilité grave, hardie (la peur l'est parfois), celle de dire aux gens de Compiègne qu'il n'existait aucune raison de détenir M. Berthier. Ceux-ci répondirent qu'il serait alors tué sûrement à Compiègne, qu'on ne pouvait le sauver qu'en l'amenant à Paris.

Quant à Foulon, on décida que désormais les accusés de ce genre seraient déposés à l'Abbaye, et qu'on inscrirait ces mots sur la porte : Prisonniers mis sous la main de la nation. Cette mesure générale, prise dans l'intérêt d'un homme, assurait à l'ex-conseiller d'être jugé par ses amis et collègues, les anciens magistrats, seuls juges qui fussent alors.

Tout cela était trop clair ; mais aussi, fort surveillé par des gens bien clairvoyants, les procureurs et la basoche, par les rentiers, ennemis du ministre de la banqueroute, par beaucoup d'hommes enfui qui avaient des effets publics et que ruinait la baisse. Un procureur fit passer une note à la charge de Berthier, sur ses dépôts de fusils. La basoche soutenait qu'il avait encore un de ces dépôts chez l'abbesse de Montmartre, et força d'y envoyer. La Grève était pleine d'hommes étrangers au peuple, d'un extérieur décent ; quelques-uns fort bien, vêtus. La Bourse était à la Grève.

1 Mémoires de Dumouriez, II, 53.



..."Parfois ils se résignaient, mouraient sans faire mal à personne"...
Voilà ce que les nostalgiques de l'ancien régime auraient souhaité pour nos ancêtres !

Si vous souhaitez vous faire une idée du niveau du révisionnisme ambiant, je vous conseille de faire des recherches sur internet à propos de Messieurs Foulon et Berthier. Vous allez tomber de votre chaise !

Je vous souhaite le bonheur de lire ce formidable ouvrage de Michelet. Le tome 1 de l'Histoire de la Révolution Française est téléchargeable ici :
http://www.mediterranee-antique.info/Fichiers_PdF/MNO/Michelet/HR_T1.pdf


P.S. : Pour le moment, tout ce qui reste de la Révolution Française, c'est une devise oubliée, sur nos édifices publics, une République malade, une démocratie à l'agonie.