jeudi 5 novembre 2009

Frédéric Schiffer : Le bluff éthique


Frédéric Schiffer : Le bluff éthique (Essai chez J’AI LU)

    La lecture de ce livre m'a bien amusé ! L'idée, c'est qu'il n'y a aucune recette de vie heureuse. C'est brillant érudit et bien sûr plein d'humour.

    Soyez néanmoins prudent en le lisant, car la personnalité de son auteur est complexe. Il se définit en effet comme "Nihiliste balnéaire, surfeur émérite" et il semble être l'un de ces aimables dandys réactionnaires qui dissimulent leur ressentiment derrière le chatoyant manteau de l'humour et du style. C'est la lecture d'un article récent de lui sur le site "Causeur" (signalé sur Twitter) qui m'a récemment conforté dans cette désagréable impression. Cela ne retire rien cependant à la qualité de son livre, et qui plus, ce gentleman est tombé un jour sur cet article et a eu l'amabilité de me laisser un commentaire.

    Le plus important selon moi, c'est la lecture que l'on fait d'un texte. Libre à lui de trouver le pire dans Nietzsche (référence à son article dans causeur), pour ma part je n’y ai trouvé que le meilleur. La lecture d’un ouvrage est différente pour chaque lecteur. Elle révèle souvent les opinions et les angoisses dudit lecteur...

Voici donc 3 extraits, j'espère que vous ne me reprocherez pas de vous faire lire le texte d'un Brice de Nice de la philosophie ! ;-)


‘Illusion de la raison’ - Chapitre IV page 22

Pour paraphraser Xénophane, si les porcs avaient un brin d’imagination et des mains pour peindre des fresques et sculpter des statues, ils figureraient des dieux ayant apparence de porcs et, s’ils se vantaient également de posséder une intelligence dont ils projetteraient les caractéristiques dans l’univers, ils en feraient un monde obéissant à un logos porcin. Les humains se gausseraient de leur « suidéomorphisme ». 

Mais, quand, à la suite d’Aristote, nombre de philosophes confèrent à la réalité physique une faculté intelligente, artiste et politique, pour ainsi établir la croyance en un « monde », personne ne se moque. Pourtant ils versent tous dans un anthropomorphisme tout aussi naïf, consistant à attribuer à l’univers la dimension de la rationalité – à partir de la croyance en un esprit humain doté d’un principe directeur nommé « raison » - et de la Loi – à l’image des institutions et des juridictions civiles dont les humains essaient de se doter et ce, toujours, à plus ou moins brève échéance, en pure perte. La cécité majeure des rationalistes est de ne pas s’aviser ou, sinon, de ne pas garder en tête :

1) Que la « raison », comme faculté humaine de se représenter le réel, n’est qu’une illusion que la pensée entretient sur elle-même : un double qu’elle se forge pour se nier et se figurer autre qu’elle est, c’est-à-dire, précisément, une faculté mentale génératrice de fictions ou d’abstractions – qu’elles soient des mythes, des idées, des nombres, des figures géométriques, des modèles mathématiques, logiques, philosophiques, etc.

2) Que toute « loi » n’est qu’une convention établie par les humains dans le but de pacifier au maximum leurs relations placées sous le signe de la violence des intérêts et des passions, et, ainsi, à ordonner et stabiliser leur coexistence collective susceptible, à toute occasion, de sombrer dans le conflit généralisé.

A l’évidence, pareil anthropomorphisme, dont nombre de philosophes sont affligés, relève d’une souffrance affective due à une double impuissance humaine : intellectuelle et sociale.
Impuissance intellectuelle. Plongée dans un chaos fantasmatique et sensoriel qui reflète et même grossit l’absence de monde, la pensée ne tolérant pas cette confusion, nie ce théâtre d’ombres et échafaude un monde mental de « réalités intelligibles » - négation et échafaudage que Platon décrit à merveille en relatant, au livre VII de La République, la fuite de ce prisonnier hors de l’immanence ténébreuse, tumultueuse et confuse du néant vers le faux jour ensoleillé de l’être.


‘Des idéologies portatives’ - Chapitre VI page 31

Affranchis du passé, de ses visions progressistes et messianiques de l’histoire, de ses valeurs contraignantes, les « hypermodernes », selon une expression de Gilles Lipovetsky, redoutent un futur à l’image de leurs destinées domestiques et sociales actuelles, mais poussés à leur paroxysme, placées sous le double signe de l’abolition du contrôle, des régulations, des arbitrages, déjà si précaires, de l’Etat, et de l’effacement des balises morales. Inquiets de voir disparaitre les seuls sentiers battus, les seules voies d’un éthos, fussent-elles de garage, qu’ils pouvaient suivre hier encore avec une relative sûreté – un parcours scolaire et universitaire, suivi d’une carrière professionnelle, accompagnée d’une vie de famille et, pour finir, d’une retraite - ; fatigués des divertissements festifs impuissants à les distraire de leur condition de Narcisses égarés ; gagnés par les phobies écologiques du nouveau millénaire ; effrayés par les surenchères de la violence terroriste, les voilà, pour un grand nombre d’entre eux, pris au piège de leur individualisme sans Dieu ni Progrès, avides de sens, de Sagesse, ou de Spiritualité. 

Pour certains, il est trop tard. Harcelés par les impératifs de production, minés par l’angoisse d’être jetés hors de la course au profit, surdosés en pilules psychotropes, ils se suicident chez eux ou sur leur lieu de travail – à la cadence, selon les statistiques récentes, d’une mort par heure. 
D’autres se fourrent dans des sectes new age, se convertissent au régime végétarien, se soignent par l’homéopathie, cultivent ou achètent des produits "bio", ne jurent que par l’"authenticité". 
Les plus crédules, alléchés par l’initiation, le mystère, la méditation, "le travail sur soi", affectionnent les livres de sciences ésotériques et de spiritualités bouddhistes indiennes, zen ou tibétaine. 
D’autres encore, se croyant plus avisés, désireux d’enrichir leur réflexion, de fortifier leur fibre humaniste et de construire leur "monde intérieur", avec ses règles, ses fins, ses repères, et, pourquoi pas, de s’engager au service de l’Homme ou de la Nature, se rabattent sur une culture philosophique agrémentée de références livresques, mais pas trop, garantie par un label professoral. 

Telle est la clientèle de ces idéologies portatives, à usage personnel, nommées "éthiques", reprises de sagesses antiques, mixées et compilées en livres ou manuels de recettes magiques pour une vie heureuse, joyeuse, réussie et responsable. Dénués bien sûr, du moindre effet bénéfique mental, intellectuel ou thérapeutique sur leurs consommateurs – cela se verrait -, ces produits, en France, assurent au moins la félicité et la réussite éditoriales de professeurs bon teint comme de leurs homologues alter-universitaires et populaires aussi pontifiants. 
En ces temps de délocalisation massive et brutales des âmes, tous ces bonimenteurs, concurremment avec des « spécialistes » du stress, de la dépression, de la médecine douce, de la « résilience », que sais-je encore, parviennent à se tailler un franc succès commercial sur le marché toujours plus porteur et rentable des raisons de vivre ?


'Critique du stoïcisme' - Chapitre XXXVI, page 88

Vivre c’est perdre et un humain ne peut, par un décret de sa volonté, se débarrasser du chagrin causé par la mort d’un être cher, une rupture amoureuse, la trahison d’un ami, un enfant qui le renie. Chacune de ces pertes s’ajoute au vide qui l’encercle et constitue heure après heure son quotidien. Si par réflexe, il se tourne vers le futur, espérant qu’une providence en fera un présent plus vivable, son instinct de survie sursaute et, sur le champ, cherche à le désabuser – en vain. Le hasard le gratifie-t-il de moments euphoriques ? Trop brefs, ils ne dissipent jamais longtemps ses souvenirs pénibles. Se remémore-t-il des épisodes heureux de son jeune âge – comme le recommanderait un épicurien ? Il sait bien qu’il n’est plus que le protagoniste disparu d’une histoire révolue. 

Comment son rapport au temps pourrait-il être logique puisque, de sa naissance à sa mort, il est pathologique ? A chaque instant du "processus de démolition" que suit son existence, l’horloge universelle fait sonner en lui la chronologie de l’inéluctable. S’il peut à la rigueur retarder sa détérioration physique et conserver une certaine tenue à son corps, il demeure impuissant à mettre en forme la compacte, poisseuse bouillie de blessures, d’insatisfactions, d’échecs, de déceptions, d’angoisses qui stagne et fermente en son psychisme depuis l’enfance. 
Fixe-t-il son attention sur la durée entrainant toute chose, il en remarque aussitôt sur lui-même les agressions, les altérations, les offenses. Il se sent asphyxier dans une carcasse pourrissante. 
D’où son recours au divertissement, c’est-à-dire, comme l’entend Pascal, une agitation et une dispersion dans le présent pour en oublier jusqu’à son passage même. "Sans le divertissement, il n’y a point de joie, note Pascal ; avec le divertissement, il n’y a point de tristesse." 
Mais quand le divertissement – l’amusement, le jeu, le sport, le travail, la débauche, le vice, la philosophie et ses « exercices spirituels » - s’avère un analgésique trop léger pour atténuer chez l’humain la maladie du temps, quand il ne suffit pas à le soulager du trouble du passé et de l’inquiétude de l’avenir, reste, plus efficace, l’abrutissement que lui procure le pharmakon de l’alcool ou celui de la drogue – et, plus radical encore, le suicide.



Quel honneur pour moi ! Frédéric Schiffer est tombé par hasard sur mon blog (voir son commentaire dont je le remercie).
Je vous invite à découvrir son blog qui est bien sûr à la hauteur de son excellent livre : http://lephilosophesansqualits.blogspot.com/

1 commentaire:

Frédéric Schiffter a dit…

Cher Monsieur,

Le hasard m'a conduit vers votre blog où vous dites du bien de moi.

Inutile de vous dire que j'en suis ravi. Il me plaît de savoir que vous avez passé un bon moment à lire mes "divagations" — selon l'expression de mon cher Montaigne.

Bien à vous,

F. Schiffter