mercredi 27 janvier 2010

Michel Onfray : Qu'est-ce que la tragédie ?

    Voici un extrait de l'un des cours que Michel Onfray donne gratuitement depuis 8 ans, au sein de son université populaire de Caen.
    Beaucoup de gens n'aiment pas Michel Onfray, c'est bon signe, à n'en point douter ! (Voir ma mise à jour du 24/05/2021 en bas de page).
    Il enseigne une passionnante contre-histoire de la philosophie.
    J'ai écouté tous ses cours avec un grand plaisir sur France Culture. Et c'est en l'écoutant que j'ai eu envie de lire Nietzsche (et je ne m'en suis toujours pas remis).
    Je l'ai rencontré un soir de mai 2008, à Argentan et je l'ai trouve très sympathique. Michel Onfray est un athée et un révolté ? Oui, comme tous ceux qui aiment trop les gens...

    J'ai choisi cet extrait dans lequel il donne sa définition de la tragédie.

    L'étymologie de tragédie suppose que l’on sacrifie le bouc. Cela renvoie au théâtre grec qui suppose la purification, la catharsis.
    Il y a, dans le temple de Delphes, un oratoire consacré à Esculape, le dieu de la médecine, où on pratique une médecine extraordinaire. On sacrifie des animaux, les fameux boucs, et d’autres animaux aussi. On dépèce ces animaux. On met les peaux dans des pièces et les gens, qui viennent pour se faire soigner, dorment dans ces pièces sur les peaux des animaux sacrifiés. Il y a des cérémonies bachiques. On chante, on crie. Il y a du thermalisme, d’une certaine manière. Et puis, il y a du théâtre. Il y a une fonction thérapeutique au théâtre. Tragédie et comédie. On a des affects. Il faut s’en purifier avec de la tragédie, c'est-à-dire qu’il s’agit de jouer quelque chose qui sera douloureux, donc du crime, de l’inceste, du parricide, tout ce qu’on trouve chez les tragédiens, Eschyle, Sophocle, Euripide.

    La catharsis, donc la purification, permet la terreur et la pitié, souligne Aristote. Quand vous avez joué de terreur et de pitié, que vous avez fait de la tragédie l’occasion d’une purification, une catharsis de vous-même, alors vous recouvrez la santé.

    Le théâtre, c’est l’occasion de scénographier des corps, mais aussi de décrire des passions, des pulsions. Quand on les aura vécues, sur le mode de la mise à distance, de la scène, on pourra s’en préserver. On pourra s’en dispenser de les vivre au quotidien. C’était vaguement la pensée grecque sur ce sujet.
    L’expression « c’est tragique ! » que l’on utilise aujourd’hui vient du théâtre grec.

    Qu’est-ce que le tragique ?
    C’est ce qui se trouve à égale distance de l’optimisme et du pessimisme. L’optimiste voit le meilleur partout et le pessimiste voit le pire partout. C’est le fameux verre, à moitié plein ou à moitié vide. Cela dépend si c’est de l’huile de ricin ou un château Yquem . Votre verre, à demi rempli, est à demi plein ou à demi vide. On est dans une subjectivité absolue. Le tragique, c’est celui qui n’est, ni optimiste, ni pessimiste, mais voit le réel comme il est. C’est la définition que j’en donnerais. Un grand philosophe d’aujourd’hui, Clément Rosset, aborde cette question du tragique, sans que je défende les mêmes options sur le sujet. Le tragique, c’est celui qui tache de congédier, de conjurer les arrières mondes. C’est celui qui voit la mort, qui voit la douleur, l’entropie, la négativité, la souffrance.

    Le philosophe tragique, c’est celui qui dit : «Tout cela est vrai, mais tout cela est faux.».

    Le réel est tragique parce qu’il y a de l’inscription dans le temps, parce que nous sommes dans le temps, et que cela suppose, ce qu’en thermodynamique, on appelle de l’entropie, c'est-à-dire de l’usure, à force de fonctionner.
    Un fonctionnement induit une usure, puis une disparition. C’est l’entropie.
    Cela nous concerne aussi. Nous sommes marqués par l’entropie. Nous vivons, et vivre, c’est un peu mourir chaque jour, tout le temps. Et nous allons vers cette mort-là. Le tragique, c’est celui qui voit cela. Il dit :«Le réel est marqué par l’entropie. Il est marqué par la négativité. Il est marqué par la souffrance. »
    Mais il ajoute : «Il n’y a pas que cela. Le monde ne se réduit pas à cela. Il y a d’autres choses aussi, dans le réel.»
    Il s’agit de composer avec cela. Le tragique tache de voir le réel en face, et accepte de voir que la mort est là. On ne va quand même pas s’exciter là dessus et passer sa vie sur la mort.

    Je pense que Montaigne est un philosophe tragique, il propose une sagesse tragique. Le tragique dit : « Puisque nous allons mourir, il faut l’accepter, ne pas pratiquer le déni, ne pas dire que la mort, n’est pas la mort, ou que la mort est autre chose que la mort. La mort existe. C’est la fin, la disparition, l’abolition de tout ce qui est vivant. Alors, à partir de ce soubassement, il s’agit de fabriquer une philosophie qui nous permettra de vivre en attendant.»

    Cette philosophie qui permet de vivre « en attendant» est soit le démonisme ou soit l’hédonisme . Le démonisme permet d’identifier le souverain bien au bonheur alors que l’hédonisme identifie le souverain bien au plaisir.
    Plaisir et bonheur ne sont pas exactement la même chose. Cela entretient une parenté. L’hédonisme est un eudémonisme plus violent. L’eudémonisme serait un hédonisme plus doux. Seule une philosophie tragique rend possible l’émergence de l’hédonisme ou de l’eudémonisme.

    Ces sagesses sont d’actualité. Bouddha procède comme cela. Quand on l’a confiné dans son espace et qu’il en sort un jour, il découvre de la douleur, de la souffrance, de la misère, de la vieillesse. Il se demande : «C’est cela la vie ? Ce n’est pas possible ! »
    Pour vivre avec sagesse dans cette négativité, il va fabriquer la philosophie bouddhique que nous connaissons, c'est-à-dire la libération des désirs, des pulsions, des passions, l’espèce de purification de soi pour se défaire de ce qui est soumis à l’entropie pour pouvoir viser une espèce de réunion du principe lumineux en nous avec la planète entière, qui permet le nirvana, la jouissance de la déprise de soi-même.

    Cette philosophie tragique me semble être le contraire de l’optimisme des Chrétiens ou des religions quelles qu’elles soient. Les religieux sont des optimistes. Ils considèrent qu’il y aurait une écriture de l’Histoire. Ce qu’on appelle la téléologie.
    Cela me semble une philosophie à courte vue, tout comme me semblent à courtes vues, les pensées de Cioran, de Schopenhauer ou de quelques autres qui sont dans la négativité pure, et qui considèrent, à la mode gnostique, car Cioran est un gnostique, qu’il y aurait, dans ce réel, rien à attendre, parce que le monde serait la création d’un mauvais démiurge. Il n’y a donc rien à faire dans un univers dominé par le mal.

    Ni optimiste, ni pessimiste, ni des gnoses de l’entropies, ni des eschatologies, des philosophies de la fin pour nous conduire vers des paradis supposé, mais une philosophie tragique.

    Nietzsche est un tragique. Les stoïciens sont des tragiques. Montaigne est un tragique. Spinoza aussi. Autant d’individus qui nous disent : «Adhérer à la nécessité.»

  
Merci Michel... 

Mise à jour au 24/05/2021 :
Michel Onfray a bien changé depuis cette époque. Celui qui se prétendait un hédoniste et un disciple de Nietzsche a fini par devenir un ronchon poujadiste accablé de ressentiment. C'est bien dommage. 

1 commentaire:

CDussault a dit…

Michel Onfray concentre de riches réflexions en peu de lignes. Son propos est juste et entraîne d'autres réflexions.

Sur le plan de la représentation je sais plus qui a dit que la tragédie est une performance. Les représentations antiques réunissaient l'acteur assez statique (cothurnes, porte-voix) et le choeur presque chorégraphié.

Les maîtres du classicisme tragique français ont réussi de vraies performances sur le plan textuel, avec une écriture chargée de contraintes. Sur le plan visuel, comme il existait un art déclamatoire, il existait dans les représentations un code gestuel probablement réinterprété en fonction du génie individuel de chaque comédien.

Enfin, concernant l'évolution du genre tragique dans le théâtre contemporain, la forme versifiée rigoureuse a été abandonnée depuis Cocteau (Renaud et Armide) au profit de la langue courante. En outre on a justement pointé, depuis quelques décennies, un déplacement de la performance textuelle vers la performance plastique.

Ce que dit Michel Onfray de la "philosophie tragique" et de la catharsis est pertinent et pourrait s'illustrer de plusieurs manières. Mais au cours d'un vagabondage internautique sur "théâtre tragique" j'ai trouvé la démonstration suivante particulièrement originale. Elle s'accompagne d'une réflexion théorique parallèle sur l'art théâtral et sur le langage doublement intéressante peut-être serez-vous touché vous aussi, c'est dans le site theatreartproject.com

http://www.youtube.com/watch?v=jBESW-mOwrg


Merci pour ce post.

CDussault