Jean-Jacques Rousseau : "Discours sur l’origine et les
fondements de l’inégalité parmi les hommes"
J’ai eu, il y a peu de jours, un échange poli sur twitter,
avec un quidam qui niait tout droit à l’égalité et qui prétendait que l’égalité
se méritait… Je lui ai fait remarquer que son "opinion" était
joliment désuète et surtout très anticonstitutionnelle (Liberté, égalité, fraternité, vous vous souvenez ?).
Lorsque quelqu’un vous parle ainsi du mérite, il y a fort à
parier qu’il se fait une haute opinion de sa petite personne. Mais c’est
surtout la preuve qu’il ignore tout de lui-même.
Parfois, je vous l’avoue, me vient un profond découragement
devant la médiocrité et l’odeur nauséabonde de certaines idées qui circulent de
nos jours. J’ai l’impression que nous avons fait un prodigieux bond en arrière.
Dimanche dernier, par exemple, défilaient dans Paris, des milliers et des
milliers de "Versaillais", "Vendéens" et autres clones nostalgiques de l’ancien
régime, protestant contre le mariage pour tous. Étaient-ils fâchés parce qu’on
les privait d’un droit ? Non-pas, ils étaient en colère parce que l’on
accordait un droit à d’autres ! Voici où en est une grande partie de la
société française.
Mais comment avons-nous pu en arriver là ? Que peut-il
advenir d’une société parvenue dans un tel état de déréliction ? Une
misère grandissante et des nantis ayant l’argent en guise de talent qui
imposent leur vision malade du monde…
Certains se posaient la même question au 18ème
siècle. En ce temps là aussi, il suffisait d’être bien né pour se prévaloir du mérite.
Ces tristes pensées me hantaient, et puis j’ai repensé à
Jean-Jacques Rousseau, que j’avais lu 25 ans auparavant. C’est ainsi que j’ai
relu cette semaine, dans le métro (mon salon de lecture préféré), son "Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité entre les
hommes."
Que puis-je dire de Rousseau pour vous le présenter, qui ne
soit pas trop falot, au regard d’un tel génie. Son livre est une petite
merveille de la pensée, Rousseau y réfléchit sur les origines de l’homme et de
la société. Mais ce faisant, il n’affirme pas dogmatiquement une vérité. Il ne
dit pas : « ça s’est passé comme ça, c’est ainsi ». Non,
Rousseau assemble des idées, élabore patiemment des concepts, tels que l’homme
naturel, la loi naturelle, la société… Ce sont des modèles qu’il fait
fonctionner, comme des prototypes d’horloges dont il vérifie l’exactitude. Il
le dit lui-même, l’homme naturel, tel qu’il le décrit, n’a probablement jamais
existé, mais son modèle permet de penser des modèles plus sophistiqués, comme
celui de la société par exemple…
Le mieux est que vous lisiez cet ouvrage en entier (il n'est pas très gros), mais comme
il est d’usage sur mon modeste blog-notes, je vous propose tout de même
l’extrait ci-dessous. En bas de page, vous pourrez visionner également
deux excellentes vidéos extraites des archives de la Radio Télévision Suisse,
d’une conférence sur Rousseau (qui était suisse), donnée par un certain M.
Guillemin.
Si vous lisez ce livre, surtout n’oubliez pas combien il
était incroyablement dangereux à cette époque de défendre de telles idées. Sachez
également que Rousseau, au contraire de Voltaire, a refusé toute sa vie, compromissions et surtout pensions. Il a préféré travailler durement et vivre
à la limite de la pauvreté, plutôt que de se soumettre à la bienveillance suspecte d’un prince.
La description qu’il fait de l’homme à l’état de nature,
naturellement bon parce que n’ayant pas besoin d’être méchant, puis de l’invention
de la vie en société, montre avant tout l’impossibilité de revenir en arrière,
vers ce « paradis perdu », et démontre la nécessité de toujours se
battre pour plus de justice, afin d’éviter que la société ne devienne un enfer.
Encore un mot…
Je serais tenté d’ajouter (c’est presque hors sujet), que l’on
ne trouve dans un livre que ce qui est déjà en soi (souvent déposé par d’autres).
Raison pour laquelle certains trouvent dans un livre des raisons de haïr,
tandis que d’autres dans le même livre trouvent des raisons d’aimer. Je vous
invite à découvrir dans ce livre (et dans beaucoup d’autres), le meilleur de
vous-même.
Une version "PDF" du livre est accessible par ce lien : Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes.
(Je vous conseille de lire la version en livre de poche, chez folio essais, avec toutes les notes de Rousseau qui sont indispensables pour une meilleure compréhension de certains passages.)
Bonne lecture !
Sur l'origine de l'inégalité, seconde partie, pages 41 à 47 de la version "PDF".
Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes
rustiques, tant qu'ils se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des
épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindre le
corps de diverses couleurs, à perfectionner ou embellir leurs arcs et leurs
flèches, à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou
quelques grossiers instruments de musique, en un mot tant qu'ils ne
s'appliquèrent qu'à des ouvrages qu'un seul pouvait faire, et qu'à des arts qui
n'avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres,
sains, bons et heureux autant qu'ils pouvaient l'être par leur nature, et
continuèrent à jouir entre eux des douceurs d'un commerce indépendant : mais
dès l'instant qu'un homme eut besoin du secours d'un autre ; dès qu'on
s'aperçut qu'il était utile à un seul d'avoir des provisions pour deux,
l'égalité disparut, la propriété s'introduisit, le travail devint nécessaire et
les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu'il fallut arroser
de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l'esclavage et la
misère germer et croître avec les moissons.
La métallurgie et l'agriculture furent les deux arts dont
l'invention produisit cette grande révolution. Pour le poète, c'est l'or et
l'argent, mais pour le philosophe ce sont le fer et le blé qui ont civilisé les
hommes et perdu le genre humain ; aussi l'un et l'autre étaient-ils inconnus
aux sauvages de l'Amérique qui pour cela sont toujours demeurés tels ; les
autres peuples semblent même être restés barbares tant qu'ils ont pratiqué l'un
de ces arts sans l'autre ; et l'une des meilleures raisons peut-être pourquoi l'Europe
a été, sinon plus tôt, du moins plus constamment et mieux policée que les autres
parties du monde, c'est qu'elle est à la fois la plus abondante en fer et la
plus fertile en blé.
Il est très difficile de conjecturer comment les hommes sont
parvenus à connaître et employer le fer : car il n'est pas croyable qu'ils
aient imaginé d'eux-mêmes de tirer la matière de la mine et de lui donner les
préparations nécessaires pour la mettre en fusion avant que de savoir ce qui en
résulterait. D'un autre côté on peut d'autant moins attribuer cette découverte
à quelque incendie accidentel que les mines ne se forment que dans des lieux
arides et dénués d'arbres et de plantes, de sorte qu'on dirait que la nature
avait pris des précautions pour nous dérober ce fatal secret. Il ne reste donc
que la circonstance extraordinaire de quelque volcan qui, vomissant des
matières métalliques en fusion, aura donné aux observateurs l'idée d'imiter
cette opération de la nature ; encore faut-il leur supposer bien du courage et
de la prévoyance pour entreprendre un travail aussi pénible et envisager
d'aussi loin les avantages qu'ils en pouvaient retirer ; ce qui ne convient
guère qu'à des esprits déjà plus exercés que ceux-ci ne le devaient être.
Quant à l'agriculture, le principe en fut connu longtemps
avant que la pratique en fût établie, et il n'est guère possible que les hommes
sans cesse occupés à tirer leur subsistance des arbres et des plantes n'eussent
assez promptement l'idée des voies que la nature emploie pour la génération des
végétaux ; mais leur industrie ne se tourna probablement que fort tard de ce
côté-là, soit parce que les arbres, qui avec la chasse et la pêche
fournissaient à leur nourriture, n'avaient pas besoin de leurs soins, soit faute
de connaître l'usage du blé, soit faute d'instruments pour le cultiver, soit
faute de prévoyance pour le besoin à venir, soit enfin faute de moyens pour
empêcher les autres de s'approprier le fruit de leur travail. Devenus plus
industrieux, on peut croire qu'avec des pierres aiguës et des bâtons pointus
ils commencèrent par cultiver quelques légumes ou racines autour de leurs
cabanes, longtemps avant de savoir préparer le blé, et d'avoir les instruments
nécessaires pour la culture en grand, sans compter que, pour se livrer à cette
occupation et ensemencer des terres, il faut se résoudre à perdre d'abord
quelque chose pour gagner beaucoup dans la suite ; précaution fort éloignée du
tour d'esprit de l'homme sauvage qui, comme je l'ai dit, a bien de la peine à
songer le matin à ses besoins du soir.
L'invention des autres arts fut donc nécessaire pour forcer
le genre humain de s'appliquer à celui de l'agriculture. Dès qu'il fallut des
hommes pour fondre et forger le fer, il fallut d'autres hommes pour nourrir
ceux-là. Plus le nombre des ouvriers vint à se multiplier, moins il y eut de
mains employées à fournir à la subsistance commune, sans qu'il y eût moins de
bouches pour la consommer ; et comme il fallut aux uns des denrées en échange
de leur fer, les autres trouvèrent enfin le secret d'employer le fer à la
multiplication des denrées. De là naquirent d'un côté le labourage et
l'agriculture, et de l'autre l'art de travailler les métaux et d'en multiplier
les usages.
De la culture des terres s'ensuivit nécessairement leur
partage, et de la propriété une fois reconnue les premières règles de justice :
car pour rendre à chacun le sien, il faut que chacun puisse avoir quelque chose
; de plus les hommes commençant à porter leurs vues dans l'avenir et se voyant
tous quelques biens à perdre, il n'y en avait aucun qui n'eût à craindre pour
soi la représaille des torts qu'il pouvait faire à autrui. Cette origine est
d'autant plus naturelle qu'il est impossible de concevoir l'idée de la propriété
naissante d'ailleurs que de la main-d’œuvre ; car on ne voit pas ce que, pour s'approprier
les choses qu'il n'a point faites, l'homme y peut mettre de plus que son travail.
C'est le seul travail qui donnant droit au cultivateur sur le produit de la
terre qu'il a labourée lui en donne par conséquent sur le fond, au moins
jusqu'à la récolte, et ainsi d'année en année, ce qui faisant une possession
continue, se transforme aisément en propriété. Lorsque les Anciens, dit
Grotius, ont donné à Cérès l'épithète de législatrice, et à une fête célébrée
en son honneur le nom de Thesmophories, ils ont fait entendre par là que le
partage des terres a produit une nouvelle sorte de droit. C'est-à dire le droit
de propriété différent de celui qui résulte de la loi naturelle.
Les choses en cet état eussent pu demeurer égales, si les
talents eussent été égaux, et que, par exemple, l'emploi du fer et la
consommation des denrées eussent toujours fait une balance exacte ; mais la
proportion que rien ne maintenait fut bientôt rompue ; le plus fort faisait
plus d'ouvrage ; le plus adroit tirait meilleur parti du sien ; le plus
ingénieux trouvait des moyens d'abréger le travail ; le laboureur avait plus
besoin de fer, ou le forgeron plus besoin de blé, et en travaillant également,
l'un gagnait beaucoup tandis que l'autre avait peine à vivre. C'est ainsi que
l'inégalité naturelle se déploie insensiblement avec celle de combinaison et
que les différences des hommes, développées par celles des circonstances, se
rendent plus sensibles, plus permanentes dans leurs effets, et commencent à influer
dans la même proportion sur le sort des particuliers.
Les choses étant parvenues à ce point, il est facile
d'imaginer le reste. Je ne m'arrêterai pas à décrire l'invention successive des
autres arts, le progrès des langues, l'épreuve et l'emploi des talents,
l'inégalité des fortunes, l'usage ou l'abus des richesses, ni tous les détails
qui suivent ceux-ci, et que chacun peut aisément suppléer. Je me bornerai
seulement à jeter un coup d'œil sur le genre humain placé dans ce nouvel ordre
de choses.
Voilà donc toutes nos facultés développées, la mémoire et
l'imagination en jeu, l'amour-propre intéressé, la raison rendue active et
l'esprit arrivé presque au terme de la perfection, dont il est susceptible.
Voilà toutes les qualités naturelles mises en action, le rang et le sort de
chaque homme établi, non seulement sur la quantité des biens et le pouvoir de
servir ou de nuire, mais sur l'esprit, la beauté, la force ou l'adresse, sur le
mérite ou les talents, et ces qualités étant les seules qui pouvaient attirer
de la considération, il fallut bientôt les avoir ou les affecter, il fallut
pour son avantage se montrer autre que ce qu'on était en effet. Être et
paraître devinrent deux choses tout à fait différentes, et de cette distinction
sortirent le faste imposant, la ruse trompeuse, et tous les vices qui en sont
le cortège. D'un autre côté, de libre et indépendant qu'était auparavant
l'homme, le voilà Par une multitude de nouveaux besoins assujetti, pour ainsi
dire, à toute la nature, et surtout à ses semblables dont il devient l'esclave
en un sens, même en devenant leur maître ; riche, il a besoin de leurs services
; pauvre, il a besoin de leur secours, et la médiocrité ne le met point en état
de se passer d'eux. Il faut donc qu'il cherche sans cesse à les intéresser à
son sort, et à leur faire trouver en effet ou en apparence leur profit à
travailler pour le sien : ce qui le rend fourbe et artificieux avec les uns,
impérieux et dur avec les autres, et le met dans la nécessité d'abuser tous
ceux dont il a besoin, quand il ne peut s'en faire craindre, et qu'il ne trouve
pas son intérêt à les servir utilement. Enfin l'ambition dévorante, l'ardeur d'élever
sa fortune relative, moins par un véritable besoin que pour se mettre au-dessus
des autres, inspire à tous les hommes un noir penchant à se nuire mutuellement,
une jalousie secrète d'autant plus dangereuse que, pour faire son coup plus en sûreté,
elle prend souvent le masque de la bienveillance ; en un mot, concurrence et rivalité
d'une part, de l'autre opposition d'intérêt, et toujours le désir caché de
faire son profit aux dépens d'autrui,
tous ces maux sont le premier effet de la propriété et le cortège inséparable
de l'inégalité naissante.
Avant qu'on eût inventé les signes représentatifs des
richesses, elles ne pouvaient guère consister qu'en terres et en bestiaux, les
seuls biens réels que les hommes puissent posséder. Or quand les héritages se
furent accrus en nombre et en étendue au point de couvrir le sol entier et de
se toucher tous, les uns ne purent plus s'agrandir qu'aux dépens des autres, et
les surnuméraires que la faiblesse ou l'indolence avaient empêchés d'en
acquérir à leur tour, devenus pauvres sans avoir rien perdu, parce que, tout
changeant autour d'eux, eux seuls n'avaient point changé, furent obligés de recevoir
ou de ravir leur subsistance de la main des riches, et de là commencèrent à naître,
selon les divers caractères des uns et des autres, la domination et la
servitude, ou la violence et les rapines. Les riches de leur côté connurent à
peine le plaisir de dominer, qu'ils dédaignèrent bientôt tous les autres, et se
servant de leurs anciens esclaves pour en soumettre de nouveaux, ils ne
songèrent qu'à subjuguer et asservir leurs voisins ; semblables à ces loups
affamés qui ayant une fois goûté de la chair humaine rebutent toute autre
nourriture et ne veulent plus que dévorer des hommes.
C'est ainsi que les plus puissants ou les plus misérables,
se faisant de leur force ou de leurs besoins une sorte de droit au bien
d'autrui, équivalent, selon eux, à celui de propriété, l'égalité rompue fut
suivie du plus affreux désordre : c'est ainsi que les usurpations des riches,
les brigandages des pauvres, les passions effrénées de tous étouffant la pitié
naturelle, et la voix encore faible de la justice, rendirent les hommes avares,
ambitieux et méchants. Il s'élevait entre le droit du plus fort et le droit du premier
occupant un conflit perpétuel qui ne se terminait que par des combats et des meurtres.
La société naissante fit place au plus horrible état de guerre : le genre
humain avili et désolé, ne pouvant plus retourner sur ses pas ni renoncer aux
acquisitions malheureuses qu'il avait faites et ne travaillant qu'à sa honte, par
l'abus des facultés qui l'honorent, se mit lui-même à la veille de sa ruine.
Attonitus nûvitate mali, divesque miserque,
Effugere optat opes, et quae modò voverat, odit.
"Epouvanté d'un mal si nouveau, riche et misérable tout ensemble, il désire échapper à ses richesses, et ce qu'il avait souhaité naguère, il le hait." (Ovide, Métamorphoses, XI, 127)
Il n'est pas possible que les hommes n'aient fait enfin des
réflexions sur une situation aussi misérable, et sur les calamités dont ils étaient
accablés. Les riches surtout durent bientôt sentir combien leur était
désavantageuse une guerre perpétuelle dont ils faisaient seuls tous les frais
et dans laquelle le risque de la vie était commun et celui des biens,
particulier. D'ailleurs, quelque couleur qu'ils pussent donner à leurs
usurpations, ils sentaient assez qu'elles n'étaient établies que sur un droit
précaire et abusif et que n'ayant été acquises que par la force, la force
pouvait les leur ôter sans qu'ils eussent raison de s'en plaindre. Ceux mêmes
que la seule industrie avait enrichis ne pouvaient guère fonder leur propriété
sur de meilleurs titres. Ils avaient beau dire : C'est moi qui ai bâti ce mur ;
j'ai gagné ce terrain par mon travail. Qui vous a donné les alignements, leur
pouvait-on répondre, et en vertu de quoi prétendez-vous être payé à nos dépens
d'un travail que nous ne vous avons point imposé ? Ignorez-vous qu'une
multitude de vos frères périt, ou souffre du besoin de ce que vous avez de
trop, et qu'il vous fallait un consentement exprès et unanime du genre humain
pour vous approprier sur la subsistance commune tout ce qui allait au-delà de
la vôtre ? Destitué de raisons valables pour se justifier, et de forces
suffisantes pour se défendre ; écrasant facilement un particulier, mais écrasé
lui-même par des troupes de bandits, seul contre tous, et ne pouvant à cause
des jalousies mutuelles s'unir avec ses égaux contre des ennemis unis par
l'espoir commun du pillage, le riche, pressé par la nécessité, conçut enfin le
projet le plus réfléchi qui soit jamais entré dans l'esprit humain ; ce fut
d'employer en sa faveur les forces mêmes de ceux qui l'attaquaient, de faire
ses défenseurs de ses adversaires, de leur inspirer d'autres maximes, et de
leur donner d'autres institutions qui lui fussent aussi favorables que le droit
naturel lui était contraire.
Dans cette vue, après avoir exposé à ses voisins l'horreur
d'une situation qui les armait tous les uns contre les autres, qui leur rendait
leurs possessions aussi onéreuses que leurs besoins, et où nul ne trouvait sa
sûreté ni dans la pauvreté ni dans la richesse, il inventa aisément des raisons
spécieuses pour les amener à son but.
« Unissons-nous, leur dit-il, pour garantir de l'oppression
les faibles, contenir les ambitieux, et assurer à chacun la possession de ce
qui lui appartient. Instituons des règlements de justice et de paix auxquels
tous soient obligés de se conformer, qui ne fassent acception de personne, et
qui réparent en quelque sorte les caprices de la fortune en soumettant également
le puissant et le faible à des devoirs mutuels. En un mot, au lieu de tourner
nos forces contre nous-mêmes, rassemblons-les en un pouvoir suprême qui nous
gouverne selon de sages lois, qui protège et défende tous les membres de
l'association, repousse les ennemis communs et nous maintienne dans une
concorde éternelle.»
Il en fallut beaucoup moins que l'équivalent de ce discours
pour entraîner des hommes grossiers, faciles à séduire, qui d'ailleurs avaient
trop d'affaires à démêler entre-eux pour pouvoir se passer d'arbitres, et trop
d'avarice et d'ambition, pour pouvoir longtemps se passer de maîtres. Tous
coururent au-devant de leurs fers croyant assurer leur liberté ; car avec assez
de raison pour sentir les avantages d'un établissement politique, ils n'avaient
pas assez d'expérience pour en prévoir les dangers ; les plus capables de
pressentir les abus étaient précisément ceux qui comptaient d'en profiter, et
les sages mêmes virent qu'il fallait se résoudre à sacrifier une partie de leur
liberté à la conservation de l'autre, comme un blessé se fait couper le bras
pour sauver le reste du corps.
Telle fut, ou dut être, l'origine de la société et des lois,
qui donnèrent de nouvelles entraves au faible et de nouvelles forces au riche,
détruisirent sans retour la liberté naturelle, fixèrent pour jamais la loi de
la propriété et de l'inégalité, d'une adroite usurpation firent un droit
irrévocable, et pour le profit de quelques ambitieux assujettirent désormais
tout le genre humain au travail, à la servitude et à la misère. On voit
aisément comment l'établissement d'une seule société rendit indispensable celui
de toutes les autres, et comment, pour faire tête à des forces unies, il fallut
s'unir à son tour. Les sociétés se multipliant ou s'étendant rapidement
couvrirent bientôt toute la surface de la terre, et il ne fut plus possible de
trouver un seul coin dans l'univers où l'on pût s'affranchir du joug et
soustraire sa tête au glaive souvent mal conduit que chaque homme vit perpétuellement
suspendu sur la sienne. Le droit civil étant ainsi devenu la règle commune des
citoyens, la loi de nature n'eut plus lieu qu'entre les diverses sociétés, où,
sous le nom de droit des gens, elle fut tempérée par quelques conventions
tacites pour rendre le commerce possible et suppléer à la commisération
naturelle, qui, perdant de société à société presque toute la force qu'elle
avait d'homme à homme, ne réside plus que dans quelques grandes âmes
cosmopolites, qui franchissent les barrières imaginaires qui séparent les
peuples, et qui, à l'exemple de l'être souverain qui les a créés, embrassent
tout le genre humain dans leur bienveillance.
Les corps politiques restant ainsi entre eux dans l'état de
nature se ressentirent bientôt des inconvénients qui avaient forcé les
particuliers d'en sortir, et cet état devint encore plus funeste entre ces
grands corps qu'il ne l'avait été auparavant entre les individus dont ils
étaient composés. De là sortirent les guerres nationales, les batailles, les
meurtres, les représailles qui font frémir la nature et choquent la raison, et
tous ces préjugés horribles qui placent au rang des vertus l'honneur de
répandre le sang humain. Les plus honnêtes gens apprirent à compter parmi leurs
devoirs celui d'égorger leurs semblables ; on vit enfin les hommes se massacrer
par milliers sans savoir pourquoi ; et il se commettait plus de meurtres en un
seul jour de combat et plus d'horreurs à la prise d'une seule ville qu'il ne
s'en était commis dans l'état de nature durant des siècles entiers sur toute la
face de la terre. Tels sont les premiers effets qu'on entrevoit de la division
du genre humain en différentes sociétés. Revenons à leur institution.
Je sais que plusieurs ont donné d'autres origines aux
sociétés politiques, comme les conquêtes du plus puissant ou l'union des
faibles, et le choix entre ces causes est indifférent à ce que je veux établir
: cependant celle que je viens d'exposer me paraît la plus naturelle par les
raisons suivantes : 1. Que dans le premier cas, le droit de conquête n'étant
point un droit n'en a pu fonder aucun autre, le conquérant et les peuples conquis
restant toujours entre eux dans l'état de guerre, à moins que la nation remise en
pleine liberté ne choisisse volontairement son vainqueur pour son chef. Jusque-là,
quelques capitulations qu'on ait faites, comme elles n'ont été fondées que sur
la violence, et que par conséquent elles sont nulles par le fait même, il ne
peut y avoir dans cette hypothèse ni véritable société, ni corps politique, ni
d'autre loi que celle du plus fort. 2. Que ces mots de fort et de faible sont
équivoques dans le second cas ; que dans l'intervalle qui se trouve entre
l'établissement du droit de propriété ou de premier occupant, et celui des
gouvernements politiques, le sens de ces termes est mieux rendu par ceux de pauvre
et de riche, parce qu'en effet un homme n'avait point avant les lois d'autre
moyen d'assujettir ses égaux qu'en attaquant leur bien, ou leur faisant quelque
part du sien. 3. Que les pauvres n'ayant rien à perdre que leur liberté, c'eût
été une grande folie à eux de s'ôter volontairement le seul bien qui leur
restait pour ne rien gagner en échange ; qu'au contraire les riches étant, pour
ainsi dire, sensibles dans toutes les parties de leurs biens, il était beaucoup
plus aisé de leur faire du mal, qu'ils avaient par conséquent plus de
précautions à prendre pour s'en garantir et qu'enfin il est raisonnable de
croire qu'une chose a été inventée par ceux à qui elle est utile plutôt que par
ceux à qui elle fait du tort.
Le gouvernement naissant n'eut point une forme constante et
régulière. Le défaut de philosophie et d'expérience ne laissait apercevoir que
les inconvénients présents, et l'on ne songeait à remédier aux autres qu'à
mesure qu'ils se présentaient. Malgré tous les travaux des plus sages
législateurs, l'état politique demeura toujours imparfait, parce qu'il était
presque l'ouvrage du hasard, et que, mal commencé, le temps en découvrant les
défauts et suggérant des remèdes, ne put jamais réparer les vices de la constitution.
On raccommodait sans cesse, au lieu qu'il eût fallu commencer par nettoyer
l'aire et écarter tous les vieux matériaux, comme fit Lycurgue à Sparte, pour élever
ensuite un bon édifice. La société ne consista d'abord qu'en quelques
conventions générales que tous les particuliers s'engageaient à observer et
dont la communauté se rendait garante envers chacun d'eux. Il fallut que
l'expérience montrât combien une pareille constitution était faible, et combien
il était facile aux infracteurs d'éviter la conviction ou le châtiment des
fautes dont le public seul devait être le témoin et le juge ; il fallut que la
loi fût éludée de mille manières ; il fallut que les inconvénients et les
désordres se multipliassent continuellement, pour qu'on songeât enfin à confier
à des particuliers le dangereux dépôt de l'autorité publique et qu'on commît à
des magistrats le soin de faire observer les délibérations du peuple : car de dire
que les chefs furent choisis avant que la confédération fût faite et que les ministres
des lois existèrent avant les lois mêmes, c'est une supposition qu'il n'est pas
permis de combattre sérieusement.
Il ne serait pas plus raisonnable de croire que les peuples
se sont d'abord jetés entre les bras d'un maître absolu, sans conditions et
sans retour, et que le premier moyen de pourvoir à la sûreté commune qu'aient
imaginé des hommes fiers et indomptés a été de se précipiter dans l'esclavage.
En effet, pourquoi se sont-ils donné des supérieurs, si ce n'est pour les
défendre contre l'oppression, et protéger leurs biens, leurs libertés, et leurs
vies, qui sont, pour ainsi dire, les éléments constitutifs de leur être ? Or,
dans les relations d'homme à homme, le pis qui puisse arriver à l'un étant de
se voir à la discrétion de l'autre, n'eût-il pas été contre le bon sens de
commencer par se dépouiller entre les mains d'un chef des seules choses pour la
conservation desquelles ils avaient besoin de son secours ? Quel équivalent
eût-il pu leur offrir pour la concession d'un si beau droit ; et, s'il eût osé
l'exiger sous le prétexte de les défendre, n'eût-il pas aussitôt reçu la
réponse de l'apologue : Que nous fera de plus l'ennemi ? Il est donc
incontestable, et c'est la maxime fondamentale de tout le droit politique, que
les peuples se sont donné des chefs pour défendre leur liberté et non pour les
asservir. Si nous avons un prince, disait Pline à Trajan, c'est afin qu'il nous
préserve d'avoir un maître.
Les politiques font sur l'amour de la liberté les mêmes
sophismes que les philosophes ont faits sur l'état de nature ; par les choses
qu'ils voient ils jugent des choses très différentes qu'ils n'ont pas vues et
ils attribuent aux hommes un penchant naturel à la servitude par la patience
avec laquelle ceux qu'ils ont sous les yeux supportent la leur, sans songer
qu'il en est de la liberté comme de l'innocence et de la vertu, dont on ne sent
le prix qu'autant qu'on en jouit soi-même et dont le goût se perd sitôt qu'on
les a perdues. Je connais les délices de ton pays, disait Brasidas à un satrape
qui comparait la vie de Sparte à celle de Persépolis, mais tu ne peux connaître
les plaisirs du mien.
Comme un coursier indompté hérisse ses crins, frappe la
terre du pied et se débat impétueusement à la seule approche du mors, tandis
qu'un cheval dressé souffre patiemment la verge et l'éperon, l'homme barbare ne
plie point sa tête au joug que l'homme civilisé porte sans murmure, et il
préfère la plus orageuse liberté à un assujettissement tranquille. Ce n'est
donc pas par l'avilissement des peuples asservis qu'il faut juger des
dispositions naturelles de l'homme pour ou contre la servitude, mais par les
prodiges qu'ont faits tous les peuples libres pour se garantir de l'oppression.
je sais que les premiers ne font que vanter sans cesse la paix et le repos dont
ils jouissent dans leurs fers, et que miserrimam servitutem pacem appellant, mais
quand je vois les autres sacrifier les plaisirs, le repos, la richesse, la
puissance et la vie même à la conservation de ce seul bien si dédaigné de ceux
qui l'ont perdu ; quand je vois des animaux nés libres et abhorrant la
captivité se briser la tête contre les barreaux de leur prison, quand je vois
des multitudes de sauvages tout nus mépriser les voluptés européennes et braver
la faim, le feu, le fer et la mort pour ne conserver que leur indépendance, je
sens que ce n'est pas à des esclaves qu'il appartient de raisonner de liberté.
Vidéos !
Et voici les 2 vidéos qui concluent cet article. Il s'agit d'une conférence sur Jean-Jacques Rousseau, donnée par l'historien Henri Guillemin :
Mise à jour du 09/11/2016 :
Encore un mot, ou plutôt une question :"Les inégalités entre les hommes sont-elles naturelles ?"
C'était la question posée hier soir dans un étonnant café philo se situant à Pantin, que j'ai découvert il y a peu.
Voici très brièvement, ma modeste tentative de réponse :
L’état de nature des hommes, tel que celui décrit par Rousseau, correspond plutôt à la phase animale de ceux-ci, antérieure à l’humanité, celle des primates. Il n’était alors pas question d’inégalités, mais de différences.
Lorsqu’en faisant société, peu à peu nous sommes devenus des hommes, sont alors apparus dans nos conscience naissantes des concepts, tels que le jugement de valeurs, et ce serait ainsi que ce qui avait été jusque là de simples différences d'aptitudes, serait devenu des inégalités. Les inégalités seraient alors inhérentes à la vie en société, hors de l’état de nature. Ne pourrait-on pas en déduire alors que l’inégalité est un fait culturel et non pas naturel ?
Attention, je ne justifie aucunement les inégalités en esquissant cette supposition ! La justice est aussi un concept culturel, et le désir de justice est probablement un des sentiments les plus partagés par les hommes.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire