lundi 7 mars 2011

Emmanuel Todd : "Après l’empire - Essai sur la décomposition du système américain"

Emmanuel Todd : "Après l'empire - Essai sur la décomposition de l'empire américain"
Collection folio actuel (poche)


Je viens de commencer ce livre ce matin, et je n’ai pu attendre de le terminer pour vous en communiquer ce large extrait.

Il a été publié en août 2002, et je suis vraiment surpris par la lucidité de l’analyse d’Emmanuel Todd. Tout est dit. Il décrit clairement le dépérissement de nos vieilles démocraties et leurs fatales transformations en oligarchies (régime politique dans lequel le pouvoir est détenu par peu de personnes).


Cinq ans après, Nicolas Sarkozy était élu. Je ne m’en suis toujours pas remis.

Sept ans après, nos vieilles démocraties sont de plus en plus malades. Et des peuples jusque là asservis secouent leurs jougs et rêvent de la démocratie que nous ne savons plus aimer. 
Je regardais ce soir aux infos les révoltés Libyens monter en ligne contre leurs oppresseurs. Une armée de « va-nu-pieds », en casquettes et t-shirts, qui m’a fait penser à nos « sans culottes » de 1792 courant vers la victoire de Valmy. Je ne pousserai pas plus loin la comparaison, le contexte étant quelque peu différent.
Je souhaite cependant une destinée glorieuse à ces insurgés.

C’est parce que je sentais monter la nausée, que modestement je suis entré dans l’arène politique en 2009 en adhérant chez les Verts, et que je me retrouve aujourd’hui candidat suppléant dans la campagne des cantonales. 
Je n’imagine pas pouvoir changer à moi seul la fatale orientation que prend notre société, mais il me devenait impossible d’assister sans rien faire à la mort annoncée de notre démocratie.

Je dédie ce texte au directeur de mon école primaire, M. Ridard, qui m’a fait découvrir lorsque j’étais enfant les beaux côtés de la révolution française et de notre République. C'était certes une histoire de France enjolivée, à la Michelet, mais elle savait faire des graines de citoyens généreux.

Bon, je suis désolé, mon introduction a été plus longue que d'habitude. 

N'hésitez pas à acheter le livre d'Emmanuel Todd !

Voici l'extrait :

La dégénérescence de la démocratie américaine et la guerre comme possible (pages 33 à 38).

La force de Fukuyama est d’avoir très vite identifié un processus de stabilisation du monde non occidental. Mais sa perception des sociétés, on l’a vu, reste influencée par l’économisme ; il ne fait pas du facteur éducatif le moteur central de l’histoire et s’intéresse peu à la démographie. Fukuyama ne voit pas que l’alphabétisation de masse est la variable indépendante, explicative, au cœur de la poussée démocratique et individualiste qu’il décèle. De là vient son erreur majeure : déduire une fin de l’histoire de la généralisation de la démocratie libérale. Une telle conclusion présuppose que cette forme politique est stable sinon parfaite, et que son histoire s’arrête une fois qu’elle est réalisée. Mais si la démocratie n’est que la superstructure politique d’une étape culturelle, l’instruction primaire, la continuation de la poussée éducative, avec le développement des enseignements secondaire et supérieur, ne peut que la déstabiliser là où elle était apparue en premier, au moment même où elle s’affirme dans les pays qui atteignent seulement le stade de l’alphabétisation de masse.

Education secondaire et surtout supérieure réintroduisent dans l’organisation mentale et idéologique des sociétés développées la notion d’inégalité. Les « éduqués supérieurs », après un temps d’hésitation et de fausse conscience, finissent par se croire réellement supérieurs. Dans les pays avancés émerge une nouvelle classe, pesant, en simplifiant, 20% de la structure sociale sur le plan numérique, et 50% sur le plan monétaire. Cette nouvelle classe a de plus en plus de mal à supporter la contrainte du suffrage universel.

La poussée de l’alphabétisation nous avait fait vivre dans le monde de Tocqueville, pour qui la marche de la démocratie était « providentielle », presque l’effet d’une volonté divine. La poussée de l’éducation supérieure nous fait aujourd’hui vivre une autre marche « providentielle », et calamiteuse : vers l’oligarchie. C’est un surprenant retour au monde d’Aristote, dans lequel l’oligarchie pouvait succéder à la démocratie.

Au moment même où la démocratie commence de s’implanter en Eurasie, elle s’étiole donc en son lieu de naissance : la société américaine se transforme en un système de domination fondamentalement inégalitaire, phénomène parfaitement conceptualisé par Michel Lind dans The Next Américan Nation. On trouve en particulier dans ce livre la première description systémique de la nouvelle classe dirigeante américaine postdémocratique, the overclass.

Ne soyons pas jaloux. La France est presque aussi avancée que les Etats Unis dans cette voie. Curieuses « démocraties » que ces systèmes politiques au sein desquels s’affrontent élitisme et populisme, où subsiste le suffrage universel, mais dans lequel les élites de droite et de gauche sont d’accord pour interdire toute réorientation de la politique économique qui conduirait à une réduction des inégalités. Univers de plus en plus loufoque dans lequel le jeu électoral doit aboutir, au terme d’un titanesque affrontement médiatique, au statu quo. La bonne entente au sein des élites, reflet de l’existence d’une vulgate supérieure, interdit que le système politique apparent se désintègre, même lorsque le suffrage universel suggèrerait la possibilité d’une crise. Georges W. Bush est choisi comme président des Etats Unis, au terme d’un processus opaque qui ne permet pas d’affirmer qu’il l’a emporté au sens arithmétique. Mais l’autre grande république « historique », la France, s’offre, peu de temps après, le cas contraire, et donc fort proche dans la logique de Sacha Guitry, d’un président élu avec 82% des suffrages. Le presque unanimisme français résulte d’un autre mécanisme sociologique et politique de verrouillage des aspirations venues des 20% d’en haut, qui pour l’instant contrôlent idéologiquement les 60% du milieu. Mais le résultat est le même : le processus électoral n’a aucune importance pratique ; et le taux d’abstention s’élève irrésistiblement.

En Grande-Bretagne, les mêmes processus de restratification culturelle sont à l’œuvre. Ils furent précocement analysés, par Michael Young dans The Rise of the Meritocracy, court essai réellement prophétique puisqu’il date de 1958. Mais la phase démocratique de l’Angleterre a été tardive et modérée : le passé aristocratique est si proche, toujours incarné dans la persistance d’accents de classes d’une netteté extrême, facilite une transition en douceur vers le nouveau monde de l’oligarchie occidentale. La nouvelle classe américaine est d’ailleurs vaguement envieuse, ce qu’elle manifeste par une posture anglophile, nostalgique d’un passé victorien qui n’est pas le sien.

Il serait donc inexact et injuste de restreindre la crise de la démocratie aux seuls Etats Unis. La Grande-Bretagne et la France, les deux vieilles nations libérales associées par l’histoire à la démocratie américaine, sont engagées dans des processus de dépérissement oligarchique parallèles. Mais elles sont, dans le système politique et économique mondial globalisé, des dominés. Elles doivent donc tenir compte de l’équilibre de leurs échanges commerciaux. Leurs trajectoires sociales doivent, à un moment donné, se séparer de celle des Etats Unis. Et je ne pense pas que l’on pourra parler un jour des « oligarchies occidentales » comme on parlait autrefois des « démocraties occidentales ».


Mais telle est la deuxième grande inversion qui explique la difficulté des rapports entre l'Amérique et le monde. Les progrès planétaires de la démocratie masquent l'affaiblissement de la démocratie en son lieu de naissance. L'inversion est mal perçue par les participants au jeu planétaire. L'Amérique manie toujours fort bien, par habitude plus que par cynisme, le langage de la liberté et de l'égalité. Et bien sûr, la démocratisation de la planète est loin d'être achevée.

Mais ce passage à un stade nouveau, oligarchique, annule l’application de la loi de Doyle sur les conséquences inévitablement apaisantes de la démocratie libérale. Nous pouvons postuler des comportements agressifs de la part d’une caste dirigeante mal contrôlée, et une politique militaire plus aventureuse. En vérité, si l’hypothèse d’une Amérique devenue oligarchique nous autorise à restreindre le domaine de validité de la loi de Doyle, elle nous permet surtout d’accepter la réalité empirique d’une Amérique agressant des démocraties, récentes ou anciennes.  Avec un tel schéma nous réconcilions – non sans une certaine malice il est vrai – les « idéalistes » anglo-saxons qui attendent de la démocratie libérale la fin des conflits militaires et les « réalistes » de même culture qui perçoivent le champ des relations internationales comme un espace anarchique peuplé d’Etats agressifs dans l’éternité des siècles. Admettant que la démocratie libérale mène à la paix, nous admettons aussi que son dépérissement peut ramener la guerre. Même si la loi de Doyle est vraie, il n’y aura pas de paix perpétuelle d’esprit kantien.





PS : Voici encore deux extraits qui me plaisent bien (Mentionnés sur le blog EPIEIKEIA (trouvé via WIKIO)).



"Les sociétés européennes sont nées du labeur de générations de paysans misérables. Elles ont souffert des siècles durant des habitudes guerrières de leurs classes dirigeantes. Elles n'ont découvert que tardivement la richesse et la paix. On peut en dire autant du Japon et de la plus grande partie des pays de l'Ancien Monde. Toutes ces sociétés conservent, dans une sorte de code génétique, une compréhension instinctive de la notion d'équilibre économique. Sur le plan de la morale pratique on y associe encore les notions de travail et de récompense, sur le plan comptable celles de production et de consommation.

La société américaine est en revanche le produit récent d'une expérience coloniale très réussie mais non testée par le temps : elle s'est développée en trois siècles par l'importation sur un sol doté de ressources minérales immenses, très productif sur le plan agricole parce que vierge, d'une population déjà alphabétisée. L'Amérique n'a vraisemblablement pas compris que sa réussite résulte d'un processus d'exploitation et de dépense sans contrepartie de richesses qu'elle n'avait pas créées.

(...)

L'Amérique s'est toujours développée en épuisant ses sols, en gaspillant son pétrole, en cherchant à l'extérieur les hommes dont elle avait besoin pour travailler."

Emmanuel TODD, Après l'empire, Paris, Gallimard, 2002, p. 203-204.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

"Je regardais ce soir aux infos les révoltés Libyens monter en ligne contre leurs oppresseurs. Une armée de « va-nu-pieds », en casquettes et t-shirts, qui m’a fait penser à nos « sans culottes » de 1792 courant vers la victoire de Valmy.
Je leur souhaite une destinée glorieuse."

Permettez-moi de préciser: A Valmy, où s'illustra un homonyme devenu baron-général d'empire qui rédigea ensuite ses mémoires, notamment sur cette escarmouche locale, c'étaient des volontaires armés par les bourgeois qui confluèrent pour combattre des ennemis étrangers guidés par des traitres à leur pays, des aristocrates minoritaires partis en exil....
Il faut visiter le lieu de Valmy pour comprendre ce qui s'est passé du point de vue tactique. Les officiers révolutionnaires étaient des hommes instruits et intelligents. Il faut imaginer les musiques républicaines arrivant successivement et redonnant du courage au coeur à ces amateurs des armes face à des pro conduits par des "fins de race" dans le déroulement de cette escarmouche.
Ce qu'à écrit mon homonyme est bouleversant de lucidité autant que de bon sens. La reconstitution historique réalisée du temps de Mitterrand en a rendu assez fidèlement les grands moments.
Cet épisode est à mille lieux de ce qui se passe en Libye et des analyses qui en sont tirées prématurément.

Bertrand Tièche a dit…

Je suis entièrement d'accord avec le commentaire anonyme qui a été fait de ma comparaison hasardeuse avec Valmy.
Valmy est en effet pour moi la plus belle bataille de l'histoire de France. C'est la victoire du premier peuple libre d'Europe contre la tyrannie.
Ce qui différencie principalement les révolutionnaires Français de 1792 de ceux dont on parle à présent, c'est que ceux-ci combattaient au nom des droits de l'homme, alors que les révolutionnaires actuels combattent au nom d'un dieu qui n'est rien d'autre qu'une autre forme de sujétion...