Naomi Klein
La stratégie du choc, la montée d’un capitalisme du désastre
Coédition Actes Sud / Leméac
Collection de livres de poche « Babel »
Je suis passé ce matin dans le métro devant l’une des
pathétiques unes du Figaro : « La France menacée par la
récession ». J’ai souri intérieurement et je me suis souvenu d’une autre une
du Point : « La France danse sur un volcan ». J’avais un livre
à la main que je venais de lire attentivement au milieu d’une rame de métro
sale et hurlante : « La stratégie du choc » de Naomi Klein. Je me
suis dit que je devais absolument mettre un extrait de ce formidable livre sur
mon modeste blog, afin de vous donner envie de le lire. Je sais que je n’ai pas le
droit, mais qu’importe, combien êtes-vous à lire mes rares publications ? Et puis c’est
pour une bonne cause. De grâce lisez-le !
Je vous propose de lire une bonne présentation de ce livre en cliquant sur ce lien : Stratégie du choc.
Trouver un extrait n’était pas chose aisée, c’est un gros
livre, très documenté. Naomi Klein y traite de ce qu’elle appelle « Le
capitalisme du désastre ».
Plutôt que de retenir un passage concernant l’Argentine, le
Chili, la Bolivie, la Chine, l’Afrique du Sud, l’Angleterre, la Pologne, la
Russie ou l’Iraq, j’ai choisi celui-ci qui concerne le Canada.
Vous allez comprendre très vite pourquoi en le lisant.
Extrait du CHAPITRE 12,
Le ça du capitalisme, (page 395)
Le ça du capitalisme, (page 395)
Un mois après la conférence organisée par Williamson à
Washington, nous eûmes dans mon pays un aperçu du nouvel enthousiasme que
suscitaient les « pseudo-crises », même si à l’époque, rares furent
ceux qui comprirent que les événements s’inscrivaient dans le cadre d’une
stratégie mondiale. En février 1993, la Canada était en proie à une catastrophe
financière. C’est du moins ce que laissaient croire les journaux et les
émissions de télévision. « Crise de la dette à l’horizon »,
proclamait une immense manchette à la une du quotidien national de langue
anglaise, The Globe & Mail. Dans une émission spéciale présentée par une
chaine nationale, on entendit ceci : " Des économistes prévoient que,
d’ici un an ou deux, peut-être moins, le sous-ministre des Finances du Canada
annoncera au conseil des ministres que le pays a épuisé ses possibilités de
crédit. […] Nos vies seront radicalement transformées. "
L’expression " mur de la dette " entra soudain
dans notre vocabulaire. Le message ? Les Canadiens menaient une existence
en apparence confortable et paisible, mais le pays vivait nettement au-dessus
de ses moyens. Bientôt, de puissantes firmes de Wall Street, comme Moody’s et
Standard and Poor’s, réduiraient de façon draconnienne la cote de crédit
parfaite (triple A) du Canada. Dans un tel cas, les investisseurs hypermobiles,
affranchis par les nouvelles règles de la mondialisation et du libre échange,
retireraient leur argent du Canada et le placeraient ailleurs. La seule
solution, nous dit-on, consistait à sabrer dans les programmes comme l’assurance
chômage et les services de santé. Evidemment le parti libéral au pouvoir s’empressa
d’obtempérer, même si peu de temps auparavant, il avait été élu en promettant
de créer des emplois (la politique « vaudou » version canadienne).
Deux ans après le paroxysme de cette hystérie du déficit, la journaliste
Linda McQuaig montra de façon décisive que le sentiment d’urgence avait été
créé de toutes pièces et exploité par une poignée de think tanks financés par
les plus grandes banques et sociétés du Canada, en particulier l’institut
C.D.Howe et l’Institut Fraser (que Milton Friedman avait toujours activement
soutenu). Le Canada était effectivement
aux prises avec un déficit, mais ce dernier n’était pas causé par les dépenses
affectées à l’assurance chômage et à d’autres programmes sociaux. Selon
Statistiques Canada, il était plutôt attribuable à des taux d’intérêts élevés
qui avaient fait exploser la valeur des sommes dues, un peu comme le choc
Volcker avait entrainé une hausse vertigineuse de l’endettement des pays en
voie de développement dans les années 1980. Au siège social de Moody’s, à Wall
Street, McQuaig s’entretint avec Vincent Truglia, l’analyste en chef chargé de
l’établissement de la cote de crédit du Canada, qui lui fit une révélation
sensationnelle : les banquiers et les cadres des grandes sociétés
canadiennes exerçaient constamment des pressions sur lui pour qu’il délivrât de
sombres pronostics sur l’état des finances du pays, ce à quoi il s’était
toujours refusé : en effet, le Canada représentait à ses yeux un
investissement stable et d’excellente qualité. « Parmi tous les pays dont
je m’occupe, c’est le seul dont les ressortissants demandent régulièrement une
rétrogradation plus marquée de la cote de crédit. Ils estiment que la cote de
crédit du Canada est trop élevée. » Truglia recevait des coups de fil de
la part de représentants d’autres pays qui jugeaient leur cote trop faible. « Les
Canadiens, eux, déprécient leur pays beaucoup plus que les étrangers. »
La raison était que, pour le monde de la finance au Canada,
la « crise du déficit » constituait une arme revêtant une importance
critique dans une véritable bataille rangée. A l’époque où Truglia recevait ces
coups de fil bizarres, on avait lancé une campagne en règle visant à pousser le
gouvernement à réduire les impôts en comprimant les sommes affectées aux
programmes sociaux, dans les domaines de la santé et de l’éducation en
particulier. Puisque ces programmes avaient l’appui d’une vaste majorité de
Canadiens, la seule façon de justifier de telles mesures était de faire planer
la menace d’un effondrement économique national – d’une crise en bonne et due
forme. Mais comme Moody’s s’entêtait à accorder au Canada la cote de crédit la
plus haute possible – l’équivalent d’une note de A++ -, il n’était guère facile
de maintenir une ambiance apocalyptique.
Pendant ce temps, des messages contradictoires plongeaient
les investisseurs dans la perplexité : Moody’s n’avait que des éloges pour
le Canada, tandis que la presse canadienne qualifiait l’état des finances de
catastrophique. Truglia, irrité par les données hautement politisées en
provenance du Canada – lesquelles semblaient mettre en doute ses propres
évaluations -, émit, geste extraordinaire, un « commentaire spécial »
dans lequel il précisait que les dépenses du Canada n’étaient pas « incontrôlées »,.
Il réserva même quelques coups voilés aux calculs spécieux des think tanks
néolibéraux. « Les auteurs de certains rapports récents ont grossièrement
surévalué la dette financière du Canada. Parfois, on y trouve des chiffres
comptés en double ; dans d’autres, on effectue des comparaisons
internationales inadéquates. […] Ces mesures inexactes expliquent peut-être les
évaluations exagérées du problème de la dette du Canada. » Après la
parution du rapport spécial de Moody’s, on se passa le mot : il n’y a pas
de « mur de la dette » au Canada. La communauté des affaires fut
piquée au vif. « J’ai reçu au moins un coup de fil […] de quelqu’un d’une
très grande institution financière du Canada, et je me suis fait engueuler
comme du poisson pourri. Du jamais vu. »
Lorsque les Canadiens apprirent que la « crise du
déficit » avaient été montée de toutes pièces par des think tanks financés
par de grandes sociétés, il était trop tard – les compressions avaient été
effectuées et on n’y pouvait plus rien. Conséquence directe de toute cette
affaire, les programmes sociaux destinés aux chômeurs du pays furent
radicalement réduits, et ils ne furent pas augmentés par la suite, malgré des
années de surplus budgétaires. Au cours de cette période, on eut à de
nombreuses occasions recours à la stratégie de la crise. En septembre 1995,
dans une bande vidéo fournie sous le manteau à la presse canadienne, on vit
John Snobelen, ministre de l’éducation de l’Ontario, affirmer, à l’occasion d’une
réunion de fonctionnaires tenue à huis clos, qu’il fallait créer un climat de
panique avant d’annoncer des compressions dans le domaine de l’éducation et d’autres
mesures impopulaires. Il convenait de laisser filtrer des informations donnant
à redouter une situation si sombre qu’ »il préférait ne pas en parler ».
Il s’agissait, dit-il, de « créer une crise utiles ».
Je suis désolé mais je ne puis résister à l’envie de vous donner à lire les quelques paragraphes qui suivent.
« Fraudes statistiques à Washington » (page 399)
A partir de 1995, dans la plupart des démocraties
occidentales, le discours politique était saturé d’allusions à la dette et à un
effondrement économique imminent. On réclamait des compressions plus draconiennes
et des privatisations plus ambitieuses. Pendant ce temps-là, les think tanks de
Friedman brandissaient le spectre de la crise. Les institutions financières les
plus puissantes de Washington étaient disposées à faire croire à l’existence d’une
crise grâce à la manipulation des médias, certes, mais elles prenaient aussi
des mesures concrètes pour créer des crises bien réelles. Deux ans après les
observations de Williamson, d’après lequel on pouvait « attiser » les
crises, Michael Bruno, économiste en chef (économie du développement) à la
banque mondiale, reprit des propos identiques, une fois de plus sans attirer l’attention
des médias. Dans une communication présentée devant l’Association
internationale des sciences économiques, à Tunis, en 1995, et dont le texte fut
publié plus tard par la Banque mondiale, Bruno déclara devant 500 économistes
venus de 68 pays que « l’idée selon laquelle une crise suffisamment grave
pouvait pousser des décideurs jusque-là récalcitrant à instaurer des réformes
susceptibles d’accroître la productivité » faisait l’objet d’un consensus
de plus en plus grand nota 18. Bruno cita l’Amérique latine à titre d’ « exemple
parfait de crises profondes apparemment bénéfiques » et s’attarda en
particulier sur l’Argentine, où, dit-il, le président Menem et son ministre des
Finances, Domingo Cavallo, avaient l’art de « profiter du climat d’urgence »
pour réaliser d’importantes privatisations. Au cas où l’auditoire n’aurait pas
bien compris, Bruno ajouta : « Je tiens à réitérer l’importance d’un
thème majeur : l’économie politique des crises graves tend à déboucher sur
des réformes radicales aux résultats positifs. »
Dans ce contexte, il affirma que les organisations
internationales ne devaient pas se contenter de profiter des crises économiques
existantes pour faire avancer le consensus de Washington : elles devaient,
à titre préemptif, supprimer l’aide afin que les crises s’aggravent. « Un
contrecoup (par exemple une diminution des revenus du gouvernement ou de l’aide
étrangère) peut en réalité accroitre le bien-être en raccourcissant l’attente
[des réformes]. L’idée que « la situation doit dégénérer avant de s’améliorer »
vient naturellement à l’esprit. […] En fait, il est possible qu’un pays se tire
mieux d’affaire en faisant face à une grave crise d’hyperinflation qu’en
restant embourbé dans une succession de crises moins sévères. »
Bruno admettait que la perspective d’aggraver ou provoquer un effondrement de l’économie était
effrayante - les salaires des employés
de l’état ne seraient pas versés, l’infrastructure se dégraderait -, mais, en
bon disciple de l’école de Chicago, il pria instamment les membres de l’auditoire
de considérer la destruction comme le premier stade de la création : « Avec
l’aggravation de la crise, le gouvernement risque de s’étioler petit à petit,
dit-il. Une telle évolution a des effets positifs :au moment de l’adoption
de la réforme, le pouvoir des groupes d’intérêts sera peut-être sera peut-être
amoindri, et un leader qui préconise une solution à long terme plutôt qu’un
rafistolage provisoire a des chances de faire accepter la réforme.»
Les accros de la crise de Chicago étaient assurément lancés
dans une fulgurante trajectoire intellectuelle. A peine quelques années plus
tôt, ils avaient laissé entendre que l’hyperinflation était susceptible de
créer des conditions favorables à l’adoption de politiques de choc. Et voilà qu’un
économiste en chef de la Banque mondiale, institution financée à même les
impôts des contribuables de 178 pays et ayant le mandat de renforcer et de
reconstruire des économies vacillantes, proposait de provoquer délibérément la
faillite des Etats pour permettre à ceux-ci de renaitre de leurs cendres.
Alors ? Qu'en pensez-vous ? Cela ne vous rappelle rien ?
Post Scriptum :
Post Scriptum :
Suite à la publication de ce livre en 2007, deux
réalisateurs britanniques, Michael Winterbottom et Mat
Whitecross ont décidé d’en faire un documentaire à l'aide de nombreuses
images d'archive. Le film est sorti en France en 2010.
Vous pouvez le visionner sur Youtube, mais je vous propose
de le regarder sur mon autre site, « Transitio », un modeste de site
de ma composition consacré à la « Transition »…
Cliquez sur le lien suivant, et bonne visite de Transitio : Stratégie du choc, le film.