vendredi 6 avril 2012

Edgar Morin : La méthode "L'humanité de l'humanité"

Edgar Morin, "La méthode", 5. L’humanité de l’humanité, "L’identité humaine".

Collection Essais, Points poche


De par la quête qui m'anime, je devais bien un jour ou l'autre, me retrouver à lire Edgar Morin. 
Qu'est-ce que l'identité ? Pouvoir et faiblesse de l'esprit. Comment l'esthétique rend le monde supportable...
Voici bien le genre de questions qui me préoccupent (Chacun ses chimères ;-).
J'ai toujours quelques scrupules à recopier ici les textes que je veux partager avec vous. Scrupules vis-à-vis de l'auteur. Je regrette même d'avoir donné mon nom à ce blog, car je ne voudrais pas que l'on pense que je veux me parer des bijoux d'autrui. Mais tout changer me demanderait trop de travail, aussi je continue comme j'ai commencé. Le but est de vous faire découvrir ces textes et surtout de vous donner envie de lire les livres et de les acheter !


Voici donc 3 extraits de ce livre passionnant :


2. L’identité polymorphe

Le Je continu et le Moi discontinu,  page 104.

Ecce homo… L’individu n’est ni notion première ni notion ultime, c’est une notion nœud gordien de la trinité humaine.
Il porte en lui au plus haut degré le paradoxe de l’un et du multiple.
Son unité produit une dualité et noue une multiplicité. L’Un comporte effectivement en lui altérité, scissions, diversité, négativité, antagonismes. Comme l’a dit Hegel, l’identité est l’union de l’identité et de la non-identité.
Le Moi-Je est comme l’atome : une unité apparemment simple, irréductible, primaire, en fait un système très complexe, multiple et contradictoire, où le noyau central est lui-même complexe.
La multipersonnalité nous est invisible parce que l’unité du Je l’occulte. Or l’unité de l’individu ne doit pas occulter sa multiplicité intérieure, ni celle-ci occulter son unité.
Nous devons décomposer la conception moniste, pleine, substancielle du sujet individuel pour la recomposer dans la complexité de son unité. Je unit l’hétérogénéité des Moi.
Là où il y a le grouillement, le multiple, le divers, l’anonyme, Je advient sans trêve. Le Je est l’unificateur d’une multiplicité formidable et d’une totalité multidimensionnelle.
Oui, il y a plusieurs Moi en une personne, mais ils ne se fréquentent guère et ils sont fédérés par un Je unique.
Tout individu contient en lui une personnalité dominante, qui ne réussit pas toujours à inhiber une deuxième personnalité antagoniste, et tient séquestrées deux ou trois personnalités plus ou moins cristallisées. La personnalité dominante peut être sujette à éclipses, et faire place à l’une des personnalités qui se cristallise en s’actualisant.
Un visage est un théâtre où jouent de multiples acteurs. Une vie aussi. Chacun subit des discontinuités personnalités dans son cheminement continu.
Les autres nous habitent, nous habitons les autres…
Chacun porte en lui la multiplicité et d’innombrables potentialités tout en demeurant un individu sujet unique.


3. Esprit et conscience

1. Pouvoir et faiblesses de l’esprit

L’erreur est humaine, page 107

Rappelons-le, l’esprit (mind, mente) émerge et se développe dans la relation entre l’activité cérébrale et la culture. Il devient l’organisateur de la connaissance et de l’action humaines. Il est généraliste, polycompétent, capable non seulement de résoudre mais aussi de poser des problèmes, y compris insolubles.
Rien n’est plus potentiellement ouvert que l’esprit humain, aventureux et curieux de toutes choses. Mais rien n’est plus clos que le cerveau humain, dont la clôture pourtant permet cette ouverture.
Le cerveau est enfermé dans sa boîte crânienne, et il ne communique avec l’extérieur que par le biais des terminaux tactiles, les traduisant en un code spécifique, transmettent ces informations codées en diverses régions du cerveau, qui les traduisent et les transforment en perception. Ainsi, toute connaissance, perceptive, idéelle ou théorique, est à la fois une traduction et une reconstruction.
Aucun dispositif cérébral ne permet de distinguer l’hallucination de la perception, le rêve de la veille, l’imaginaire du réel, le subjectif de l’objectif. Ce qui permet la distinction, c’est l’activité rationnelle de l’esprit, qui fait appel au contrôle de l’environnement (résistance physique du milieu au désir), de la pratique (action sur les choses), de la culture (référence au savoir commun), d’autrui (voyez-vous la même chose que moi ?), de la mémoire, de la logique. Autrement dit, la rationalité peut être définie comme l’ensemble des qualités de vérification, contrôle, cohérence, adéquation, qui permettent d’assurer l’objectivité du monde extérieur et d’opérer la distinction et la distance entre nous et ce monde.
Dès lors, vu que toute connaissance est traduction et reconstruction et que les fermentations fantasmatiques parasitent toute connaissance, l’erreur et l’illusion sont les problèmes cognitifs permanents de l’esprit humain.
En dépit de ses capacités de contrôle et de vérification, la connaissance humaine a couru et court toujours des risques formidables d’erreurs et d’illusions. Je les ai déjà examinés ailleurs. Ils sont d’ordres individuel (self-deception ou mensonge à soi-même, faux souvenirs, refoulements inconscients, hallucinations, rationalisations abusives, etc.) ; culturel ou social (empreinte dans l’esprit des certitudes, normes, tabous d’une culture) ; paradigmatique (quand le principe organisateur de la connaissance impose la dissociation là où il y a l’unité, l’unité là où il y a la pluralité, la simplicité là où il y a la complexité) ; noologique (quand un dieu, un mythe, une idée s’emparent d’un individu qui devient possédé par le dieu ou l’idée). Le problème de l’illusion traverse toute l’histoire, toutes les sociétés, tous les individus, et les esprits à peine désabusés sont prêts à tomber dans une autre illusion (de l’intégrisme communiste à l’évangile néo-libéral, par exemple).
La certitude de connaitre la vérité est loin d’être une garantie contre l’erreur. Comme disait Romain Gary : « Méfiez-vous de la vérité, elle commet toujours des erreurs. » Les évidences reconnues ne sont pas nécessairement telles ; seul l’esprit non conforme discerne que les évidences reçues sont illusoires, et perçoit des évidences auxquelles la plupart sont aveugles.
Comme l’erreur et l’illusion accompagnent sans relâche l’activité mentale de l’être humain, la rationalité se trouve sans relâche en œuvre afin de lutter contres elles, mais sans relâche, nous le verrons, la brèche ouverte entre l’esprit et la réel est recouverte par de nouvelles erreurs ou illusions.


6. La supportable réalité

Le pacte sur-réaliste, page 170

Nous l’avons déjà indiqué, plus notre civilisation devient vouée au calcul anonyme, à l’intérêt, à la technique, soumise à la bureaucratisation et la parcellisation du travail, plus il s’opère un contre-mouvement qui régénère le pacte poétique avec la vie. Il comporte aussi la recherche des petits plaisirs de la vie, des réunions d’amis et fêtes, des sourires et rires de la connivence, des jouissances gastronomiques et œnologiques que nous avons évoqués au précédent chapitre. Il y a mille petites poésies en suspensions dans le quotidien des conversations de bistro, plaisanteries, sourires de sympathie, regards sur des jolies filles ou beau garçons.
L’esthétique ne nous offre pas seulement une échappée vers des mondes imaginaires, elle transfigure la souffrance et le mal. La douleur de l’artiste nourrit la beauté des œuvres qui va rayonner sur les auditeurs, lecteurs ou spectateurs : « L’artiste doit délivrer le monde de la douleur même s’il ne se délivre pas de sa propre souffrance » (lettre d’André Suarès à Georges Rouault). Poésie, théâtre, littérature, peinture, sculpture et musique (songeons au second mouvement du Quintette en ut majeur de Shubert) nous offrent ce don sublime de l’art qui permet d’esthétiser la douleur, c’est-à-dire de nous la faire ressentir dans sa plénitude tout en jouissant de son expression.
L’esthétique nous permet de regarder en face ce qui nous épouvante et nous fait horreur : elle permet de contempler la fatalité, la mort atroce, la mort injuste, la mort odieuse, la mort catastrophe, la mort perte de soi-même, la mort perte des êtres chéris. La situation du téléspectateur permet de contempler esthétiquement tornades, ouragans, éruptions volcaniques (et à la limite l’esthétisation d’une catastrophe sismique mobilise les deux sentiments tragiques de la terreur et de la pitié, tout en suscitant aussi parfois une esthétique cynique de la catastrophe).
Comme nous l’avons indiqué, le spectateur du film se nourrit d’angoisse dans les suspenses, se nourrit de morts dans les thrillers, se nourrit de douleurs dans les peines, les tourments, les épreuves, les supplices que subissent les héros. La situation esthétique rend ainsi supportable l’insupportable. Terreur et pitié, les deux sentiments qui selon Aristote nous envahissent au spectacle de la tragédie athénienne, surgissent effectivement quand nous voyons les représentations des tragédies humaines. La tragédie, nous dit Dimitri Analis, « est communion avec les profondeurs de la vie… ouverture vers l’infini du destin et des souffrances » (inédit). Mais alors nous pouvons regarder de face, en situation esthétique, la terreur elle-même, l’horreur de la mort, l’atrocité du meurtre, le malheur de l’orphelin, la souffrance des trahis, méprisés, humiliés. Est-ce que s’opère alors une catharsis, comme le pensait Aristote, c’est-à-dire une « purification » du mal ? Elle nous en purifie provisoirement, en nous permettant d’exorciser le mal, la souffrance et la mort qui, comme la foudre vers le paratonnerre, se dirigent vers ces personnages fictifs, autres que nous-mêmes mais avec qui nous nous sommes d’une certaine façon identifiés, qui sont nos paratonnerres imaginaires, et meurent à notre place. Et c’est ainsi que nous pouvons consommer de façon pasteurisée la mort et le destin, mieux encore, en ressentir volupté et jouissance dans l’état esthétique.
Ainsi, l’esthétique nous fait ressentir du bonheur avec du malheur. Elle nous ramène à la condition humaine tout en nous divertissant, elle nous y fait plonger tout en nous distançant.
Ajoutons que, de façon fugitive, l’esthétique nous rend meilleurs, plus sensibles, compréhensifs. Nous nous éveillons au sentiment humain de compassion pour l’affligé, si absent dans la vie quotidienne, y compris pour les malheurs réels si proches de nous. Nous avons pitié du vagabond  pour qui nous avons du dégoût au sortir de la fiction. Nous cessons de réduire le gangster, l’assassin, le Macbeth, à leurs seuls traits criminels et nous comprenons la complexité humaine.
L’esthétique, par ailleurs, opère une collaboration simultanée avec la pensée mythologique et avec la pensée rationnelle en les dépassant l’une et l’autre dans son sur-réalisme.
Comme il a été dit plus haut, l’émotion esthétique, même en son extrême intensité, n’abolit pas une conscience rationnelle de veille, qui effectivement demeure une veilleuse tandis que l’esprit est en même temps emporté dans l’émotion, la participation, l’imaginaire ou le jeu. Les artistes, écrivains, poètes sont « inspirés » en fait par la pensée analogique-symbolique-mythologique, tout en faisant intervenir souvent, dans cette inspiration même, les opérations et les contrôles d’une pensée rationnelle-technique. (Le mot art contient en lui savoir-faire, technique, habileté). L’esthétique se situe au confluent où s’entre-fécondent les deux pensées, la mythique et la rationnelle, les deux univers, le réel et l’imaginaire.
Plus profondément, l’art se nourrit et nous nourrit de toute la richesse du mythe, du symbole, de l’analogie, tout en nous permettant d’extraire pour la conscience rationnelle les messages profonds inclus dans le mythe.
Ainsi, tout est esthétique ou esthétisé nous donne plaisir, bienfait, bonheur en même temps que chagrin, larmes et peine. L’esthétique éveille notre conscience. En animant les puissances inconscientes d’empathie qui sont en nous, elle nous rend, hélas de façon provisoire, meilleurs, compréhensifs, compatissants pour ceux que notre inhumanité ignore ou méprise. D’où sa vertu capitale dans notre civilisation, où elle est désormais séparée de la religion et de la magie : non seulement elle crée de la beauté, c’est-à-dire de la joie (a thing of beaty is a joy for ever), elle nous aide à supporter le trop-plein insupportable de la réalité, et du même coup à affronter la cruauté du monde.

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