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lundi 21 novembre 2011

Fénelon : "Dialogue des morts"

Fénelon
Dialogue des morts
composés pour l'éducation d'un prince

François de Salignac est né au château de Lamothe-Fénelon (canton de Payrac, Lot) en 1651. Grâce à la renommée de ses écrits, il fut nommé précepteur des petits-fils de Louis XIV, le Duc de Bourgogne et le Duc de Berry. Mais le roi finit par ne plus apprécier ce curieux prélat qui montrait dans ses ouvrages qu’il espérait voir réformer le gouvernement de la France et lui préférant Bossuet il finit par l’exiler de la cours.
Le dialogue des morts avait donc pour objet l’éducation des enfants royaux. Fénelon eu l’idée de faire dialoguer des morts illustres dans l’autre monde. Astucieux prétexte pour faire dire quelques vérités…
Je me souviens avoir lu ce livre à l’occasion d’un improbable voyage dans le Jura. Seul dans la salle de restaurant d’un hôtel perdu (ambiance Twin Peaks). Mais n’est-on pas toujours seul de nos jours lorsque l’on a le goût de semblables lectures ?
Voici donc quelques-uns de ces dialogues, à vous de deviner pourquoi j’ai choisis ceux-là. (;=))
Les 72 dialogues peuvent être lus sur le site de la BNF, par le lien suivant : http://visualiseur.bnf.fr/Visualiseur?Destination=Gallica&O=NUMM-88305

(Dialogue N°14)
Comparaison de Démocrite et d'Héraclite, où on donne l'avantage au dernier, comme plus humain.



Démocrite. Je ne saurais m'accommoder d'une philosophie triste.

Héraclite. Ni moi d'une gaie. Quand on est sage, on ne voit rien dans le monde qui ne paraisse de travers et qui ne déplaise.

Démocrite. Vous prenez les choses d'un trop grand sérieux ; cela vous fera mal.

Héraclite. Vous les prenez avec trop d'enjouement ; votre air moqueur est plutôt celui d'un satyre que d'un philosophe. N'êtes-vous point touché de voir le genre humain si aveugle, si corrompu, si égaré ?

Démocrite. Je suis bien plus touché de le voir si impertinent et si ridicule.

Héraclite. Mais enfin ce genre humain dont vous riez, c'est le monde entier avec qui vous vivez, c'est la société de vos amis, c'est votre famille, c'est vous-même.

Démocrite. Je ne me soucie guère de tous les fous que je vois, et je me crois sage en me moquant d'eux.

Héraclite. S'ils sont fous, vous n'êtes guère sage ni bon de ne les plaindre pas et d'insulter à leur folie. D'ailleurs qui vous répond que vous ne soyez pas aussi extravagant qu'eux ?

Démocrite. Je ne puis l'être, pensant en toutes choses le contraire de ce qu'ils pensent.

Héraclite. Il y a des folies de diverses espèces. Peut-être qu'à force de contredire les folies des autres, vous vous jetez dans une extrémité contraire, qui n'est pas moins folle.

Démocrite. Croyez-en ce qu'il vous plaira, et pleurez encore sur moi, si vous avez des larmes de reste ; pour moi je suis content de rire des fous. Tous les hommes ne le sont-ils pas ? Répondez.

Héraclite. Hélas ! Ils ne le sont que trop ; c'est ce qui m'afflige : nous convenons vous et moi en ce point, que les hommes ne suivent point la raison. Mais moi, qui ne veux pas faire comme eux, je veux suivre la raison qui m'oblige de les aimer ; et cette amitié me remplit de compassion pour leurs égarements. Ai-je tort d'avoir pitié de mes semblables, de mes frères, de ce qui est, pour ainsi dire, une partie de moi-même ? Si vous entriez dans un hopital de blessés, ririez-vous de voir leurs blessures ? Les plaies du corps ne sont rien en comparaison de celles de l'âme : vous auriez honte de votre cruauté, si vous aviez ri d'un malheureux qui a la jambe coupée, et vous avez l'inhumanité de vous divertir du monde entier qui a perdu la raison.

Démocrite. Celui qui a perdu une jambe est à plaindre, en ce qu'il ne s'est point ôté lui-même ce membre ; mais celui qui perd la raison la perd par sa faute.

Héraclite. Hé ! C'est en quoi il est plus à plaindre. Un insensé furieux, qui s'arracherait lui-même ses yeux, serait encore plus digne de compassion qu'un autre aveugle.

Démocrite. Accommodons-nous ; il y a de quoi nous justifier tous deux. Il y a partout de quoi rire et de quoi pleurer. Le monde est ridicule, et j'en ris. Il est déplorable, et vous en pleurez. Chacun le regarde à sa mode, et suivant son tempérament. Ce qui est certain, c'est que le monde est de travers. Pour bien faire, pour bien penser, il faut faire, il faut penser autrement que le grand nombre : se régler par l'autorité et par l'exemple du commun des hommes, c'est le partage des sots.

Héraclite. Tout cela est vrai ; mais vous n'aimez rien, et le mal d'autrui vous réjouit. C'est n'aimer ni les hommes, ni la vertu qu'ils abandonnent.


(Dialogue N°18)
Juste milieu entre la misanthropie, et le caractère corrompu d'Alcibiade.



Alcibiade. Je suis surpris, mon cher Socrate, de voir que vous ayez tant de goût pour ce misanthrope, qui fait peur aux petits enfants.

Socrate. Il faut être bien plus surpris de ce qu'il s'apprivoise avec moi.

Timon. On m'accuse de haïr les hommes, et je ne m'en défends pas ; on n'a qu'à voir comment ils sont faits pour juger si j'ai tort. Haïr le genre humain, c'est haïr une méchante bête, une multitude de sots, de fripons, de flatteurs, de traîtres et d'ingrats.

Alcibiade. Voilà un beau dictionnaire d'injures. Mais vaut-il mieux être farouche, dédaigneux, incompatible, et toujours mordant ? Pour moi, je trouve que les sots me réjouissent, et que les gens d'esprit me contentent. J'ai envie de leur plaire à mon tour, et je m'accommode de tout pour me rendre agréable dans la société.

Timon. Et moi je ne m'accommode de rien : tout me déplaît ; tout est faux, de travers, insupportable ; tout m'irrite, et me fait bondir le cœur. Vous êtes un Protée qui prenez indifféremment toutes les formes les plus contraires, parce que vous ne tenez à aucune. Ces métamorphoses, qui ne vous coûtent rien, montrent un cœur sans principes ni de justice ni de vérité. La vertu, selon vous, n'est qu'un beau nom : il n'y en a aucune de fixe. Ce que vous approuvez à Athènes, vous le condamnez à Lacédémone. Dans la Grèce vous êtes grec ; en Asie vous êtes perse : ni dieux, ni lois, ni patrie ne vous retiennent. Vous ne suivez qu'une seule règle, qui est la passion de plaire, d'éblouir, de dominer, de vivre dans les délices, et de brouiller tous les Etats. O ciel ! Faut-il qu'on souffre sur la terre un tel homme, et que les autres hommes n'aient point de honte de l'admirer ! Alcibiade est aimé des hommes, lui qui se joue d'eux, et qui les précipite par ses crimes dans tant de malheurs. Pour moi, je hais et Alcibiade et tous les sots qui l'aiment ; et je serais bien fâché d'être aimé par eux, puisqu'ils ne savent aimer que le mal.

Alcibiade. Voilà une déclaration bien obligeante ! Je ne vous en sais néanmoins aucun mauvais gré. Vous me mettez à la tête de tout le genre humain, et me faites beaucoup d'honneur. Mon parti est plus fort que le vôtre ; mais vous avez bon courage, et ne craignez pas d'être seul contre tous.

Timon. J'aurais horreur de n'être pas seul, quand je vois la bassesse, la lâcheté, la légèreté, la corruption et la noirceur de tous les hommes qui couvrent la terre.

Alcibiade. N'en exceptez-vous aucun ?

Timon. Non, non, en vérité ; non, aucun, et vous moins qu'aucun autre.

Alcibiade. Quoi ! Pas vous-même ? Vous haïssez-vous aussi ?

Timon. Oui, je me hais souvent, quand je me surprends dans quelque faiblesse.

Alcibiade. Vous faites très bien, et vous n'avez de tort qu'en ce que vous ne le faites pas toujours. Qu'y a-t-il de plus haïssable qu'un homme qui a oublié qu'il est homme, qui hait sa propre nature, qui ne voit rien qu'avec horreur et avec une mélancolie farouche, qui tourne tout en poison, et qui renonce à toute société, quoique les hommes ne soient nés que pour être sociables ?

Timon. Donnez-moi des hommes simples, droits, mais en tout bons et pleins de justice ; je les aimerai, je ne les quitterai jamais, je les encenserai comme des dieux qui habitent sur la terre. Mais tant que vous me donnerez des hommes qui ne sont pas hommes, mais des renards en finesse et des tigres en cruauté, qui auront le visage, le corps et la voix humaine, avec un coeur de monstre comme les sirènes, l'humanité même me les fera détester et fuir.

Alcibiade. Il faut donc vous faire des hommes exprès. Ne vaut-il pas mieux s'accommoder aux hommes tels qu'on les trouve, que de vouloir les haïr jusqu'à ce qu'ils s'accommodent à nous ? Avec ce chagrin si critique on passe tristement sa vie, méprisé, moqué, abandonné, et on ne goûte aucun plaisir. Pour moi, je donne tout aux coutumes et aux imaginations de chaque peuple ; partout je me réjouis, et je fais des hommes tout ce que je veux. La philosophie qui n'aboutit qu'à faire d'un philosophe un hibou, est d'un bien mauvais usage. Il faut en ce monde une philosophie qui aille plus terre à terre. On prend les honnêtes gens par les motifs de la vertu, les voluptueux par leurs plaisirs, et les fripons par leur intérêt. C'est la seule bonne manière de savoir-vivre ; tout le reste est vision, et bile noire qu'il faudrait purger avec un peu d'ellébore.

Timon. Parler ainsi, c'est anéantir la vertu, et tourner en ridicule les bonnes mœurs. On ne souffrirait pas un homme si contagieux dans une république bien policée : mais, hélas ! Où est-elle ici-bas, cette république ? O mon pauvre Socrate ! La vôtre, quand la verrons-nous ? Demain, oui, demain, je m'y retirerais si elle était commencée ; mais je voudrais que nous allassions, loin de toutes les terres connues, fonder cette heureuse colonie de philosophes purs dans l'île Atlantique.

Alcibiade. Hé ! Vous ne songez pas que vous vous y porteriez. Il faudrait auparavant vous réconcilier avec vous-même, avec qui vous dites que vous êtes si souvent brouillé.

Timon. Vous avez beau vous en moquer, rien n'est plus sérieux. Oui, je le soutiens que je me hais souvent, et que j'ai raison de me haïr. Quand je me trouve amolli par les plaisirs, jusqu'à supporter les vices des hommes, et prêt à leur complaire ; quand je sens réveiller en moi l'intérêt, la volupté, la sensibilité pour une vaine réputation parmi les sots et les méchants ; je me trouve presque semblable à eux, je nie fais mon procès, je m'abhorre, et je ne puis me supporter.

Alcibiade. Qui est-ce qui fait ensuite votre accommodement ? Le faites-vous tête à tête avec vous-même sans arbitre ?

Timon. C'est qu'après m'être condamné, je me redresse et je me corrige.

Alcibiade. Il y a donc bien des gens chez vous ! Un homme corrompu et entraîné par les mauvais exemples, un second qui gronde le premier, un troisième qui les raccommode, en corrigeant celui qui s'est gâté.

Timon. Faites le plaisant tant qu'il vous plaira : chez vous la compagnie n'est pas si nombreuse ; car il n'y a dans votre cœur qu'un seul homme toujours souple et dépravé, qui se travestit en cent façons pour faire toujours également le mal.

Alcibiade. Il n'y a donc que vous sur la terre qui soyez bon : encore ne l'êtes-vous que dans certains intervalles.

Timon. Non, je ne connais rien de bon, ni digne d'être aimé.

Alcibiade. Si vous ne connaissez rien de bon, rien qui ne vous choque et dans les autres et au-dedans de vous, si la vie entière vous déplaît, vous devriez vous en délivrer, et prendre congé d'une si mauvaise compagnie. Pourquoi continuer à vivre pour être chagrin de tout, et pour blâmer tout depuis le matin jusqu'au soir ? Timon, ne savez-vous pas qu'on ne manque à Athènes ni de cordons coulants, ni de précipices ?

Timon. Je serais tenté de faire ce que vous dites, si je ne craignais de faire plaisir à tant d'hommes qui sont indignes qu'on leur en fasse.

Alcibiade. Mais n'auriez-vous aucun regret de quitter personne ? Quoi ! Personne sans exception ? Songez-y bien avant que de répondre.

Timon. J'aurais un peu de regret de quitter Socrate ; mais...

Alcibiade. Hé ! Ne savez-vous pas qu'il est homme ?

Timon. Non, je n'en suis pas bien assuré : j'en doute quelquefois ; car il ne ressemble guère aux autres. Il me paraît sans intérêt, sans ambition, sans artifice. Je le trouve juste, sincère, égal. S'il y avait au monde dix hommes comme lui, en vérité, je crois qu'ils me réconcilieraient avec l'humanité.

Alcibiade. Eh bien, croyez-le donc. Demandez-lui si la raison permet d'être misanthrope au point où vous l'êtes.

Timon. Je le veux ; quoiqu'il ait toujours été un peu trop facile et trop sociable, je ne crains pas de m'engager à suivre son conseil. O mon cher Socrate ! Quand je vois les hommes, et que je jette ensuite les yeux sur vous, je suis tenté de croire que vous êtes Minerve, qui est venue sous une figure d'homme instruire sa ville. Parlez-moi selon votre cœur ; me conseilleriez-vous de rentrer dans la société empestée des hommes, aveugles, méchants et trompeurs ?

Socrate. Non, je ne vous conseillerai jamais de vous rengager, ni dans les assemblées du peuple, ni dans les festins pleins de licence, ni dans aucune société avec un grand nombre de citoyens ; car le grand nombre est toujours corrompu. Une retraite honnête et tranquille, à l'abri des passions des hommes et des siennes propres, est le seul état qui convienne à un vrai philosophe. Mais il faut aimer les hommes, et leur faire du bien malgré leurs défauts. Il ne faut rien attendre d'eux que de l'ingratitude, et les servir sans intérêt. Vivre au milieu d'eux pour les tromper, pour les éblouir, et pour en tirer de quoi contenter ses passions, c'est être le plus méchant des hommes, et se préparer des malheurs qu'on mérite : mais se tenir à l'écart, et néanmoins à portée d'instruire et de servir certains hommes, c'est être une divinité bienfaisante sur la terre. L'ambition d'Alcibiade est pernicieuse, mais votre misanthropie est une vertu faible, qui est mêlée d'un chagrin de tempérament. Vous êtes plus sauvage que détaché : votre vertu âpre et impatiente ne sait pas assez supporter le vice d'autrui ; c'est un amour de soi-même, qui fait qu'on s'impatiente quand on ne peut réduire les autres au point qu'on voudrait. La philanthropie est une vertu douce, patiente et désintéressée, qui supporte le mal sans l'approuver. Elle attend les hommes ; elle ne donne rien à son goût, ni à sa commodité. Elle se sert de la connaissance de sa propre faiblesse, pour supporter celle d'autrui. Elle n'est jamais dupe des hommes les plus trompeurs et les plus ingrats, car elle n'espère ni ne veut rien d'eux pour son propre intérêt ; elle ne leur demande rien que pour leur bien véritable. Elle ne se lasse jamais dans cette bonté désintéressée, et elle imite les dieux, qui ont donné aux hommes la vie sans avoir besoin de leur encens ni de leurs victimes.

Timon. Mais je ne hais point les hommes par inhumanité ; je ne les hais que malgré moi, parce qu'ils sont haïssables. C'est leur dépravation que je hais, et leurs personnes, parce qu'elles sont dépravées.

Socrate. Eh bien, je le suppose. Mais si vous ne haïssez dans l'homme que le mal, pourquoi n'aimez-vous pas l'homme pour le délivrer de ce mal, et pour le rendre bon ? Le médecin hait la fièvre et toutes les autres maladies qui tourmentent les corps des hommes ; mais il ne hait point les malades. Les vices sont les maladies des âmes : soyez un sage et charitable médecin, qui songe à guérir son malade par amitié pour lui, loin de le haïr. Le monde est un grand hôpital de tout le genre humain, qui doit exciter votre compassion : l'avarice, l'ambition, l'envie et la colère, sont des plaies plus grandes et plus dangereuses dans les âmes, que des abcès et des ulcères ne le sont dans les corps. Guérissez tous les malades que vous pourrez guérir, et plaignez tous ceux qui se trouveront incurables.

Timon. Oh ! Voilà, mon cher Socrate, un sophisme facile à démêler. Il y a une extrême différence entre les vices de l'âme et les maladies du corps. Les maladies sont des maux qu'on souffre et qu'on ne fait pas ; on n'en est point coupable, on est à plaindre. Mais, pour les vices, ils sont volontaires, ils rendent la volonté coupable. Ce ne sont pas des maux qu'on souffre ; ce sont des maux qu'on fait. Ces maux mentent de l'indignation et du châtiment, et non pas de la pitié.

Socrate. Il est vrai qu'il y a deux sortes de maladies des hommes, les unes involontaires et innocentes, les autres volontaires, et qui rendent le malade coupable. Puisque la mauvaise volonté est le plus grand des maux, le vice est la plus déplorable de toutes les maladies. L'homme méchant qui fait souffrir les autres souffre lui-même par sa malice, et il se prépare les supplices que les justes dieux lui doivent : il est donc encore plus à plaindre qu'un malade innocent. L'innocence est une santé précieuse de l'âme, c'est une ressource et une consolation dans les plus affreuses douleurs. Quoi ! Cesserez-vous de plaindre un homme, parce qu'il est dans la plus funeste maladie, qui est la mauvaise volonté ? Si sa maladie n'était qu'au pied ou à la main, vous le plaindriez, et vous ne le plaignez pas lorsqu'elle a gangréné le fond de son cœur !

Timon. Eh bien, je conviens qu'il faut plaindre les méchants, mais non pas les aimer.

Socrate. Il ne faut pas les aimer pour leur malice, mais il faut les aimer pour les en guérir. Vous aimez donc les hommes sans croire les aimer, car la compassion est un amour qui s'afflige du mal de la personne qu'on aime. Savez-vous bien ce qui vous empêche d'aimer les méchants ? Ce n'est pas votre vertu, mais c'est l'imperfection de la vertu qui est en vous. La vertu imparfaite succombe dans le support des imperfections d'autrui. On s'aime encore trop soi-même pour pouvoir toujours supporter ce qui est contraire à son goût et à ses maximes. L'amour-propre ne veut non plus être contredit pour la vertu que pour le vice. On s'irrite contre les ingrats, parce qu'on veut de la reconnaissance par amour-propre. La vertu parfaite détache l'homme de lui-même, et fait qu'il ne se lasse point de supporter la faiblesse des autres. Plus on est loin du vice, plus on est patient et tranquille pour s'appliquer à le guérir. La vertu imparfaite est ombrageuse, critique, âpre, sévère et implacable. La vertu qui ne cherche plus que le bien est toujours égale, douce, affable, compatissante ; elle n'est surprise ni choquée de rien ; elle prend tout sur elle, et ne songe qu'à faire du bien.

Timon. Tout cela est bien aisé à dire, mais difficile à faire.

Socrate. O mon cher Timon ! Les hommes grossiers et aveugles croient que vous êtes misanthrope parce que vous poussez trop loin la vertu, et moi je vous soutiens que, si vous étiez plus vertueux, vous feriez tout ceci comme je le dis ; vous ne vous laisseriez entraîner ni par votre humeur sauvage, ni par votre tristesse de tempérament, ni par vos dégoûts, ni par l'impatience que vous causent les défauts des hommes. C'est à force de vous aimer trop que vous ne pouvez plus aimer les autres hommes imparfaits. Si vous étiez parfait, vous pardonneriez sans peine aux hommes d'être imparfaits, comme les dieux le font. Pourquoi ne pas souffrir doucement ce que les dieux meilleurs que vous souffrent ? Cette délicatesse, qui vous rend si facile à être blessé, est une véritable imperfection. La raison qui se borne à s'accommoder des choses raisonnables, et à ne s'échauffer que contre ce qui est faux, n'est qu'une demi-raison. La raison parfaite va plus loin ; elle supporte en paix la déraison d'autrui. Voilà le principe de vertu compatissante pour autrui et détachée de soi-même, qui est le vrai lien de la société.

Alcibiade. En vérité, Timon, vous voilà bien confondu avec votre vertu farouche et critique. C'est s'aimer trop soi-même que de vouloir vivre tout seul uniquement pour soi, et de ne pouvoir souffrir rien de tout ce qui choque notre propre sens. Quand on ne s'aime point tant, on se donne libéralement aux autres.

Socrate. Arrêtez, s'il vous plaît, Alcibiade ; vous abuseriez aisément de ce que j'ai dit. Il y a deux manières de se donner aux hommes. La première est de se faire aimer, non pour être l'idole des hommes, mais pour employer leur confiance à les rendre bons. Cette philanthropie est toute divine. Il y en a une autre qui est une fausse monnaie. Quand on se donne aux hommes pour leur plaire, pour les éblouir, pour usurper de l'autorité sur eux en les flattant, ce n'est pas eux qu'on aime, c'est soi-même. On n'agit que par vanité et par intérêt ; on fait semblant de se donner pour posséder ceux à qui on fait accroire qu'on se donne à eux. Ce faux philanthrope est comme un pêcheur qui jette un hameçon avec un appât : il paraît nourrir les poissons, mais il les prend et les fait mourir. Tous les tyrans, tous les magistrats, tous les politiques qui ont de l'ambition paraissent bienfaisants et généreux ; ils paraissent se donner, et ils veulent prendre les peuples ; ils jettent l'hameçon dans les festins, dans les compagnies, dans les assemblées publiques. Ils ne sont pas sociables pour l'intérêt des hommes, mais pour abuser de tout le genre humain. Ils ont un esprit flatteur, insinuant, artificieux, pour corrompre les mœurs des hommes comme les courtisanes, et pour réduire en servitude tous ceux dont ils ont besoin. La corruption de ce qu'il y a de meilleur est le plus pernicieux de tous les maux. De tels hommes sont les pestes du genre humain. Au moins l'amour-propre d'un misanthrope n'est que sauvage et inutile au monde, mais celui de ces faux philanthropes est traître et tyrannique. Ils promettent toutes les vertus de la société, et ils ne font de la société qu'un trafic, dans lequel ils veulent tout attirer à eux, et asservir tous les citoyens. Le misanthrope fait plus de peur et moins de mal. Un serpent qui se glisse entre des fleurs est plus à craindre qu'un animal sauvage qui s'enfuit vers sa tanière dès qu'il vous aperçoit.

Alcibiade. Timon, retirons-nous ; en voilà bien assez ; nous avons chacun une bonne leçon ; en profitera qui pourra. Mais je crois que nous n'en profiterons guère : vous serez encore furieux contre toute la nature humaine ; et moi je vais faire le Protée entre les Grecs et le roi de Perse.



Coriolan et Camille.
(Dialogue N°33)

Les hommes ne naissent pas indépendants, mais soumis aux lois de la patrie où ils sont nés, et où ils ont été élevés et protégés dans leur enfance.



Coriolan. Eh bien ! Vous avez senti comme moi l'ingratitude de la patrie. C'est une étrange chose que de servir un peuple insensé. Avouez-le de bonne foi, et excusez un peu ceux à qui la patience échappe.

Camille. Pour moi, je trouve qu'il n'y a jamais d'excuse pour ceux qui s’élèvent contre leur patrie. On peut se retirer, céder à l'injustice, attendre des temps moins rigoureux ; mais c'est une impiété que de prendre les armes contre la mère qui nous a fait naître.

Coriolan. Ces grands noms de mère et de patrie ne sont que des noms. Les hommes naissent libres et indépendants : les sociétés, avec toutes leurs subordinations et leurs polices, sont des institutions humaines qui ne peuvent jamais détruire la liberté essentielle à l'homme. Si la société d'hommes dans laquelle nous sommes nés manque à la justice et à la bonne foi, nous ne lui devons plus rien, nous rentrons dans les droits naturels de notre liberté, et nous pouvons aller chercher quelque autre société plus raisonnable pour y vivre en repos, comme un voyageur passe de ville en ville selon son goût et sa commodité. Toutes ces belles idées de patrie ont été données par des esprits artificieux et pleins d'ambition pour nous dominer : les législateurs nous en ont bien fait accroire. Mais il faut toujours revenir au droit naturel qui rend chaque homme libre et indépendant. Chaque homme étant né dans cette indépendance à l'égard des autres, il n'engage sa liberté, en se mettant dans la société d'un peuple, qu'à condition qu'il sera traité équitablement ; dès que la société manquera à la condition, le particulier rentre dans ses droits, et la terre entière est à lui aussi bien qu'aux autres. Il n'a qu'à se garantir d'une force supérieure à la sienne, et qu'à jouir de sa liberté.


Camille. Vous voilà devenu bien subtil philosophe ici-bas ; on dit que vous étiez moins adonné aux raisonnements pendant que vous étiez vivant. Mais ne voyez-vous pas votre erreur ? Ce pacte avec une société peut avoir quelque vraisemblance quand un homme choisit un pays pour y vivre ; encore même est-on en droit de le punir selon les lois de la nation, s'il s’y est agrégé, et qu’il n’y vive pas selon les mœurs de la république. Mais les enfants qui naissent dans un pays ne choisissent point leur patrie : les dieux la leur donnent, ou plutôt les donnent eux-mêmes à cette société d'hommes qui est leur patrie, afin que cette patrie les possède, les gouverne, les récompense, les punisse comme ses enfants. Ce n'est point le choix, la police, l'art, l'institution arbitraire, qui assujettit les enfants à un père : c'est la nature qui l'a décidé ; les pères joints ensemble font la patrie, et ont une pleine autorité sur les enfants qu'ils ont mis au monde. Oseriez-vous en douter ?

Coriolan. Oui, je l'ose. Quoiqu' un homme soit mon père, je suis homme aussi bien que lui, et aussi libre que lui, par la règle essentielle de l'humanité. Je lui dois de la reconnaissance et du respect ; mais enfin la nature ne m’a pas fait dépendant de lui.

Camille. Vous établissez là de belles règles pour la vertu. Chacun se croira en droit de vivre selon ses pensées ; il n’y aura plus sur la terre ni police, ni sûreté, ni subordination, ni société réglée, ni principes certains de bonnes mœurs.

Coriolan. Il y aura toujours la raison et la vertu imprimées par la nature dans les cœurs des hommes. S'ils abusent de leur liberté, tant pis pour eux ; mais quoique leur liberté mal prise puisse se tourner en libertinage, il est pourtant certain que par leur nature ils sont libres.

Camille. J'en conviens. Mais il faut avouer aussi que tous les hommes les plus sages, ayant senti l'inconvénient de cette liberté, qui ferait autant de gouvernements bizarres qu'il y a de têtes mal faites, ont conclu que rien n'était si capital au repos du genre humain, que d'assujettir la multitude aux lois établies en chaque lieu. N'est-il pas vrai que c’est là le règlement que les hommes sages ont fait en tous les pays, comme le fondement de toute société ?

Coriolan. Il est vrai.


Camille. Ce règlement est nécessaire.

Coriolan. Il est vrai encore.

Camille. Non seulement il est sage, juste et nécessaire en lui-même, mais encore il est autorisé par le consentement presque universel, ou du moins du plus grand nombre. S'il est nécessaire pour la vie humaine, il n'y a que les hommes indociles et déraisonnables qui le rejettent.

Coriolan. J'en conviens, mais il n’est qu’arbitraire.

Camille. Ce qui est essentiel à la société, à la paix, à la sûreté des hommes, ce que la raison demande nécessairement, doit être fondé dans la nature raisonnable même, et n'est point arbitraire. Donc cette subordination n'est point une invention pour mener les esprits faibles ; c'est au contraire un lien nécessaire que la raison fournit pour régler, pour pacifier, pour unir les hommes entre eux. Donc il est vrai que la raison, qui est la vraie nature des animaux raisonnables, demande qu'ils s'assujettissent à des lois et à de certains hommes qui sont en la place des premiers législateurs, qu'en un mot ils obéissent, qu'ils concourent tous ensemble aux besoins et aux intérêts communs, qu'ils n'usent de leur liberté que selon la raison, pour affermir et perfectionner la société. Voilà ce que j'appelle être bon citoyen, aimer la patrie, et s’attacher à la république.

Coriolan. Vous qui m'accusez de subtilité, vous êtes plus subtil que moi.

Camille. Point du tout. Rentrons, si vous voulez, dans le détail : par quelle proposition vous ai-je surpris ? La raison est la nature de l'homme. Celle-là est-elle vraie ?

Coriolan. Oui, sans doute.

Camille. L'homme n'est point libre pour aller contre la raison. Que dites-vous de celle-là ?

Coriolan. Il n'y a pas moyen de l’empêcher de passer.

Camille. La raison veut qu'on vive en société, et par conséquent avec subordination. Répondez.

Coriolan. Je le crois comme vous.

Camille. Donc il faut qu'il y ait des règles inviolables de société que l'homme nomme lois, et des hommes gardiens des lois qu'on nomme magistrats, pour punir ceux qui les violent : autrement il y aurait autant de gouvernements arbitraires que de têtes, et les têtes les plus mal faites seraient celles qui voudraient le plus renverser les mœurs et les lois, pour gouverner, ou du moins pour vivre selon leurs caprices.

Coriolan. Tout cela est clair.

Camille. Donc il est de la nature raisonnable d'assujettir sa liberté aux lois et aux magistrats de la société où l'on vit.

Coriolan. Cela est certain : mais on est libre de quitter cette société.

Camille. Si chacun est libre de quitter la sienne où il est né, bientôt il n’y aura plus de société réglée sur la terre.

Coriolan. Pourquoi ?


Camille. Le voici : c'est que le nombre des mauvaises têtes étant le plus grand, toutes les mauvaises têtes croiront pouvoir secouer le joug de leur patrie, et aller ailleurs vivre sans règle et sans joug ; ce plus grand nombre deviendra indépendant, et détruira bientôt partout toute autorité. Ils iront même hors de leur patrie chercher des armes contre la patrie même. Dès ce moment il n'y a plus de société de peuple qui soit constante et assurée. Ainsi vous renverseriez les lois et la société, que la raison selon vous demande, pour flatter une liberté effrénée ou plutôt le libertinage des fous et des méchants, qui ne se croient libres que quand ils peuvent impunément mépriser la raison et les lois.

Coriolan. Je vois bien maintenant toute la suite de votre raisonnement, et je commence à le goûter.

Camille. Ajoutez que cet établissement de république et de lois étant ensuite autorisé par le consentement et la pratique universelle du genre humain, excepté de quelques peuples brutaux et sauvages, la nature humaine entière, pour ainsi dire, s'est livrée aux lois depuis des siècles innombrables, par une absolue nécessité ; les fous mêmes et les méchants, pourvu qu'ils ne le soient qu'à demi, sentent et reconnaissent ce besoin de vivre en commun, et d'être sujets à des lois.

Coriolan. J'entends bien ; et vous voulez que la patrie ayant ce droit, qui est sacré et inviolable, on ne puisse s'armer contre elle.

Camille. Ce n'est pas seulement moi qui le veux, c’est la nature qui le demande. Quand Volumnia votre mère et Veturia votre femme vous parlèrent pour Rome, que vous dirent-elles ? Que sentiez-vous au fond de votre cœur ?

Coriolan. Il est vrai que la nature me parlait pour ma mère, mais elle ne me parlait pas de même pour Rome.

Camille. Eh bien ! Votre mère vous parlait pour Rome, et la nature vous parlait par la bouche de votre mère. Voilà les liens naturels qui nous attachent à la patrie. Pouviez-vous attaquer la ville de votre mère, de tous vos parents, de tous vos amis, sans violer les droits de la nature ? Je ne vous demande là-dessus aucun raisonnement ; c'est votre sentiment sans réflexion que je consulte.

Coriolan. Il est vrai, on agit contre la nature toutes les fois que l'on combat contre sa patrie : mais s'il n'est pas permis de l'attaquer, du moins avouez qu'il est permis de l'abandonner quand elle est injuste et ingrate.

Camille. Non, je ne l'avouerai jamais. Si elle vous exile, si elle vous rejette, vous pouvez aller chercher un asile ailleurs. C'est lui obéir que de sortir de son sein quand elle nous chasse ; mais il faut encore loin d'elle la respecter, souhaiter son bien, être prêt à y retourner, à la défendre, et à mourir pour elle.

Coriolan. Où prenez-vous toutes ces belles idées d'héroïsme ? Quand ma patrie m'a renoncé, et ne veut plus me rien devoir, le contrat est rompu entre nous ; je la renonce réciproquement, et ne lui dois plus rien.

Camille. Vous avez déjà oublié que nous avons mis la patrie en la place de nos parents, et qu'elle a sur nous l'autorité des lois ; faute de quoi il n'y aurait plus aucune société fixe et réglée sur la terre.

Coriolan. Il est vrai, je conçois qu'on doit regarder comme une vraie mère cette société qui nous a donné la naissance, les mœurs, la nourriture, qui a acquis de si grands droits sur nous par nos parents et par nos amis qu'elle porte dans son sein. Je veux bien qu'on lui doive ce qu’on doit à une mère ; mais...

Camille. Si ma mère m'avait abandonné et maltraité, pourrais-je la méconnaître et la combattre ?

Coriolan. Non, mais vous pourriez...

Camille. Pourrais-je la mépriser et l'abandonner, si elle revenait à moi, et me montrait un vrai déplaisir de m'avoir maltraité ?

Coriolan. Non.

Camille. Il faut donc être toujours tout prêt à reprendre les sentiments de la nature pour sa patrie, ou plutôt ne les perdre jamais, et revenir à son service toutes les fois qu'elle vous en ouvre le chemin.

Coriolan. J'avoue que ce parti me paraît le meilleur ; mais la fierté et le dépit d'un homme qu’on a poussé à bout ne lui laissent pas faire tant de réflexions. Le peuple romain, insolent, foulait aux pieds les patriciens. Je ne pus souffrir cette indignité ; le peuple furieux me contraignit de me retirer chez les volsques. Quand je fus là, mon ressentiment et le désir de me faire valoir chez le peuple ennemi des romains m’engagèrent à prendre les armes contre mon pays. Vous m'avez fait voir, mon cher Camille, qu’il aurait fallu demeurer paisible dans mon malheur.

Camille. Nous avons ici-bas les ombres de plusieurs grands hommes qui ont fait ce que je vous dis. Thémistocle, ayant fait la faute de s'en aller en Perse, aima mieux et mourir et s'empoisonner en buvant du sang de taureau, que de servir le roi de Perse contre les athéniens. Scipion, vainqueur de l'Afrique, ayant été traité indignement à Rome, à cause qu'on accusait son frère d’avoir pris de l'argent dans sa guerre contre Antiochus, se retira à Linternum, où il passa dans la solitude le reste de ses jours, ne pouvant se résoudre, ni à vivre au milieu de sa patrie ingrate, ni à manquer à la fidélité qu'il lui devait : voilà ce que nous avons appris de lui, depuis qu'il est descendu dans le royaume de Pluton.

Coriolan. Vous citez les autres exemples, et vous ne dites rien du vôtre, qui est le plus beau de tous.

Camille. Il est vrai que l'injustice qu'on m'avait faite me rendait inutile. Les autres capitaines avaient même perdu toute autorité : on ne faisait plus que flatter le peuple, et vous savez combien il est funeste à un état que ceux qui le gouvernent le repaissent toujours d'espérances vaines et flatteuses. Tout-à-coup les gaulois, auxquels on avait manqué de parole, gagnèrent la bataille d'Allia ; c'était fait de Rome, s’ils eussent poursuivi les romains. Vous savez que la jeunesse se renferma dans le Capitole, et que les sénateurs se mirent dans leurs sièges curules où ils furent tués. Il n'est pas nécessaire de raconter le reste, que vous avez ouï dire cent fois. Si je n'eusse étouffé mon ressentiment pour sauver ma patrie, tout était perdu sans ressource. J'étais à Ardée quand j'appris le malheur de Rome ; j'armai les ardéates. J'appris par des espions que les gaulois, se croyant les maîtres de tout, étaient ensevelis dans le vin et dans la bonne chère. Je les surpris la nuit, j'en fis un grand carnage. À ce coup les romains, comme des gens ressuscités qui sortent du tombeau, m'envoient prier d'être leur chef. Je répondis qu'ils ne pouvaient représenter la patrie, ni moi les reconnaître, et que j'attendais les ordres des jeunes patriciens qui défendaient le Capitole, parce que ceux-ci étaient le vrai corps de la république ; qu'il n’y avait qu'eux à qui je dusse obéir pour me mettre à la tête de leurs troupes. Ceux qui étaient dans le Capitole m’élurent dictateur. Cependant les gaulois se consumaient par des maladies contagieuses après un siège de sept mois devant le Capitole. La paix fut faite ; et dans le moment qu'on pesait l’argent moyennant lequel ils promettaient de se retirer, j’arrive, je rends l’or aux romains : nous ne gardons point notre ville, dis-je alors aux gaulois, avec l’or, mais avec le fer ; retirez-vous. Ils sont surpris, ils se retirent. Le lendemain, je les attaque dans leur retraite, et je les taille en pièces.


P.S. : J'ai remplacé les "ois" du 17ème siècle par les "ais" contemporains. (;=))

mardi 29 septembre 2009

Platon : Le mythe de la Caverne


Platon : L'allégorie de la Caverne


Voici l'un des plus célèbres mythes de Platon. Certain disent que la philosophie n'est qu'un commentaire de ce que Platon a écrit, il y a 2500 ans. C'est vous dire l'importance du personnage !

Je vous donne à lire ci-dessous, cette allégorie de la caverne. Je l'ai complétée de 2 vidéos qui l'expliquent très bien.


Extrait de la République - Livre VII

Maintenant représente toi de la façon que voici l'état de notre nature relativement à l'instruction et à l'ignorance.

Figure toi des hommes dans une demeure souterraine, en forme de caverne, ayant sur toute sa largeur une entrée ouverte à la lumière; ces hommes sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou enchaînés, de sorte qu'ils ne peuvent ni bouger ni voir ailleurs que devant eux, la chaîne les empêchant de tourner la tête ; la lumière leur vient d'un feu allumé sur une hauteur, au loin derrière eux ; entre le feu et les prisonniers passe une route élevée : imagine que le long de cette route est construit un petit mur, pareil aux cloisons que les montreurs de marionnettes dressent devant eux et au-dessus desquelles ils font voir leurs merveilles.
Figure-toi maintenant le long de ce petit mur des hommes portant des objets de toute sorte, qui dépassent le mur, et des statuettes d'hommes et d'animaux, en pierre en bois et en toute espèce de matière ; naturellement parmi ces porteurs, les uns parlent et les autres se taisent.

Voilà, s'écria Glaucon, un étrange tableau et d'étranges prisonniers.

Ils nous ressemblent ; et d'abord, penses-tu que dans une telle situation ils aient jamais vu autre chose d'eux-mêmes et de leurs voisins que les ombres projetées par le feu sur la paroi de la caverne qui leur fait face ?

Et comment, observa Glaucon, s'ils sont forcés de rester la tête immobile durant toute leur vie ?

Et pour les objets qui défilent, n'en est-il pas de même ?

Sans contredit.
Si donc ils pouvaient s'entretenir ensemble ne penses-tu pas qu'ils prendraient pour des objets réels les ombres qu'ils verraient ?

Il y a nécessité.

Et si la paroi du fond de la prison avait un écho, chaque fois que l'un des porteurs parlerait, croiraient-ils entendre autre chose que l'ombre qui passerait devant eux ?

Non, par Zeus !

Assurément de tels hommes n'attribueront de réalité qu'aux ombres des objets fabriqués. Considère maintenant ce qui leur arrivera naturellement si on les délivre de leurs chaînes et qu'on les guérisse de leur ignorance. Qu'on détache l'un de ces prisonniers, qu'on le force à se dresser immédiatement, à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la lumière : en faisant tous ces mouvements, il souffrira et l'éblouissement l'empêchera de distinguer ces objets dont tout à l'heure il voyait les ombres. Que crois-tu donc qu'il répondra si quelqu'un lui vient dire qu'il n'a vu jusqu'alors que de vains fantômes, mais qu'à présent, plus près de la réalité et tourné vers des objets plus réels, il voit plus juste ? Si, enfin, en lui montrant chacune des choses qui passent, on l'oblige à force de questions, à dire ce que c'est ? Ne penses-tu pas qu'il sera embarrassé, et que les ombres qu'il voyait tout à l'heure lui paraîtront plus vraies que les objets qu'on lui montre maintenant ?
Et si on le force à regarder la lumière elle-même, ses yeux n'en seront-ils pas blessés ? N'en fuira-t-il pas la vue pour retourner aux choses qu'il peut regarder, et ne croira-t-il pas que ces dernières sont réellement plus distinctes que celles qu'on lui montre ?

Assurément !

Et si on l'arrache de sa caverne par force, qu'on lui fasse gravir la montée rude et escarpée, et qu'on ne le lâche pas avant de l'avoir traîné jusqu'à la lumière du soleil, ne souffrira-t-il pas vivement, et ne se plaindra-t-il pas de ces violences ? Et lorsqu'il sera parvenu à la lumière, pourra-t-il, les yeux tout éblouis par son éclat, distinguer une seule des choses que maintenant nous appelons vraies ?

Il ne le pourra pas, du moins dès l'abord.

Il aura je pense besoin d'habitude pour voir les objets de la région supérieure. D'abord, ce seront les ombres qu'il distinguera le plus facilement, puis les images des hommes et des autres objets qui se reflètent dans les eaux, ensuite les objets eux-mêmes. Après cela, il pourra, affrontant la clarté des astres et de la lune, contempler plus facilement pendant la nuit les corps célestes et le ciel lui-même, que pendant le jour le soleil et sa lumière.

A la fin j'imagine, ce sera le soleil - non ses vaines images réfléchies dans les eaux ou en quelque autre endroit - mais le soleil lui-même à sa vraie place, qu'il pourra voir et contempler tel qu'il est.

Nécessairement !

Après cela, il en viendra à conclure au sujet du soleil, que c'est lui qui fait les saisons et les années, qui gouverne tout dans le monde visible, et qui, d'une certaine manière est la cause de tout ce qu'il voyait avec ses compagnons dans la caverne. Or donc, se souvenant de sa première demeure, de la sagesse que l'on y professe, et de ceux qui furent ses compagnons de captivité, ne crois-tu pas qu'il se réjouira du changement et plaindra ces derniers ?

Si, certes.

Et s'ils se décernaient entre eux louanges et honneurs, s'ils avaient des récompenses pour celui qui saisissait de l'œil le plus vif le passage des ombres, qui se rappelait le mieux celles qui avaient coutume de venir les premières ou les dernières, ou de marcher ensemble, et qui par-là était le plus habile à deviner leur apparition, penses-tu que notre homme fût jaloux de ces distinctions, et qu'il portât envie à ceux qui, parmi les prisonniers, sont honorés et puissants ? Ou bien comme ce héros d'Homère, ne préféra-t-il pas mille fois n'être qu'un valet de charrue, au service d'un pauvre laboureur, et souffrir tout au monde plutôt que de revenir à ses anciennes illusions de vivre comme il vivait ?

Je suis de ton avis, dit Glaucon, il préfèrera tout souffrir plutôt que de vivre de cette façon-là.

Imagine encore que cet homme redescende dans la caverne et aille s'asseoir à son ancienne place : n'aura-t-il pas les yeux aveuglés par les ténèbres en venant brusquement du plein soleil ? Et s'il lui faut entrer de nouveau en compétition, pour juger ces ombres, avec les prisonniers qui n'ont point quitté leurs chaînes, dans le moment où sa vue est encore confuse et avant que ses yeux ne se soient remis (or l'accoutumance à l'obscurité demandera un temps assez long), n'apprêtera-t-il pas à rire à ses dépens, et ne diront-ils pas qu'étant allé là-haut, il en est revenu avec la vue ruinée, de sorte que ce n'est même pas la peine d'essayer d'y monter ? Et si quelqu'un tente de les délier et de les conduire en haut, et qu'ils le puissent tenir en leurs mains et tuer, ne le tueront-ils pas ?

Sans aucun doute.

Maintenant, mon cher Glaucon, il faut appliquer point par point cette image à ce que nous avons dit plus haut, comparer le monde que nous découvre la vue au séjour de la prison et la lumière du feu qui l'éclaire, à la puissance du soleil. Quant à la montée dans la région supérieure et à la contemplation de ses objets, si tu la considères comme l'ascension de l'âme vers le lieu intelligible, tu ne te tromperas pas sur ma pensée, puisque aussi bien tu désires la connaître. Dieu sait si elle est vraie. Pour moi, telle est mon opinion : dans le monde intelligible, l'idée du bien est perçue la dernière et avec peine, mais on ne la peut percevoir sans conclure qu'elle est la cause de tout ce qu'il y a de droit et de beau en toutes choses; qu'elle a, dans le monde visible, engendré la lumière et le souverain de la lumière; que dans le monde intelligible, c'est elle-même qui est souveraine et dispense la vérité et l'intelligence ; et qu'il faut la voir pour se conduire avec sagesse dans la vie privée et dans la vie publique.

Je partage ton opinion, autant que je le puis.

Eh bien ! Partage là encore sur ce point, et ne t'étonne pas que ceux qui se sont élevés à ces hauteurs ne veuillent plus s'occuper des affaires humaines, et que leurs âmes aspirent sans cesse à demeurer là-haut. Mais quoi, penses-tu qu'il soit étonnant qu'un homme qui passe des contemplations divines aux misérables choses humaines ait mauvaise grâce et paraisse tout à fait ridicule, lorsque, ayant encore la vue troublée et n'étant pas suffisamment accoutumé aux ténèbres environnantes, il est obligé d'entrer en dispute, devant les tribunaux ou ailleurs, sur des ombres de justice ou sur les images qui projettent ces ombres, et de combattre les interprétations qu'en donnent ceux qui n'ont jamais vu la justice elle-même...


Vidéos :

Voici un petit dessin animé qui illustre l'allégorie de la caverne. J'aime beaucoup la phrase de fin.



Et voici en quelques mots le résumé et la conclusion de cette allégorie, expliqués par le philosophe Alain Badiou :




Post Scriptum :

De mon très humble avis, Platon n'a pas pris en compte que s'il y a bien une caverne de laquelle l'homme ne parviendra jamais à s'échapper, c'est bien de celle de son propre cerveau. Je m'explique plus clairement sur ce point dans cet article sur l'un de mes autres blogs : "L'allégorie de la caverne revisitée : L’homme prisonnier de son cerveau."