lundi 28 décembre 2015

Retour au meilleur des mondes, avec Aldous Huxley




Voici un article un peu spécial, qui vient après une très longue mise en veille de ce blog-notes

Je l'ai rédigé ce dimanche 6 décembre 2015, très rapidement, en un après-midi. Je l'ai publié également sur mon site Transitio.net et sur le blog miroir de celui-ci, dans la rubrique "Oser penser", bien sûr...

Aujourd'hui, premier tour des élections régionales en France, le Front National, un parti fasciste, fondé par des collabos, d'anciens SS, des monarchistes et autres ennemis jurés de la République arrive en première position dans nombre de régions.

J'ai déjà essayé de parler du FN sur Transitio.net, mais j'ai choisi de prendre un peu de distance et de vous parler d'un livre que je viens de terminer.

A vous de voir le rapport...




Huxley ou Orwell ?


Peut-être avez-vous lu « Le meilleur des mondes » d’Aldous Huxley ? Peut-être avez-vous également lu « 1984 » de George Orwell ? Si c’est le cas, peut-être vous demandez-vous alors, lequel des deux a été le plus lucide, le plus visionnaire, quant à l’évolution de nos sociétés ?



Dictature poivrée ou sucrée ?

Aldous Huxley s’est d’une autre façon posé cette question en 1958, soit 27 ans après avoir publié « Le meilleur des mondes » et 10 ans après la publication de « 1984 ». Il s’est posé cette question et il y a apporté quelques réponses dans cet étonnant petit livre intitulé « Retour au meilleur des mondes » dont je vous conseille bien sûr la lecture.
57 ans sont encore passés depuis la publication de ce livre. Force est de constater que c’est la vision d’Aldous Huxley qui se rapproche le plus de la tournure que prend notre société. Ce n’est pas la dictature à l’ancienne, brutale et violente, façon 1984 qui semble le plus nous menacer. Ce serait plutôt une soumission consentie, voire désirée, « délicatement » insérée dans nos esprits par un pouvoir démesurément puissant possédant des outils de persuasion d’une efficacité jamais égalée.



Propagande indispensable ?

Lorsque Aldous Huxley évoque « Madison avenue » dans l’extrait ci-dessous, il désigne le monde de la publicité qui a pris son essor depuis cette avenue de Manhattan dans les années 20. C’est le monde des spin doctors, les maîtres de la propagande, dont le génial Edward Bernays fut l’inventeur.

Edward Bernays qui écrivait dans son livre Propaganda, publié en 1929 : « L’instruction généralisée devait permettre à l’homme du commun de contrôler son environnement. A en croire la doctrine démocratique, une fois qu’il saurait lire et écrire il aurait les capacités intellectuelles pour diriger. Au lieu de capacités intellectuelles, l’instruction lui a donné des vignettes en caoutchouc, des tampons encreurs avec des slogans publicitaires, des éditoriaux, des informations scientifiques, toutes les futilités de la presse populaire et les platitudes de l’histoire, mais sans l’ombre d’une pensée originale. Ces vignettes sont reproduites à des millions d’exemplaires et il suffit de les exposer à des stimuli identiques pour qu’elles s’impriment toutes de la même manière. »

Inutile de vous dire que les moyens dont disposent ces nouveaux propagandistes sont sans commune mesure avec ceux dont disposaient les publicitaires des années 20 ! Le développement des sciences sociales tout comme les fabuleuses avancées réalisées sur le fonctionnement du cerveau leur ont remis entre les mains un pouvoir sur nos esprits et nos comportements dont la plupart d’entre nous n’ont même pas conscience.

La propagande est-elle indispensable en démocratie comme le prétendait cyniquement Edward Bernays ? 
Une population de citoyens instruits et disposant d’un sens critique affûté est-elle vraiment ingouvernable ? 
Sommes-nous condamnés à devenir un troupeau aveugle et stupide, vivant parqué dans des mégapoles gigantesques ? 
La démocratie ne pourrait-elle effectivement fonctionner que dans des petites communautés de la taille d’une cité grecque ou d’un petit pays de la taille de la Suisse par exemple ?



La surpopulation et le risque d’en avoir peur

Aldous Huxley désigne la surpopulation comme la cause essentielle de la perte de liberté dans nos sociétés. Cette crainte existait déjà à son époque, ainsi qu’une crainte de voir l’espèce humaine dégénérer de ce fait. Cette crainte de la dégénérescence était alors portée par la dangereuse théorie de l’eugénisme. Cette théorie, issue d’une mauvaise interprétation de la génétique naissante, bénéficia d’un engouement général parmi toutes les élites des années 30 et 40, élites aussi bien intellectuelles que politiques ou artistiques. Un médecin français, Alexis Carel, reçu même un prix Nobel pour avoir exposé « brillamment » cette théorie. Que préconisait cette théorie ? Une sélection génétique des individus pour épurer la race humaine… On sait à quoi cela mena par la suite…

Même si Aldous Huxley a été influencé par cette théorie, qui à l’époque était quasiment aussi incontestable que le sont les causes du réchauffement climatique actuellement (c’est vous dire !), il n’en n’était pas moins un humaniste et son souci de notre avenir était généreux et sincère.



Le poison grégaire

Une expression a retenu plusieurs fois mon attention dans le texte, celui de « poison grégaire ». En y réfléchissant un peu, je me suis dit que ce n’était pas tant la surpopulation qui constituait une menace, que la concentration. Excusez l’image, mais les éleveurs savent bien que les maladies viennent au troupeau du fait qu’il vit parqué. La moindre petite pathologie physique ou mentale peut prendre des proportions considérables au sein d’une population de gens concentrés dans des lieux de travail et de vie surpeuplés.



Pourquoi la concentration ?

A quel besoin répond actuellement l’accélération de la concentration urbaine ? Pourquoi laisse-t-on volontairement détruire les campagnes et abandonne-t-on progressivement leurs friches à des consortiums qui produisent une nourriture immonde à l’aide de machines et de produits chimiques dans des fermes usines automatisées ? Pourquoi après avoir exporté à l’étranger les métiers qui les faisaient vivre ou abandonné leurs commerces et services aux multinationales, laisse-t-on mourir peu à peu les petites villes de province ? Pourquoi le mot d’ordre est-il au regroupement, à la centralisation régionale, à la création de grandes métropoles polluantes et dévoreuses d’énergie ?
Les effets de ce poison grégaire évoqué par Huxley ne sont-ils pas assez évidents ? A-t-on le droit de s’inquiéter de cette épidémie de bêtise qui contamine peu à peu le troupeau, ou bien celle-ci est-elle « sous contrôle » ?
Que peu devenir l’individu qui a fait l’effort d’apprendre à penser pour gagner sa liberté, si celui-ci est emprisonné au milieu d’un troupeau bêlant pour une divinité anachronique ou un produit marketing ?



Le retour du pire

Le pire de notre histoire semble près de prendre son aveugle revanche. Les acquis des siècles de combats pour la liberté n’ont jamais été aussi menacés et surtout, aussi peu défendus. Le troupeau aime les bergers qui le tondent tout aussi bien que les loups qui l’égorge ! L’accélération de ce phénomène de troupeau, peut-être fort utile pour « diriger » nos soi-disant démocraties, donne peu à peu le jour à un nouvel animal humain, lâche et fragile comme un mouton, bêlant « Vive Marine », « Vive la croissance », « Allah Akbar », « Vive Jésus », ou « IPhone 6 » ! La régression est telle que rien ne sert d’argumenter auprès de ces malheureux. Leur ignorance constitue la base de leur misérable fierté et ceux qui se croient les plus malins vous sortent des arguments bêtes à pleurer, bien souvent dignes de la scolastique médiévale ou des pires heures du nazisme…



Que faire ?

C’est le titre du dernier chapitre de ce livre d’Aldous Huxley.
Se tenir autant faire se peut à l’écart du troupeau ? Eviter les bêtes malades ? Je me rends compte à quel point cette dernière suggestion peut prêter à une mauvaise interprétation. Mais quelle solution nous reste-t-il, sinon fuir ?
Pourquoi ne pas lire « L’éloge de la fuite » de Henri Laborit ?




Je vous propose de lire deux extraits de ce livre passionnant
                                                                                                                   

Extrait du chapitre V « La propagande dans une dictature »


« Hitler », écrivait Hermann Rauschning en 1939, « a un profond respect pour l’Eglise catholique et l’ordre des Jésuites, en raison non pas de leur doctrine chrétienne, mais du point du « mécanisme » qu’ils ont mis au point et contrôlé, de leur système hiérarchique, de leur connaissance de la nature humaine, de la sagacité avec laquelle ils font usage de ses faiblesses pour dominer les croyants. » Un cléricalisme sans christianisme, la discipline d’une règle monastique, non pas dans la plus grande gloire de dieu ou le salut personnel, mais pour l’Etat et la plus grande gloire du démagogue devenu chef – tel était le but vers lequel tendait le déplacement systématique des masses.

Voyons ce que Hitler pensait des foules qu’il remuait et comment il opérait ces déplacements. Le premier principe dont il partait était un jugement de valeur : les masses sont absolument méprisables. Incapables de la moindre pensée abstraite, elles ne s’intéressent à rien en dehors des limites de leur expérience immédiate. Leur comportement est déterminé, non par la connaissance et la raison, mais par des sensations et des entraînements inconscients. C'est à ce niveau que sont « implantées les racines de leurs attitudes, aussi bien positives que négatives ». Pour réussir, un propagandiste doit apprendre à manipuler ces instincts et ces émotions. « La puissance d'impulsion qui a provoqué les révolutions les plus formidables sur cette terre n'a jamais été un compendium d'enseignements scientifiques étendant progressivement son influence sur les foules, mais toujours une dévotion qui les a inspirées et souvent une manière d'hystérie qui les a jetées dans l'action. Qui veut se gagner les masses doit connaitre la clef qui ouvrira la porte de leur cœur »... en jargon post-freudien, de leur subconscient.

Ceux que Hitler séduisait le plus étaient ces membres de la petite bourgeoisie ruinés par l'inflation de 1923, puis de nouveau par la dépression de 1929 et des années suivantes. Les « masses » dont il parle, c'étaient ces millions d'êtres désorientés, aigris et dévorés d'une anxiété chronique. Pou les rendre plus amorphes, plus homogènes dans leur abaissement au-dessous du niveau humain, il les rassembla par milliers et dizaines de milliers dans de vastes arènes où les individus pouvaient perdre leur identité, voire leur humanité élémentaire et se fondre dans la foule. Un homme ou une femme entre en contact direct avec la société de deux façons : en tant que membre soit de quelque groupe familial professionnel ou religieux, soit d'une foule. Les groupes sont capables d'être aussi moraux et intelligents que les individus qui les composent, une foule est chaotique, sans volonté propre et capable de tout sauf d'une action intelligente ou d'une pensée réaliste. Rassemblés dans son magma, les humains perdent leur faculté de raisonner et de faire un choix en matière de morale.

Leur suggestibilité est accrue à un point tel qu'ils cessent d'avoir le moindre jugement, la moindre volonté propre. Ils deviennent excitables, perdent tout sens de leurs responsabilités personnelles ou collectives, sont sujets à de brusques accès de rage, d'enthousiasme et de panique. En un mot, l'homme, dans une foule, se comporte comme s'il avait avalé une forte dose d'un puissant alcool, il est victime de ce que j'ai appelé l'empoisonnement grégaire ». Comme l'alcool, ce poison est une substance active, faisant sortir de soi-même; l'individu qui souffre de ses effets échappe aux responsabilités, à l'intelligence et à la moralité pour se réfugier dans une sorte d'animalité frénétique et vide.

Durant sa longue carrière d'agitateur, Hitler avait étudié les effets du poison grégaire et appris à les utiliser dans l'intérêt de ses desseins. Il avait découvert que l'orateur peut mettre en branle, beaucoup plus efficacement que l'écrivain, ces forces cachées » qui motivent les actions des hommes. La lecture est une activité non pas collective mais privée. L'écrivain ne s'adresse qu'à des individus assis chez eux, dans un état de sobriété normale. L'orateur parle à des masses déjà bien contaminées par le poison grégaire, elles sont à sa merci et, s'il connaît son métier, il peut faire d'elles ce qu'il veut. Or, Hitler était un maître d'une suprême habileté dans ce domaine. Il était capable, selon ses propres termes, de suivre les indications données par la grande masse de façon telle que les émotions vivantes de ses auditeurs lui suggéraient le mot propre dont il avait besoin et que ce mot retournait droit au cœur de la foule , Otto Strasser disait qu'il était un « haut-parleur, révélant les désirs les plus secrets, les instincts les moins admissibles, les souffrances et les révoltes personnelles de toute une nation ». Vingt ans avant que Madison Avenue se fût lancée dans la «  recherche des motivations », Hitler explorait et exploitait systématiquement les craintes, les espoirs secrets, les désirs, les appétits, les anxiétés et les rancœurs des masses allemandes. C'est par la manipulation de «  forces cachées » que les experts en publicité vous incitent à acheter leurs produits - une pâte dentifrice, une marque de cigarette, un candidat politique - et c'est en faisant appel aux mêmes, ainsi qu'à d'autres trop dangereuses pour que s’y frotte Madison Avenue, que Hitler a incité les "masses allemandes à s'acheter un Führer, une philosophie insane et une Deuxième Guerre mondiale.

Contrairement à la foule, les intellectuels ont le goût du rationnel et s'intéressent aux données d'expérience. Leur esprit formé à la critique les rend réfractaires au genre de propagande qui réussit si bien avec la majorité. Parmi les masses « l'instinct est le maître suprême et de l'instinct naît la foi... Alors que les éléments sains du peuple serrent instinctivement les rangs pour former une collectivité " (sous la direction d’un Chef, cela va sans dire) « les intellectuels couraillent de-ci et de-là comme des volailles dans un poulailler. On ne peut pas faire l'Histoire avec eux, ni les utiliser pour édifier un groupe homogène, Les intellectuels sont de ces gens qui exigent des preuves et s'indignent des illogismes, ainsi que des sophismes. Ils considèrent l’excès de simplification comme le péché originel de l’esprit et n'ont que faire des slogans, assertions catégoriques et généralisations abusives qui constituent le répertoire du propagandiste. « Toute propagande efficace », a écrit Hitler, « doit se borner au strict indispensable, puis s’exprimer en quelques formules stéréotypées. " Celles-ci doivent être constamment reprises, car « seule la répétition constante réussira finalement à graver une idée dans la mémoire d’une foule ». La philosophie nous enseigne à douter de ce qui nous parait évident. La propagande, au contraire, nous enseigne à accepter pour évident ce dont il serait raisonnable de douter. Le but du démagogue est de créer la cohésion sociale sous sa propre autorité.

Mais, ainsi que Bertrand Russel l’a fait remarquer, «  les systèmes dogmatiques sans fondements empiriques, tels que la scolastique, le marxisme et le fascisme, ont l’avantage de susciter une cohérence sociale marquée parmi leurs disciples ». Il faut donc que le propagandiste démagogique soir uniformément dogmatique. Toutes ses déclarations sont catégoriques et sans nuances, le tableau qu'il brosse du "monde n’a pas de gris, tout y est diaboliquement noir ou célestement blanc" Selon les termes de Hitler, il doit adopter « une attitude systématiquement partiale à l'égard de tous les problèmes qu’il a à traiter ". Il ne doit jamais admettre qu’il a pu se tromper, ou que des gens avant un point de vue différent pourraient avoir même en partie raison.

Défense de discuter avec des adversaires; ils seront attaqués, réduits au silence ou, s'ils deviennent trop gênants, liquidés. L’intellectuel à la conscience exagérément délicate pourra être choqué par ces procédés, mais les masses sont toujours convaincues que « le bon droit est du côté de l'agresseur ".

Telle était donc sur l'humanité dans sa masse l'opinion de Hitler : elle était féroce, était-elle fausse? On connait l'arbre à ses fruits et une conception de la nature humaine qui a inspiré un genre de méthode aussi horriblement efficace doit contenir au moins une part de vérité. La vertu et l'intelligence appartiennent aux humains en tant qu'individus librement associés à leurs semblables dans de petits groupes. Le péché et la bêtise aussi. Cependant, la vanité préhumaine à laquelle le démagogue fait appel, le crétinisme moral sur lequel il s'appuie quand il fouaille ses victimes pour les jeter dans l'action, sont des traits qui caractérisent l'homme et la femme non pas en tant qu'individus, mais dans la masse.

L'absence de pensée et l'idiotie morale ne sont pas des attributs caractéristiques de l'espèce humaine, ce sont des symptômes d'empoisonnement grégaire. Dans toutes les religions les plus évoluées du globe, la conversion et l'illumination sont affaires personnelles. Le royaume des cieux est dans l'esprit de chacun, non pas dans le vacuum collectif d'une foule. Le Christ a promis d'être présent là où deux ou trois personnes se seraient rassemblées, il n'a jamais dit qu'il serait au milieu de milliers d'êtres en train de se contaminer réciproquement à grandes lampées de poison grégaire. Sous les Nazis, des multitudes énormes étaient obligées de passer un temps non moins énorme à marcher en rangs serrés du point A au point B, pour revenir au point A.

« Ce soin de garder ainsi toute la population en mouvement semblait être une perte insensée de temps et d'énergie. Ce n'est que bien plus tard, ajoute Hermann Rauschning, « qu’on y a découvert une intention subtile, fondée sur une coordination judicieuse des fins et des moyens. La marche au pas cadencé détourne les pensées des hommes, elle tue l'intelligence, elle supprime la personnalité, elle est le coup de baguette magique indispensable pour accoutumer les gens à une activité mécanique, quasi rituelle, jusqu’à ce qu'elle devienne une seconde nature. »

A son point de vue, et au niveau où il avait décidé d'accomplir son horrible besogne, Hitler avait fait une estimation parfaitement juste de la nature humaine. Pour ceux d'entre nous qui considèrent les hommes et les femmes comme des individualités, non comme les membres de foules ou de collectivités enrégimentées, il parait s’être hideusement trompé. A une époque où la surpopulation s'accélère, où l'excès d’organisation s'accentue, où les moyens d'information à l'échelle planétaire deviennent sans cesse plus efficaces, comment pouvons-nous sauvegarder l'intégrité et réaffirmer la valeur de la personnalité humaine ? C'est là un problème que l'on peut encore poser et peut-être résoudre effectivement.

Dans une génération d'ici, il risque d’être trop tard pour trouver une réponse et peut-être même sera-t-il impossible dans l'ambiance collective étouffante de ces temps futurs, de poser la question.




Extrait du chapitre XII « Que faire ? »

Arrivés à ce point, nous nous trouvons devant une question très troublante. Désirons-nous vraiment agir? Est-ce que la majorité de la population estime qu'il vaut bien la peine de faire des efforts assez considérables pour arrêter et si possible renverser la tendance actuelle vers le contrôle totalitaire intégral? Aux U.S.A. – et l'Amérique est l'image prophétique de ce que sera le reste du monde urbano-industriel dans quelques années d'ici - des sondages récents de l'opinion publique ont révélé que la majorité des adolescents au-dessous de vingt ans, les votants de demain, ne croient pas aux institutions démocratiques, ne voient pas d’inconvénient à la censure des idées impopulaires, ne jugent pas possible le gouvernement du peuple par le peuple et s'estimeraient parfaitement satisfaits d’être gouvernés d’en haut par une oligarchie d’experts assortis, s'ils pouvaient continuer à vivre dans les conditions auxquelles une période de grande prospérité les a habitués. 
Que tant de jeunes spectateurs bien nourris de la télévision, dans la plus puissante démocratie du monde, soient si totalement indifférents à l’idée de se gouverner eux-mêmes, s'intéressent si peu à la liberté d’esprit et au droit d'opposition est navrant, mais assez peu surprenant. « Libre comme un oiseau », disons-nous, et nous envions les créatures ailées qui peuvent se mouvoir sans entrave dans les trois dimensions de l’espace, mais hélas, nous oublions le dodo. Tout oiseau qui a appris à gratter une bonne pitance d’insectes et de vers sans être obligé de se servir de ses ailes renonce bien vite au privilège du vol et reste définitivement à terre. Il se passe quelque chose d’analogue pour les humains. Si le pain leur est fourni régulièrement et en abondance trois fois par jour, beaucoup d'entre eux se contenteront fort bien de vivre de pain seulement - ou de pain et de cirque.

« En fin de compte », dit le grand Inquisiteur dans la parabole de Dostoïevski, «  ils déposeront leur liberté à nos pieds et nous diront : faites de nous vos esclaves, mais nourrissez-nous. » Et quand Aliocha Karamazov demande à son frère, celui qui raconte l’histoire, si ce personnage parle ironiquement, Ivan répond : « Pas le moins du monde ! Il revendique comme un mérite pour lui et son Eglise d’avoir vaincu la liberté dans le dessein de rendre les hommes heureux, Oui, pour rendre les hommes heureux. « Car rien », assure-t-il, « n'a jamais été plus insupportable pour un homme ou une société humaine que la liberté. » Rien, si ce n’est son absence; en effet, lorsque les choses vont mal et que les rations sont réduites, les dodos rivés au sol réclament leurs ailes à tue-tête - pour y renoncer, une fois de plus, quand les temps deviennent meilleurs et les éleveurs plus indulgents, plus généreux. 
Les jeunes qui ont si piètre opinion de la démocratie combattront peut-être pour défendre la liberté. Le cri de « Donnez-moi là télévision et des saucisses chaudes, mais ne m’assommez pas avec les responsabilités de l'indépendance », fera peut-être place, dans des circonstances différentes à celui de «  La liberté ou la mort ». Si une telle révolution se produit, elle sera due en partie à l'action de forces sur lesquelles, même les gouvernements les plus puissants n’ont que très peu de pouvoir, en partie à l'incompétence de ces chefs, à leur manque d'efficacité dans le maniement des instruments de manipulation mentale que la technique et la science ont fournis et continueront à fournir aux aspirants dictateurs. 
Si l’on considère leur ignorance et le peu de moyens dont ils disposaient, les Grands inquisiteurs du passé ont obtenu des résultats remarquables. Mais leurs successeurs, les dictateurs bien informés et intégralement scientifiques de l’avenir, feront à n'en pas douter beaucoup mieux. Le Grand Inquisiteur reproche au Christ d’avoir appelé les hommes à la liberté et Lui dit : « Nous avons corrigé ton œuvre et l'avons fondée sur le miracle, le mystère et l'autorité. » Mais cette trinité n'est pas suffisante pour garantir la survie indéfinie d'une tyrannie. 
Dans le Meilleur des Monde, les dictateurs y avaient ajouté la science, ce qui leur permettait d'assurer leur autorité par la manipulation des embryons, des réflexes chez les enfants et des esprits à tous les âges et des esprits à tous les âges. Au lieu de parler simplement de miracles et de glisser des allusions symboliques aux mystères, ils étaient en mesure, grâce à des drogues, d'en faire faire l'expérience directe à leurs sujets - de transformer la foi en connaissance extatique. Les anciens dictateurs sont tombés parce qu'ils n'ont jamais pu fournir assez de pain, de jeux, de miracles et de mystères à leurs sujets; ils ne possédaient pas non plus un système vraiment efficace de manipulation mentale. Par le passé, libres penseurs et révolutionnaires étaient souvent les produits de l'éducation la plus pieusement orthodoxe et il n'y avait rien là de surprenant. Les méthodes employées par les éducateurs classiques étaient et sont encore extrêmement inefficaces. Sous la férule d'un dictateur scientifique, l'éducation produira vraiment les effets voulus et il en résultera que la plupart des hommes et des femmes en arriveront à aimer leur servitude sans jamais songer à la révolution. Il semble qu'il n'y ait aucune raison valable pour qu'une dictature parfaitement scientifique soit jamais renversée.




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