Addiction générale
Un essai d'Isabelle Sorente publié chez Jean-Claude Lattes
Cet article est probablement le dernier que je publierai avant longtemps dans ce blog-notes. Peut-être même est-ce le tout dernier.
(Article mis à jour le 08/11/16, avec un podcast à écouter en fin de page)
Isabelle Sorente est pour moi une vraie rencontre littéraire. Je l'ai découverte alors que j'écoutais distraitement une émission de télé passant à une heure tardive et j'ai été sidéré par l'intelligence et la profondeur de chacune de ses interventions.
Le soir même, j'ai fait une recherche sur elle, puis j'ai commandé deux de ses livres, son dernier roman intitulé "180 jours" et cet essai "Addiction générale" traitant de la dépendance de notre société au calcul.
Si vous lisez quelques-uns des articles de mon autre site "Transitio", vous comprendrez à quel point le sujet de cet essai d'Isabelle Sorente a pu m’interpeller (Voir par exemple cet article sur le "2ème monde" ou celui-ci "Watzlawick, Nietzsche et la modélisation des systèmes").
Si vous lisez quelques-uns des articles de mon autre site "Transitio", vous comprendrez à quel point le sujet de cet essai d'Isabelle Sorente a pu m’interpeller (Voir par exemple cet article sur le "2ème monde" ou celui-ci "Watzlawick, Nietzsche et la modélisation des systèmes").
J'ai lu son roman, 180 jours, d'une seule traite en un week-end. Je lis peu de romans ces derniers temps, celui-ci m'a changé. Lorsque l'on a le rare bonheur de lire un excellent livre, on passe par deux phases ; la première, lorsque l'on entre dans le livre, la seconde quand le livre est entré en nous. Une fois qu'il est en nous, le livre fait partie de ce que nous sommes, de ce que nous pensons, il nous a changé.
Mise à jour au 08/11/2016 :
Je vous invite à écouter le podcast d'une émission d'Alain Finkielkraut, diffusée dimanche dernier sur France Culture. Le sujet traité était la condition animale dans la littérature et il avait eu l'excellente idée d'inviter Isabelle Sorente. Vous pouvez écouter ce passionnant débat, grâce au lien qui se trouve en bas de cette page. (Vous ne serez pas déçu(e))
Quant à cet essai "Addiction générale", il aurait pu avoir comme sous-titre, "Essai sur la compassion". Le thème de la compassion semble être au cœur de l'oeuvre d'Isabelle Sorente. Sa description de notre société régie par la loi du chiffre est d'une lucidité implacable. Elle démontre comment peu à peu le dogme de la performance nous fait nous comporter en machines, comment peu à peu, nous devenons inhumains...
Mise à jour au 08/11/2016 :
Je vous invite à écouter le podcast d'une émission d'Alain Finkielkraut, diffusée dimanche dernier sur France Culture. Le sujet traité était la condition animale dans la littérature et il avait eu l'excellente idée d'inviter Isabelle Sorente. Vous pouvez écouter ce passionnant débat, grâce au lien qui se trouve en bas de cette page. (Vous ne serez pas déçu(e))
Quant à cet essai "Addiction générale", il aurait pu avoir comme sous-titre, "Essai sur la compassion". Le thème de la compassion semble être au cœur de l'oeuvre d'Isabelle Sorente. Sa description de notre société régie par la loi du chiffre est d'une lucidité implacable. Elle démontre comment peu à peu le dogme de la performance nous fait nous comporter en machines, comment peu à peu, nous devenons inhumains...
C'est une chance de pouvoir découvrir un auteur comme Isabelle Sorente.
Ne vous privez pas de la lumière que sa pensée vous apportera.
Achetez ses livres et lisez-les !
Extrait du chapitre Liberté de circulation et diversité
(Pages 115 à 123)
L’illusion fusionnelle
La diversité naît de la mise à distance, voilà ce qui
épouvante le calculateur en nous, voilà ce qu’il se refuse. Le romantisme ne
pouvait qu’accompagner la révolution industrielle, et la soumission de l’individu
au rythme accéléré de la performance. L’homme de calcul est par nécessité
romantique. Plus l’environnement impose pour survivre que l’individu simplifie
sa pensée, raisonne par algorithmes, qu’il fonctionne, assis dix heures par
jour, l’œil rivé sur un écran, plus la privation émotionnelle devient
insupportable et le besoin d’éprouver quelque chose, vite, fort, n’importe
quoi, se fait sentir. Pour l’addict, l’Autre, inaccessible, désiré, détestable,
fatalement décevant, ne peut qu’effacer tous les autres, c’est-à-dire se
confondre à moi, d’une façon positive puis négative, en devenant le
récipiendaire de mes projections indésirable. La fusion est la seule forme d’amour
que le dépendant reconnaisse, puisqu’il ne peut se détacher. Mais la fusion
comme épisode de l’histoire d’amour en continue la préhistoire, la phase de
conception, comme la fusion du nouveau-né avec la mère ou l’obsession
surnaturelle du scientifique pour une idée, elle ne saurait se suffire à elle-même :
elle doit déboucher sur une naissance. Dans un monde d’addiction, l’amour ne
peut qu’avorter. Ce n’est pas la fusion provisoire avec l’Autre que l’addict
recherche, mais l’effacement permanent des autres par un autre. Garant de ma
jouissance, de ma sécurité affective ou matérielle, l’Autre est celui qui
calcule comme moi, celui dont les intérêts sont compatibles avec les miens. La
fusion me confond à l’Autre, avant de le reléguer dans la masse indistincte des
autres, à compter du moment où ses calculs diffèrent des miens ; en
témoignent ces annonces sur Meetic, où des hommes romantiques cherchent le
grand amour avec une femme non-fumeuse, où des jeunes femmes réclament un
engagement avant la rencontre, sur la foi de quelques lignes décrivant leurs
loisirs et la couleurs de leurs yeux, comme une publicité vantant les options d’un
modèle de voiture, le tout se concluant par don Juans, s’abstenir. La quête de
l’assurance crie la détresse du calculateur, qui ne cesse d’appeler les autres
au secours. Mais la fusion n’est qu’un piège, un shoot émotionnel inscrit dans
le cycle de la dépendance, l’Autre reste calcul, il restera mirage : la
fusion tue l’amour.
La fusion n’est pas seulement contraire à la compassion,
elle est ce qui s’y oppose le mieux, le mirage le plus séduisant, le plus
trompeur, et aussi le plus violent. Dans un monde glacé et aseptisé, qui
voudrait renoncer à la passion, au grand amour ? Mais la fusion n’est pas
l’amour, la raison n’est pas le calcul : les deux impostures vont de pair.
Parce que la maîtrise des chiffres procure l’illusion de dominer la réalité, l’homme
de calcul éprouve l’effroi de ne rien ressentir et la nécessité prédatrice de
retrouver un sentiment, dont l’Autre est à la fois la proie et le prétexte. Ce
n’est pas la moindre conséquence de notre addiction hypermoderne de rendre l’amour
impossible. Mais si le mirage de la fusion me prive aussi de compassion, il réduit
à néant ma seule chance de retrouver la raison et de tenir l’hallucination
désastreuse à distance. Celui qui veut exercer sa liberté de circulation se
trouve donc tôt ou tard devant la nécessité de ne pas confondre fusion et
amour, et de renoncer radicalement à cette confusion.
Fusion à plusieurs
La loi du chiffre repose à la fois sur la répression des
émotions et sur leur assouvissement dans l’ivresse fusionnelle, qui va de l’obsession
sentimentale à la grande communion de la fusion à plusieurs. L’ivresse peut
durer plusieurs semaines après une catastrophe, comme dans le cas du tsunami de
2004 ou du tremblement de terre d’Haïti, ou se perpétuer à des dates
anniversaires grâce à des cérémonies de type téléthon. Le concept de Téléthon,
venu de la contraction du mot « télévision » et « marathon »,
est apparu aux Etats-Unis après la guerre, pour désigner un programme de longue
durée, destiné à récolter des fonds pour une œuvre de charité. Le montant des
dons, affiché sur un compteur, apparait en temps réel sur l’écran. Mais est-ce
un don ou l’achat d’un ticket d’entrée, valable pour la décharge d’émotion
collective ? Réduit à l’impuissance, blessé par la catastrophe ou la
maladie, le corps de l’autre sert de faire-valoir à mes sentiments retrouvés,
il devient le prétexte d’une émotion partagée avec mes semblables dont lui, l’autre,
ne fait pas partie. A peine la fusion cesse, à peine l’écran s’éteint que le
prétexte disparait. On pourrait soutenir qu’aider pour une mauvaise raison est
encore préférable à ne pas aider du tout, qu’il faut parfois ruser pour servir
une juste cause. Cela était peut-être vrai dans les années 1950, lors de l’invention
du téléthon. Mais soixante ans plus tard, l’hallucination a gagné du
terrain. La distance nécessaire au
surgissement de l’altérité devient de plus en plus difficile à préserver. Avec
la possibilité de rester connecté en permanence, chez soi, au bureau, dans les
transports, le mirage de la fusion gagne l’amitié, jusqu’ici épargnée par le
romantisme. Les utilisateurs fréquents des réseaux sociaux consacrent plus de
trois heures quotidiennes à Internet, ce qui correspond au temps passé
autrefois devant la télévision. Au-delà de son utilité et de sa réalité
informatique, le réseau matérialise un rêve d’addict, le désir de fusion
permanente qui seule peut compenser la restriction des émotions engendrée par l’imitation
de la machine.
La compassion suppose que je sois libre de plonger mon
regard en moi-même. C’est ce regard qui est détourné, l’introspection qui
devient impossible, lors des grandes démonstrations d’ivresse fusionnelle. A
supposer que l’exploitation d’images de souffrance se justifie, à supposer que
j’accepte d’une communauté soumise à la loi du calcul qu’elle use de mon état
de manque émotionnel, manipule les sentiments qu’elle interdit d’examiner, à
supposer que je me contente d’une décharge de bonté collective carnavalesque et
d’aveuglement le reste du temps, dans le seul but d’aider mes semblables, quand
bien même je serais capable d’une pareille abnégation, je ne peux oublier le
compteur, qui transforme le don en chiffre. Le compteur prouve le mirage :
sous couvert de bons sentiments, l’hallucination m’attache à elle. Le calcul
détourne l’émotion avant même que je l’éprouve. L’empathie est provoquée, mais
l’acte d’échange n’a pas lieu. En vérité, je ne suis pas libre de me mettre à
la place de personne. La silhouette dans les décombres, le corps dans un
fauteuil roulant appartiennent d’abord à une victime, du hasard ou de la
maladie : je ne suis pas comme elle, comme le suggèrent certains discours
habiles, je suis privilégiée, c’est-à-dire, d’une autre espèce. Ceux qui
maitrisent le calcul ne peuvent être frappés par le hasard, voilà ce qu’n
filigrane on me prie de croire, sous prétexte d’une culpabilité de bon aloi.
Plus augmente le montant des dons, suivi en temps réel, plus le chiffre m’attache
à la communauté d’intérêts de mes semblables, et m’éloigne de la vulnérabilité
de ceux dont je vais pouvoir oublier l’existence. Et croyant avoir ressenti
quelque chose, je demeure inexplicablement avide, en manque d’émotions fortes,
plus vulnérable encore au prochain débordement. Plus attachée à l’illusion que
me procurent les chiffres.
Détachement et fraternité
L’épreuve de la sobriété consiste à trouver la juste
distance. Trop loin, l’autre n’existe pas plus qu’un passant sans visage.
Confondu à moi, nous nous perdons ensemble dans le délire fusionnel. A la
distance de la compassion, l’autre devient les autres, la multiplicité rayonne.
Entre l’addiction et moi se crée un espace que je deviens libre de repeupler ;
constater l’existence de cet espace, c’est se détacher.
Souvent associé aux philosophies orientales ou au discret
sourire des statues de Bouddha, le mot « détachement » effraie, l’esprit
occidental y soupçonne un manque d’amour ou une froide indifférence, tant nous
sommes conditionnés pour confondre amour et fusion. Mais le détachement d’une
addiction, loin de mener à l’indifférence, conduit à la fraternité : je
reconnais l’autre comme moi, sans pour autant le confondre à moi. Des trois
valeurs de la devise républicaine, la fraternité est la plus opposée à la loi
du chiffre, en même temps qu’elle rend possible la liberté et l’égalité. La
liberté n’est qu’un leurre, si je ne suis pas libre de me mettre à la place de
l’autre, elle se borne à choisir des options, et encore, un bandeau sur les
yeux. L’égalité naît de l’absence de frontières : nous sommes égaux comme
prétextes renouvelés d’un mouvement qui nous dépasse, comme les points d’un
cercle dont le centre est partout. De la reconnaissance d’un mouvement plus
grand que soi, l’addict tire un dieu ou le nihilisme. Mais la raison qui s’exerce
à travers l’autre ne peut renier la taille humaine. Il n’est pas anodin que les
groupes de rétablissement, ou les toxicomanes partagent les épreuves de la
sobriété, se nomment des fraternités. La liberté comme l’égalité naissent de la
fraternité, c’est-à-dire du détachement, opposé à l’alternance de froideur
calculatrice et de passion fusionnelle.
Le détachement est une valeur rationnelle manquante, il ne
nécessite pas de produire une chose ou de la consommer. Il suppose au contraire
de créer de l’espace. Parce qu’il s’oppose à la loi de la performance, à l’imitation
de la machine, le détachement crée un point ou l’endurcissement ne prend pas,
un point tendre qui se confond à l’instant de lucidité, où le mirage ne prend
plus. Le détachement est tendre, ou il n’est pas réel. Il ne peut se comprendre
dans la perspective d’un calcul, sans quoi il perd sa valeur rationnelle et
devient un prétexte pour s’endurcir davantage. Ne t’attache pas. Voilà ce que
les producteurs répètent aux salariés des élevages industriels, où les employés
sont censés abattre eux-mêmes les animaux les moins performants. Voilà ce que l’on
apprend aux conseillers de clientèles de banques, et pour être plus sûrs encore
qu’ils ne s’attacheront pas au mauvais client, qu’ils laisseront le logiciel
faire son travail et calculer automatiquement le montant du découvert, les
conseillers changent d’agences au bout de trois ans : le temps que le lien
ne se crée pas. Nothing personnal, business as usual, voilà la devise du
calculateur, celle qui justifie l’atteinte à l’individu, du moment qu’elle
conduit au meilleur résultat. Que des salariés soient déplacés, mis à la
retraite anticipée ou licenciés n’est jamais personnel. Comment expliquer alors
qu’ils le prennent personnellement ? C’est que sous prétexte de
détachement, on procède à l’effacement de l’individu, de ses affects et son
histoire, plus encore, on lui demande d’effacer lui-même ces affects et cette
histoire, de les effacer de son plein gré, comme le disque dur de son
ordinateur de bureau. Celui qui réclame une vérité personnelle, car c’est
encore réclamer son statut d’individu que d’admettre sa souffrance, est jugé
irrationnel. L’impératif « Ne t’attache pas » signifié à ceux qui
sont confrontés à n’importe quelle forme de violence ne suppose pas le
détachement mais, au contraire, l’attachement sans réserve au discours qui rend
la situation tolérable. Quand le discours ne prend plus, la violence qu’il
servait à contenir se libère et se retourne contre l’individu. Les militaires de
retour d’Irak, les éleveurs confrontés à des crises sanitaires, la reine du X
qui subit l’indifférence et le mépris facile après avoir incarné une déesse du
sexe, le conseiller financier frappé de dépression nerveuse parce qu’on lui a
fait miroiter un métier de contacts humains dont justement le contact est
banni, tous les soldats ordinaires qui encaissent avec le sourire sont
vulnérables au retournement de violence, qui suit l’effondrement de l’impératif
« Ne t’attache pas ». Qu’elle soit tacite ou assumée, cette sommation
ne veut dire qu’une chose, efface tout ce que tu es devant la loi du résultat :
Ne t’attache qu’aux chiffres.
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