lundi 21 novembre 2011

Jacques Généreux : « La Grande Régression »

Jacques Généreux : « La Grande Régression »
A la recherche du progrès humain – 3
Points, collection Essais

Hélas, je ne tiens pas mon engagement de l’article précédent, encore un texte politique !
Mais pas n’importe lequel ! Voici un extrait de ce formidable livre de Jacques Généreux, "La Grande Régression". Il ne s’agit pas cette fois d’un texte agressif rapidement rédigé, comme celui du "Comité invisible". Cet ouvrage s’inscrit dans la continuité d’une longue et belle réflexion qui a déjà produit deux livres, "La Dissociété" en 2006, et "L’Autre Société" en 2009.

crédit photo : C. Benoist-Lucy
Jacques Généreux analyse avec intelligence, cet absurde sabordage de nos sociétés démocratiques commencé il y a une trentaine d’années, stupéfiant naufrage qu’il appelle la Grande Régression. A la différence d’autres auteurs traitant du même sujet (comme Chomsky par exemple qui n'écrit pas vraiment bien), Jacques Généreux tente d’identifier et de comprendre quelles sont les pulsions cachées en chacun de nous qui contribuent à ce fatal glissement, et à mon avis, il y parvient avec brio !

En vérité cette façon de penser me parle. Même s’il cède parfois à la tentation de qualifier de noms d’oiseaux certains de nos contemporains, sont objectif est plutôt de les comprendre, et non-pas vraiment de les juger. Peut-être ne vivons-nous là, après tout, qu’un passage obligé de l’histoire des sociétés humaines, encore un truc moche par lequel nous devons passer (comme autrefois le collectivisme ou le fascisme), un ultime démon que nous devons exorciser, afin d’accéder à ce qu’il appelle une nouvelle renaissance. Jacques Généreux explique cela avec intelligence. Condorcet j’en suis sûr aurait souscrit à cette vision positive de l’histoire de l’humanité.

J’ai eu beaucoup de mal à choisir un extrait de ce bel ouvrage, car tout est vraiment excellentissime. Je vous conseille d'ailleurs d'aller sur son blog à la page dédiée à ce livre (le reste du blog est très bien aussi) : http://jacquesgenereux.fr/news/la-grande-regression

Voici donc un tout petit morceau extrait de la page 46 du chapitre 1 "J’ai vu mourir la promesse d’un monde meilleur".

Je soutiens précisément dans ce livre que les sociétés modernes ont développé une maladie de la pensée et un piège politique qui, en se renforçant mutuellement, rendent aujourd’hui improbable une renaissance pourtant à portée de leur main. Le dernier chapitre analysera cette maladie et ce piège pour mieux cerner les conditions d’une renaissance.

Et cette belle part intitulée « Une civilisation en marche arrière » extraite du second chapitre « Sous l’écume des crises, l’engrenage d’une régression générale » (page 101). Il rappelle utilement ce que durant 300 ans, a signifié « être moderne »…

La manipulation des esprits commence par la colonisation du langage, par l’altération insidieuse du vocabulaire ordinaire du débat public. Le terme "moderne" est l’un des plus intensément manipulés par les artisans de la Grande Régression ; ceux-ci l’ont dépouillé de sa signification historique et philosophique pour étendre jusqu’à l’absurde le sens usuel qui oppose l’actuel à l’ancien et que les dictionnaires résument en substance à l’expression "être de son temps". En ce sens, et dès lors que la victoire politique des néolibéraux a imposé au monde une idéologie et un projet de société dominants, ces derniers sont de facto "modernes" puisque conformes à l’air du temps. Désormais, la "modernité" désignerait donc la qualité des moutons qui font comme tout le monde et des abrutis qui adhèrent sans réfléchir au discours ambiant. L’archaïsme serait a contrario la tare des penseurs et des résistants qui s’opposent à la destruction systématique des progrès sociaux conquis par les peuples justement les plus modernes ! Ce que les néolibéraux appellent "modernisation", c’est l’adaptation des peuples au mouvement naturel et irrépressible de l’histoire que constitueraient la guerre économique mondiale et la marchandisation des sociétés. Rien n’est en réalité plus antimoderne qu’une telle conception de l’histoire. Mais qui le sait encore, après trente ans de contamination de tous les discours par la novlangue libérale ?

Il est donc nécessaire de rappeler à nos contemporains en quoi consistait la promesse de la modernité en Occident, du siècle de Galilée (XVIIe) au siècle des Lumières (XVIIIe) :
  • Le règne de la raison en lieu et place de l’obscurantisme religieux ;
  • La quête de l’autonomie individuelle à l’égard des déterminismes sociaux ;
  • La maîtrise technique de la nature au lieu de la soumission des humains aux aléas d’un ordre naturel ;
  • Une communauté de citoyens liés par un contrat social et non par une autorité despotique ;
  • Les droits de l’homme et les libertés publiques ;
  • L’idée d’une histoire ouverte à l’action humaine et donc au progrès ;
  • La démocratie, c’est-à-dire l’égalité des individus et la souveraineté du peuple pour définir les modalités du vivre ensemble.

Pour le dire en raccourci, c’était là une promesse d’émancipation et de progrès pour tous les êtres humains, grâce à la connaissance, à l’égale liberté et à la foi démocratique.
Cette promesse moderne fut portée par trois siècles de combat des progressistes pour l’émancipation humaine, contre l’obscurantisme, le despotisme, l’exploitation économique, la maladie, la pauvreté, l’insécurité. Trois siècles agités par des révolutions et des contre-révolutions, par la guerre quasi permanente des nations en quête de territoires et de ressources, par l’affrontement souvent violent des idéologies. C’est dans le tumulte des lutes sociales et des guerres que l’histoire moderne a accouché, cahin-caha, des libertés publiques, des droits sociaux, des nations démocratiques, de l’affranchissement des esprits à l’égard des clercs et des puissants, etc. Or, avant ma génération (celle des années 1950), jamais la victoire des progressistes et des démocrates ne parut définitivement assurée. Mes grands parents virent même trois siècles de progrès si durement conquis momentanément anéantis par le Grande Dépression et par la victoire du fscisme et du nazisme.

L’après-guerre, en Europe et en Amérique du Nord, fut la première période de l’histoire où la victoire des modernes et des libéraux sur les conservateurs et les réactionnaires parut assurée (au moins dans une partie du monde). Quelle que soit la part d’ombre des Trente Glorieuses, la confiance dans l’avenir caractérisait ma génération. Nous avions la chance d’être nés dans l’une des rares nations où les idées progressistes avaient remporté une interminable bataille. Restait certes un long chemin à parcourir pour les inscrire pleinement dans la réalité, mais nous n’imaginions pas que les démocraties occidentales puissent régresser vers un âge sombre et réactionnaire, et surtout pas au moment où leur modèle de développement commençait à séduire le reste du monde. C’est pourtant ce qu’il advint…

Depuis trois décennies, on l’a vu, déferle la vague néolibérale. La généralisation de ce nouveau "modèle" occidental était sensée diffuser au monde entier les acquis de la modernité : le progrès matériel, une société pacifiée par le progrès social plutôt que par la police, un Etat de droit garant de l’intérêt général, les libertés publiques, la démocratie et l’autonomie croissante des individus. Or, non seulement nous n’assistons pas à la diffusion planétaire de ces "acquis", mais encore nous constatons leur déconstruction et leur régression générale dans le monde occidental lui-même. Mon propos sera donc par nature concentré sur ce retournement en Occident. Les dégâts de la vague néolibérale sur le reste du monde méritent certes autant d’attention, mais ils sont déjà amplement documentés et, surtout, ils ne constituent pas le sujet de ce livre. Il s’agit ici de comprendre comment et pourquoi le mouvement de progrès moderne s’inverse en une régression générale. Cela suppose de concentrer l’attention sur les pays qui étaient les plus avancés dans ce mouvement.

Or, dans ces pays les plus "modernes", la promesse du progrès matériel pour tous s’évanouit dans l’autodestruction du système économique et le saccage des écosystèmes ; la cohésion sociale se dissout dans une dissociété atomisée ou communautarisée ; la démocratie s’efface devant l’Etat privé et la montée d’un "fascisme néolibéral" ; le culte officiel de l’autonomie individuelle masque un effondrement moral et intellectuel qui livre à nouveau les individus à diverses servitudes. Telles sont les multiples dimensions concomitantes de la Grande Régression. Le chapitre 3 traite de la régression économique et écologique, le chapitre 4, de la régression sociale, morale et politique.

P.S. : N'oubliez pas de visiter son blog :  http://jacquesgenereux.fr/

Je mets depuis quelques temps des vidéos pour compléter mes articles. Je vous propose donc celle-ci, elle est assez longue, mais on peut constater que le compère est brillant !

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