mardi 11 décembre 2012

Les 600 ans de Terreur de l’ancien régime…

Jules Michelet - Histoire de la Révolution Française - Tome 1

"600 de terreur de l'ancien régime", extrait de l'introduction.

"Le pacte de la famine", extrait du chapitre II.


(C'est votre serviteur qui a donné ces titres à ces deux extraits).


Je suis parfois bien triste de n’entendre parler que de la Terreur, lorsqu’est évoquée la Révolution Française. Raison pour laquelle je ne puis résister à faire appel une fois de plus à Michelet, pour répondre à mes concitoyens si ingrats.

Ces pauvres gens pleurent sur les malheurs de Marie Antoinette, comme ils ont pleuré sur ceux de Lady Diana, et ils oublient que leurs malheureux ancêtres criaient famine et misère, avant que n’explose ladite Révolution. Mais les vrais coupables de cette absurdité sont les nostalgiques de l’ancien régime qui n’ont jamais cessé de réécrire l’histoire de la Révolution, à l’encre amère de leur ressentiment.

Il faut lire la terrible description que Michelet fait de la France et de son malheureux peuple à la veille de la Révolution, on rougit alors de honte en repensant aux horreurs que de véritables révisionnistes ne cessent de proférer.

Les Français formaient un peuple souffrant, affamé de justice, qui malgré la faim et la misère aima son roi aussi longtemps qu’il le put. Et cette misère, cette souffrance, cette injustice, duraient depuis des siècles et des siècles !
Cette Révolution ne fut pas seulement l'œuvre de la bourgeoisie de l'époque, comme l'ont écrit d'autres historiens après Michelet. Celle-ci bien sûr, y voyait aussi son intérêt, (peut-être même est-ce cet "intérêt" qui perdit la Révolution), mais non vraiment, ce fut tout un peuple qui se révolta, une Nation.

Michelet, lui, ne méprisait pas le peuple, et il faut le lire admirant la dignité de ces pauvres gens dans les pires moments.

Pourquoi est-il plus facile de s’apitoyer sur une bedonnante marquise croulant sous les bijoux, que sur une famille de pauvres paysans, criant famine ? De quel côté était réellement l'avidité, la vulgarité ?

Comment peut-on continuer de pleurer sur les prétendus "malheurs" des aristocrates des temps modernes, et rester le cœur sec devant les miséreux qui le soir fouillent les poubelles pour se nourrir ?

Les adversaires de la Révolution ont gagné, pour le moment…

Lisez ces deux extraits du premier tome de l'Histoire de la Révolution Française, de Jules Michelet.


Merci,


"Les 600 ans de terreur de l'ancien régime"
(Extrait de l'introduction)


Que la Terreur révolutionnaire se garde bien se comparer à l'Inquisition. Qu'elle ne se vante jamais d'avoir, dans ses deux ou trois ans, rendu au vieux système, ce qu'il nous fit six cents ans !... Combien l'Inquisition aurait droit de rire !...
Qu'est-ce que c'est les seize mille guillotinés de l'une devant ces millions d'hommes égorgés, perdus, rompus, ce pyramidal bûcher, ces masses de chairs brûlées, que l'autre a montées jusqu'au ciel ? La seule Inquisition d'une des provinces d'Espagne établit, dans un monument authentique, qu'en seize années, elle brûla vingt mille hommes... Mais pourquoi parler de l'Espagne, plutôt que des Albigeois, plutôt que des Vaudois des Alpes, plutôt que des beggards de Flandre, que des protestants de France, plutôt que de l'épouvante croisade des hussites, et de tant de peuples que le pape livrait à l'épée ?

L'histoire dira que, dans son moment féroce, implacable, la Révolution craignait d'aggraver la mort, qu'elle adoucit les supplices, éloigna la main de l'homme, inventa une machine pour abréger la douleur.

Et elle dira aussi que l'Église du moyen âge s'épuisa en inventions pour augmenter la souffrance, pour la rendre poignante, pénétrante, qu'elle trouva des arts exquis de torture, des moyens pour faire que, sans mourir, on savourât longtemps la mort..., et qu'arrêtée dans cette route par l'inflexible nature qui, à tel degré de douleur, fait grâce en donnant la mort, elle pleura de ne pouvoir en faire endurer davantage.

Je ne puis, je ne veux pas remuer d'ici cette mer de sang. Si Dieu me donne d'y toucher un jour, il reprendra, ce sang, sa vie bouillonnante, il roulera en torrents, pour noyer la fausse histoire, les flatteurs gagés du meurtre, pour emplir leur bouche menteuse...

Je sais bien que la meilleure partie de ces grandes destructions ne peut plus être racontée. Ils ont brûlé les livres, brûlé les hommes, rebrûlé les os calcinés, jeté la cendre... Quand retrouverai-je l'histoire des Vaudois, des Albigeois, par exemple ? Le jour où j'aurai l'histoire de l'étoile que j'ai vue filer cette nuit... Un monde, un monde tout entier, a péri, sombré, corps et biens. On a retrouvé un poème, on a retrouvé des ossements au fond des cavernes, mais point de nom, point de signes... Est-ce avec ces tristes restes que je puis refaire cette histoire ?... Qu'ils triomphent, nos ennemis, de l'impuissance qu'ils ont faite, et d'avoir été si barbares qu'on ne peut avec certitude raconter leurs barbaries !... Tout au moins le désert raconte, et le désert du Languedoc, et les solitudes des Alpes, et les montagnes dépeuplées la Bohême, tant d'autres lieux, où l'homme a disparu, où la terre est devenue à jamais stérile, où la Nature, après l'homme, semble exterminée elle-même.

Mais une chose crie plus haut que toutes les destructions (chose authentique, celle-là), c'est que le système qui tuait au nom d'un principe, au nom d'une loi, se servit indifféremment de deux principes opposés, de la tyrannie des rois, de l'aveugle anarchie des peuples. En un siècle seulement, au seizième, Rome change trois fois ; elle se jette à droite, à gauche, sans pudeur, sans ménagement. D'abord, elle se donne aux rois ; puis, elle jette au peuple ; puis encore, retourne aux rois. Trois politiques, un seul but, comment atteint ? il n'importe. Quel but ? La mort de la pensée.

Un écrivain a trouvé que le nonce du pape n'a pas su d'avance la Saint-Barthélemy. Et moi, j'ai trouvé que le pape l'avait préparée, travaillée dix ans.

Bagatelle, dit un autre, simple affaire municipale, une vengeance de Paris.

Malgré le dégoût profond, le mépris, le vomissement que me donnent ces théories, je les ai confrontées aux monuments de l'Histoire, aux actes irrécusables. Et j'ai retrouvé de proche en proche la trace rouge du massacre.
J'ai vérifié que, du jour où Paris proposa (1561) la vente générale des biens du Clergé, du jour où l'Église vit le Roi incertain, et tenté de cette proie, elle se tournera vivement, violemment vers le peuple, employant tous les moyens de prédication, d'aumône, d'influence diverse, son immense clientèle, ses couvents, ses marchands, ses mendiants, à organiser le meurtre.

Affaire populaire, dites-vous. C'est Vrai. Mais dites donc aussi par quelle ruse diabolique, quelle persévérance infernale, vous avez travaillé dix ans à pervertir le sens du peuple, à troubler, le rendre fol.

Esprit de ruse et de meurtre, j'ai vécu trop de siècles en face de toi, pendant tout le moyen âge, pour que tu m'abuse. Après avoir nié si longtemps la Justice et la Liberté, tu pris leur nom pour cri de guerre. En leur nom, tu as exploité une riche mine de haine, l'éternelle tristesse que l'inégalité met au cœur de l'homme, l'envie du pauvre pour le riche... Tu as, sans hésitation, toi, tyran, roi, propriétaire, et le plus absorbant du monde, embrassé tout à coup et passé d'un bond, les impraticables théories des niveleurs.

Avant la Saint-Barthélemy, le Clergé disait au peuple, pour l'animer au massacre : Les protestants sont des nobles, des gentilshommes de provinces. Cela était vrai ; le Clergé ayant déjà exterminé, comprimé le protestantisme des villes. Les châteaux, étant fermés, pouvaient être protestants. Mais lisez les premiers martyrs ; c'étaient des hommes des villes, petits marchands, ouvriers. Ces croyances qu'on désignait à la haine du peuple, comme celles de l'aristocratie étaient sorties du peuple même. Et qui ne sait que Calvin fut le fils d'un tonnelier ?

Il me serait trop facile de montrer comment tout ceci a été embrouillé de nos jours par les écrivains valets du Clergé, puis copié légèrement. J'ai voulu seulement montrer par un exemple la féroce adresse avec laquelle le Clergé poussa le peuple, et se fit une arme mortelle de la jalousie sociale. Le détail serait curieux ; je regrette de l'ajourner. Il faudrait dire comment, pour perdre un homme, une classe d'hommes, la calomnie élaborée par une Presse spéciale, lentement manipulée aux écoles, aux séminaires, surtout aux parloirs des couvents, directement confiée (pour être répandue plus vite) aux pénitentes, aux marchands attitrés des curés et des chanoines, s'en allait grondant dans le peuple ; comment elle s'exaltait dans les mangeries, buveries, qu'on appelait confréries, à qui on livrait, en autres choses, les grands biens des hôpitaux...

Détails bas, mesquins, misérables, mais sans lesquels on ne comprend jamais les grandes  exécutions de la démagogie catholique.

Parfois, s'il fallait perdre un homme en renom, on ajoutait à ces moyens un art supérieur. On trouvait, par argent, par crainte, quelque écrivain de talent qu'on lançait sur lui. Ainsi le confesseur du Roi, pour parvenir à brûler Vallée, fit écrire contre lui Ronsard. Ainsi, pour perdre Théophile, le confesseur poussa Balzac, qui ne pouvait pardonner Théophile d'avoir tiré l'épée pour lui, et de lui avoir sauvé des coups de bâton.

De nos jours, j'ai pu observer dans le petit, dans le bas, dans le ruisseau de la rue, comment on travaille ecclésiastiquement la haine et l'émeute. J'ai vu dans une ville de l'Ouest un jeune professeur de philosophie qu'on voulait chasser de sa chaire, suivi, montré dans la rue par des femmes ameutées. Que savaient-elles des questions ? Rien que ce qu'on leur apprenait dans le confessionnal. Elles n'étaient pas moins furieuses, se mettaient toutes sur la porte, le montraient, criaient : Le voilà !

Dans une grande ville de l'Est, j'ai vu un autre spectacle peut-être plus odieux. Un vieux pasteur protestant, presque aveugle, qui tous les jours, souvent plusieurs fois par jour, insulté par les enfants d'une école, qui le tiraient par derrière, et voulaient le faire tomber.

Voilà comme les choses commencent, par des agents innocents, contre lesquels vous ne pouvez vous défendre, des petits enfants, des femmes... Dans des temps plus favorables, dans des pays d'ignorance et d'exaltation facile, l'homme se met de la partie. Le maître qui tient l'Église, comme membre de confrérie, comme marchand, comme locataire, crie, gronde, cabale, ameute. Le compagnon, le valet, s'enivrent pour faire un mauvais coup ; l'apprenti les suit, les dépasse, frappe, sans savoir pourquoi ; l'enfant parfois assassine.

Puis, arrivent les esprits faux, les théoriciens ineptes, pour baptiser pieux assassinat du nom de justice du peuple, pour canoniser le crime élaboré par les tyrans, au nom de la liberté.

C'est ainsi qu'en un même jouer, on trouva moyen d'égorger d'un coup tout ce qui honorait la France, le premier philosophe du temps, le premier sculpteur et le premier musicien, Ramu, Jean Goujon, Goudimel. Combien plus eût-on égorgé notre grand jurisconsulte, l'ennemi de Rome et des Jésuites, le génie du Droit, Dumoulin !...

Heureusement, il était à l'abri ; il leur avait sauvé un crime, réfugié sa noble vie en Dieu... Mais auparavant, il avait vu l'émeute organisée quatre fois par le Clergé contre lui et sa maison. Cette sainte maison d'étude, quatre fois forcée, pillée ; ses livres profanés, dispersés ; ses manuscrits irréparables, patrimoine du genre humain, traînés au ruisseau, détruits.... Ils n'ont pas détruit la Justice; le vivant esprit enfermé dans ces livres s'émancipa par la flamme, s'épandit et remplit tout ; il pénétra l'atmosphère en sorte que, grâce aux fureurs meurtrières du fanatisme, on y put respirer d'air que celui de l'équité.





"Le pacte de la famine"
(Extrait du chapitre II "Jugements populaires")



Personne ne croyait à la justice sinon à celle du peuple.

Les légistes spécialement méprisaient la loi, le droit d'alors ; en contradiction avec toutes les idées du siècle. Ils connaissaient les tribunaux et savaient que la Révolution n'avait pas d'adversaires plus passionnés que le Parlement, le Châtelet, les juges en général.

Un tel juge, c'était l'ennemi. Remettre le jugement de l'ennemi à l'ennemi, le charger de décider entre la Révolution et les contre-révolutionnaires, c'était absoudre ceux-ci, les rendre plus fiers et plus forts, les envoyer aux armées commencer la guerre civile. Le pouvaient-ils ? Oui, malgré l'élan de Paris et la prise de la Bastille. Ils avaient des troupes étrangères, ils avaient tous les officiers, ils avaient spécialement un corps formidable, qui faisait alors la gloire militaire de la France, les officiers de la marine.

Le peuple seul, dans cette crise rapide pouvait saisir et frapper des coupables si puissants. Mais si le peuple se trompe ?... L'objection n'embarrassait pas les amis de la violence. Ils récriminaient. Combien de fois, répondaient-ils, le Parlement, le Châtelet, ne se sont-ils pas trompés ? Ils citaient les fameuses méprises des Calas et des Sirven ; ils rappelaient le terrible Mémoire de Dupaty pour trois hommes condamnés à la roue, ce Mémoire brûlé par le Parlement, qui ne pouvait y répondre.

Quels jugements populaires, disaient-ils encore, seront jamais plus barbares que les procédures des tribunaux réguliers comme elles sont encore en 1789 ?... Procédures secrètes, faites tout entières sur pièces que l'accusé ne voit pas ; les pièces non communiquées, les témoins non confrontés, sauf ce dernier petit moment où l'accusé, sorti à peine de la nuit, de son cachot, effaré du jour, vient sur la sellette, répond ou ne répond pas, voit ses juges pendant deux minutes pour s'entendre condamner ? 1...

1 Voir le jugement de Duvald'Espreménil, raconté par C. Desmoulins dans ses lettres.

Barbares procédures, jugements plus barbares. On n'ose rappeler Damiens, écartelé, tenaillé, arrosé de plomb fondu... Peu avant la Révolution, on brûla un homme à Strasbourg. Le 11 août 1789, le Parlement de Paris, qui meurt lui-même, condamne encore un homme à expirer sur la roue. De tels supplices, qui pour le spectateur même étaient des supplices, troublaient les âmes à fond, les effarouchaient, les rendaient folles, brouillaient toute idée de justice, tournaient la justice à rebours, le coupable qui souffrait tant ne paraissait plus coupable ; le coupable, c'était le juge ; des montagnes de malédictions s'entassaient sur lui... La sensibilité s'exaltait jusqu'à la fureur, la pitié devenait féroce. L'histoire offre plusieurs exemples de cette sensibilité furieuse qui souvent- mettait le peuple hors de tout respect, de toute crainte, et lui faisait rouer, brûler les officiers de justice en place du criminel.

C'est un fait trop peu remarqué, mais qui fait comprendre bien des choses plusieurs de nos terroristes furent des hommes d'une sensibilité exaltée, maladive, qui ressentirent cruellement les maux du peuple, et dont la pitié tourna en fureur.

Ce remarquable phénomène se présentait principalement chez les hommes nerveux, d'une imagination faible et irritable, chez les artistes en tous genres ; l'artiste est un homme-femme 2. Le peuple, dont les nerfs sont plus forts, suivit cet entraînement ; mais jamais, dans les premiers temps, il ne donnait l'impulsion. Les violences partaient du Palais-Royal, où dominaient les bourgeois, les avocats, les artistes et gens de lettres.

La responsabilité, même entre ceux-ci, n'était entière à personne. Un Camille Desmoulins levait le lièvre, ouvrait la chasse ; un Danton la poussait à mort... en paroles, bien entendu. Mais il ne manquait pas de muets pour exécuter, d'hommes pâles et furieux pour porter la chose à la Grève, où elle était poussée par des Dantons inférieurs. Dans la foule misérable qui environnait ceux-ci, il y avait d'étranges figures comme échappées de l'autre monde ; des hommes à face de spectres, mais exaltés par la faim, ivres de jeûne, et qui n'étaient plus des hommes... On affirmait que plusieurs, au 20 juillet, ne mangeaient pas depuis trois jours. Parfois ils se résignaient, mouraient sans faire mal à personne. Les femmes ne se résignaient pas, elles avaient des enfants. Elles erraient comme des lionnes. En toute émeute, elles étaient les plus âpres, les plus furieuses ; elles poussaient des cris frénétiques, faisaient honte aux hommes de leurs lenteurs ; les jugements sommaires de la Grève étaient toujours trop longs pour elles. Elles pendaient tout d'abord 3.

L'Angleterre a eu en ce siècle la poésie de la faim 4. Qui donnera son histoire en France ?... Terrible histoire au dernier siècle, négligée des historiens, qui ont gardé leur pitié pour les artisans de la, famine... J'ai essayé d'y descendre, dans les cercles de cet enfer, guidé de proche en proche par de profonds cris de douleur. J'ai montré la terre de plus en plus stérile, à mesure que le fisc saisit, détruit le bétail, et que la terre, sans engrais, est condamnée à un jeûne perpétuel.

1 Passage vraiment éloquent de Dupaty, Mémoire Pour trois hommes condamnés à la roue, p.117 (1786, in-4°).
2 Je veux dire un homme complet, qui, ayant les deux sexes de l'esprit, est fécond, toutefois presque toujours avec prédominance de la sensibilité irritable et colérique.
3 Elles pendirent ainsi le 5 octobre le brave abbé Lefebvre, l'un des héros du 14 juillet. Heureusement on coupa la corde.
4 Ebenezer Elliot, Cornlaws rhymes (Manchester, 1834), etc.

J'ai montré comment les nobles, les exempts d'impôts se multipliant, l'impôt allait pesant sur une terre toujours plus pauvre. Je n'ai pas assez, montré comment l'aliment devient, par sa rareté même, l'objet d'un trafic éminemment productif. Les profits en sont si clairs que le roi veut aussi en être. Le monde voit avec étonnement un roi qui trafique de la vie de ses sujets, un roi qui spécule sur la disette et la mort, un roi assassin du peuple. La famine n'est plus seulement le, résultat, des saisons, un phénomène naturel ; ce n'est ni la pluie ni la grêle.

C'est un fait d'ordre civil on a faim de par le roi.

Le roi ici, c'est le système. On eut faim sous Louis XV, on a faim sous Louis XVI.

La famine est alors une science, un art compliqué d'administration, de commerce. Elle a son père et sa mère, le fisc, l'accaparement. Elle engendre une race à part, race bâtarde de fournisseurs, banquiers, financiers, fermiers généraux, intendants, conseillers, ministres. Un mot profond sur l'alliance des spéculateurs et des politiques sortit des entrailles du peuple : Pacte de famine.

Foulon était spéculateur, financier ; traitant d'une part, de l'autre membre du Conseil, qui seul jugeait les traitants. Il comptait bien être ministre. Il serait mort de chagrin, si la banqueroute s'était faite par un autre que par lui. Les lauriers de l'abbé Terray ne le laissaient pas dormir. Il avait le tort de prêcher trop haut son système, sa langue travaillait contre lui et le rendait impossible. La cour goûtait fort l'idée de ne pas payer, mais elle voulait emprunter, et, pour allécher les prêteurs, il ne fallait pas appeler au ministère l'apôtre de la banqueroute.

On lui attribuait une parole cruelle : S'ils ont faim, qu'ils broutent l'herbe... Patience ! Que je sois ministre, je leur ferai manger du foin ; mes chevaux en mangent... » On lui imputait encore ce mot terrible : Il faut faucher la France...

Foulon avait un gendre selon son cœur, un homme capable, mais dur, de l'aveu des royalistes 1, Berthier, intendant de Paris. Il savait bien qu'il était détesté des Parisiens, et fut trop heureux de trouver l'occasion de leur faire la guerre. Avec le vieux Foulon, il était l'âme du ministère de trois jours. Le maréchal de Broglie n'en augurait rien de bon, il obéissait 2. Mais Foulon, mais Berthier, étaient très ardents. Celui-ci montra une activité diabolique à rassembler tout, armes, troupes, à fabriquer des cartouches. Si Paris ne fut point mis à feu et à sang, ce ne fut nullement sa faute.

On s'étonne que des gens si riches, si parfaitement informés, mûrs d'ailleurs et d'expérience, se soient jetés dans ces folies. C'est que les grands spéculateurs financiers participent tous du joueur ; ils en ont les tentations. Or l'affaire la plus lucrative qu'ils pouvaient trouver jamais, c'était d'être ainsi chargés de faire la banqueroute par exécution militaire. Cela était hasardeux. Mais quelle grande affaire sans hasard ? On gagne sur la tempête, on gagne sur l'incendie ; pourquoi pas sur la guerre et la famine ? Qui ne risque rien n'a rien.

La famine et la guerre, je veux dire Foulon et Berthier, qui croyaient tenir Paris, se trouvèrent déconcertés par la prise de la Bastille.


1 La famille a vivement réclamé. Un examen sérieux nous prouve que les écrivains royalistes (Beaulieu, etc.) sont aussi sévères pour Foulon et Berthier que les révolutionnaires. C'est ce qu'a trouvé aussi M. Louis Blanc en faisant le même examen. Si la famille a trouvé aux Archives ou ailleurs des pièces contraires à l'opinion générale des contemporains, elle devrait les publier.
2 Alex. de Lameth, Histoire de l'Assemblée constituante, I, 67.


Le soir du 13, Berthier essaya de rassurer Louis XVI ; s'il en tirait un petit mot, il pouvait encore lancer ses Allemands sur Paris.

Louis XVI ne dit rien, ne fit rien. Les deux hommes, dès ce moment, sentirent bien qu'ils étaient morts. Berthier s'enfuit vers le Nord, filant la nuit d'un lieu à l'autre ; il passa quatre nuits sans dormir, sans s'arrêter, et n'alla pas plus loin que Soissons. Foulon n'essaya pas de fuir ; d'abord, il fit dire partout qu'il n'avait pas voulu du ministère, puis qu'il était frappé d'une apoplexie, puis il fit le mort. Il s'enterra lui-même magnifiquement (un de ses domestiques venait fort à point de mourir). Cela fait, il alla, tout doucement chez son digne ami Sartines, l'ancien lieutenant de police.

Il avait sujet d'avoir peur. Le mouvement était terrible. Remontons un peu plus haut.

Dès le mois de mai, la famine avait chassé des populationsentières, les poussait l'une sur l'autre. Caen et Rouen, Orléans, Lyon, Nancy, avaient eu des combats à soutenir pour les grains. Marseille avait vu à ses portes une bande de huit mille affamés qui devaient piller ou mourir ; toute la ville, malgré le gouvernement, malgré le parlement d'Aix, avait pris les armes et restait armée.

Le mouvement se ralentit un moment en juin ; la France entière, les yeux fixés sur l'Assemblée, attendait qu'elle vainquit ; nul autre espoir de salut. Les, plus extrêmes souffrances se turent un moment ; une pensée dominait tout...

Qui peut dire la rage, l'horreur de l'espoir trompé, à la nouvelle du renvoi de Necker ? Necker n'était pas un politique ; il était, comme on a vu, timide, vaniteux, ridicule. Mais, dans l'affaire des subsistances, il fut, on lui doit cette justice, il fut administrateur, infatigable, ingénieux, plein d'industrie et de ressources1. Il s'y montra, ce qui est bien plus, plein de coeur, bon et sensible ; personne ne voulant prêter à l'État, il emprunta en son nom, il engagea son crédit, jusqu'à deux millions, la moitié de sa fortune. Renvoyé, il ne retira pas sa garantie ; il écrivit aux prêteurs qu'il la maintenait. Pour tout dire, s'il ne sut pas gouverner, il nourrit le peuple, le nourrit de son argent.

Le mot Necker, le mot subsistance, cela sonnait du même son à l'oreille du peuple. Renvoi de Necker, et famine, la famine sans espoir et sans remède, voilà ce que sentit la France, au moment du 12 juillet.

Les bastilles de province, celle de Caen, celle de Bordeaux, furent forcées ou se livrèrent, pendant qu'on prenait celle de Paris. A Renne, à Saint-Malo, à Strasbourg, les troupes fraternisèrent avec le peuple. Caen, il y eut lutte entre les soldats. Quelques hommes du régiment d'Artois portaient des insignes patriotiques ; ceux du régiment de Bourbon, profitant de ce qu'ils étaient sans armes, les leur arrachèrent. On crut que le major Belzunce les avait payés pour faire cette insulte à leurs camarades. Belzunce était un joli officier et spirituel, mais impertinent, violent, hautain. Il faisait bruit de son mépris pour l'Assemblée nationale, pour le peuple, la canaille ; il se promenait dans la ville, armé jusqu'aux dents, avec un domestique d'une mine féroce 1. Ses regards étaient provocants. Le peuple perdit patience, menaça, assiégea la caserne ; un officier eut l'imprudence de tirer, et alors la foule alla chercher du canon ; Belzunce se livra ou fut livré pour être conduit en prison ; il ne put y arriver ; il fut tué à coups de fusil, son corps déchiré ; une femme mangea son cœur.


1 Voir Necker, Œuvres, VI, 298-324.

Il y eut du sang à Rouen, à Lyon ; à Saint-Germain, un meunier fut décapité ; un boulanger accapareur faillit périr à Poissy ; il ne fut sauvé que par une députation de l'Assemblée, qui se montra admirable de courage et d'humanité, risqua sa vie, n'emmena l'homme qu'après l'avoir demandé au peuple, à genoux.

Foulon eût peut-être passé ce moment d'orage, s'il n'eût été haï que de toute la France. Son malheur était de l'être de ceux qui le connaissaient le mieux ; de ses vassaux et serviteurs. Ils ne le perdaient pas de vue, ils n'avaient pas été dupes du prétendu enterrement. Ils suivirent, ils trouvèrent le mort, qui se promenait bien portant dans le parc de M. de Sartines : Tu voulais nous donner du foin, c'est toi qui en mangeras ! On lui met une botte de foin sur le dos, un bouquet d'orties, collier de chardons. On le mène à pied à Paris, à l'Hôtel de Ville, on demande son jugement à la, seule autorité qui restât, aux électeurs.

Ceux-ci durent alors regretter de n'avoir pas hâté davantage la décision populaire qui allait créer un véritable pouvoir municipal, leur donner des successeurs et finir leur royauté. Royauté est le mot propre ; les Gardes françaises ne montaient la garde à Versailles, près du roi, qu'en prenant l'ordre (chose étrange) des électeurs de Paris.

Ce pouvoir illégal, invoqué pour tout, impuissant pour tout, affaibli encore dans son association fortuite avec les anciens échevins, n'ayant pour tête que le bonhomme Bailly, le nouveau maire, n'ayant pour bras que La Fayette, commandant d'une garde nationale qui s'organisait à peine, allait se trouver en face d'une nécessité terrible.

Ils apprirent presque à la fois qu'on avait arrêté Berthier à Compiègne et qu'on amenait Foulon. Pour le premier, ils prirent une responsabilité grave, hardie (la peur l'est parfois), celle de dire aux gens de Compiègne qu'il n'existait aucune raison de détenir M. Berthier. Ceux-ci répondirent qu'il serait alors tué sûrement à Compiègne, qu'on ne pouvait le sauver qu'en l'amenant à Paris.

Quant à Foulon, on décida que désormais les accusés de ce genre seraient déposés à l'Abbaye, et qu'on inscrirait ces mots sur la porte : Prisonniers mis sous la main de la nation. Cette mesure générale, prise dans l'intérêt d'un homme, assurait à l'ex-conseiller d'être jugé par ses amis et collègues, les anciens magistrats, seuls juges qui fussent alors.

Tout cela était trop clair ; mais aussi, fort surveillé par des gens bien clairvoyants, les procureurs et la basoche, par les rentiers, ennemis du ministre de la banqueroute, par beaucoup d'hommes enfui qui avaient des effets publics et que ruinait la baisse. Un procureur fit passer une note à la charge de Berthier, sur ses dépôts de fusils. La basoche soutenait qu'il avait encore un de ces dépôts chez l'abbesse de Montmartre, et força d'y envoyer. La Grève était pleine d'hommes étrangers au peuple, d'un extérieur décent ; quelques-uns fort bien, vêtus. La Bourse était à la Grève.

1 Mémoires de Dumouriez, II, 53.



..."Parfois ils se résignaient, mouraient sans faire mal à personne"...
Voilà ce que les nostalgiques de l'ancien régime auraient souhaité pour nos ancêtres !

Si vous souhaitez vous faire une idée du niveau du révisionnisme ambiant, je vous conseille de faire des recherches sur internet à propos de Messieurs Foulon et Berthier. Vous allez tomber de votre chaise !

Je vous souhaite le bonheur de lire ce formidable ouvrage de Michelet. Le tome 1 de l'Histoire de la Révolution Française est téléchargeable ici :
http://www.mediterranee-antique.info/Fichiers_PdF/MNO/Michelet/HR_T1.pdf


P.S. : Pour le moment, tout ce qui reste de la Révolution Française, c'est une devise oubliée, sur nos édifices publics, une République malade, une démocratie à l'agonie.




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